Métal Hurlant en 2022: la SF au Journal de 20 heures ou jamais loin de sa niche?
La revue Métal Hurlant a fait son grand retour fin 2021. Ce n’est pas la première fois, ni sans doute la dernière. Une revue de bandes dessinées de science-fiction peut-elle cela dit s’épanouir sans contre-culture plus globale et multiforme pour la porter? Niches culturelles et futurs sombres, c’est le Crash Test S07E24.
La semaine dernière, j’ai ramené à la casa de la formidable Bibliothèque des Chiroux de Liège le premier numéro, sorti à l’automne 2021, de la nouvelle formule de la revue Métal Hurlant. J’en ai entamé la lecture et ça m’est vite tombé des mains. Je trouve l’édito très prétentieux, les articles plutôt mauvais et les bandes dessinées tout simplement moches. Il y a surtout une phrase avec laquelle je suis fondamentalement en désaccord: « aujourd’hui, elle (la science-fiction) est au sommaire du journal de 20 heures et sur CNN en flux continu. » Ben non, les cocos! Elon Musk, les confinements, la pandémie, la nouvelle guerre froide, tiède ou chaude avec les Russes, les drones tueurs, le changement climatique, les personnalités de la télé-poubelle à qui on donne les codes nucléaires, les fake news, l’infantilisation geek hollywoodienne, les paniques morales néo-puritaines et les addictions aux espaces virtuels, c’était la science-fiction d’il y a 30, 40, 50, 60 ans et même plus qui nous prévoyait ça. Le monde d’aujourd’hui, je l’ai déjà croisé chez George Orwell, Philip K. Dick, JG Ballard, Norman Spinrad, Kurt Vonnegut, William Gibson, Bruce Sterling et beaucoup d’autres. Il ressemble un peu à celui de Demolition Man qui virerait soudainement en Starship Troopers, aussi. Pas exactement, ni au mot près, bien sûr. Mais vous voyez l’idée: quand on lit de vieux romans ou que l’on revoit de vieux films SF, on est souvent soufflés par l’un ou l’autre détail qui existe désormais vraiment. Quelque chose, souvent trivial, parfois horrible, qui s’est plus ou moins passé ou fabriqué pareil. Ce n’est donc plus de la science-fiction. Se promener avec un ordinateur dans sa poche en était jusqu’en 1994. En 2022, c’est banal. Que des drones programmés pour tuer puissent prendre des décisions autonomes de vie et de mort, en distinguant notamment le civil du belligérant, était, jusqu’il y a peu, de la science-fiction. Ça ne l’est plus non plus.
La science-fiction des années 2020, ça serait donc plutôt la militarisation habitée de l’orbite terrestre, Neuralink, la Lune comme destination de vacances VIP, la nourriture artificielle, l’installation de capteurs de CO2 géants dans les villes, l’expérimentation animale dans l’espace, l’exploration du cosmos, la découverte de vie intelligente non terrestre… Or ça, sur les chaînes d’info, on ne le voit toujours pas ou que très peu. Les responsables médiatiques haussent même pour la plupart les épaules quand on leur évoque les capteurs géants de CO2. Tout comme on a ri au nez de Donald Trump quand il a annoncé la création de la United States Space Force, en 2018-19. Je pense même que si quelqu’un était interviewé dans une émission d’actualité pour raconter comment on va essayer, dans un laboratoire de station orbitale, de mettre une sorte d’Internet amélioré dans le cerveau de macaques, il serait repris de façon assez condescendante par les journalistes de plateaux, qui le tiendraient pour cinglé. Cette personne ferait aussi très certainement ensuite l’objet de chroniques voulues humoristiques par les snipers de la platitude, les mêmes pour qui les Bogdanoff étaient davantage des mentons que des passeurs d’imaginaires. Sur Twitter, les antispécistes plaindraient quant à eux « ces pauvres singes qui n’ont rien demandé » et pleuvraient également les remarques du genre « Tout ce pognon pour ça? Et nos SDF? »
La science-fiction, la vraie, la bonne, n’est en fait pas si ultra-disponible, ni suivie, ni même remarquée que ça, de nos jours.
Attention, je ne suis pas du tout connaisseur de la science-fiction d’aujourd’hui et je parle ici plus en simple consommateur occasionnel de produits culturels qu’en journaliste ayant creusé son sujet. Reste que mon impression générale est que la science-fiction, la vraie, la bonne, n’est en fait pas si ultra-disponible, ni suivie, ni même remarquée que ça, de nos jours. Du Star Wars, du Marvel, des Planètes des Singes, des invasions extraterrestres et autres apocalypses zombie, ça oui. Partout, tout le temps, comme le Coca-Cola et les fast-foods. Mais de la SF imaginant quelque chose qui pourrait faire l’objet d’un flash d’actu sur CNN en 2060? En 2080? En 2108? Ad Astra de James Gray me donne cette impression. Possessor de Brandon Cronenberg aussi, même si sa prémisse est plus irréaliste. La mini-série Years and Years. Black Mirror. Au niveau de l’avenir lointain dans un cosmos lui aussi lointain mais avec malgré tout des préoccupations actuelles, il y a Dune sinon, allez. C’est peu et ça donne tout de même l’impression qu’à part des demi-dieux qui se tapent continuellement sur la gueule et un canevas général qui joue à 80% sur la peur de perdre son petit confort pour aller droit vers l’anéantissement, l’imaginaire contemporain est tout de même quelque peu non pas forcément en berne, ni bloqué, mais disons plutôt négligé par le grand public dès que tentant de sortir des clous. Un exemple parlant: tous best-sellers soient Le Problème à trois corps de Liu Cixin et ses suites, qui sont assurément de la science-fiction audacieuse, ces bouquins restent beaucoup moins connus, lus et commentés que la série sur Boba Fett ou le Batman à venir.
« Changeons la SF et reprenons en main notre futur« , écrivait-on aussi en intro de ce nouveau Métal Hurlant de 2021. Avant de proposer des bédés pas très convaincantes, pas toujours libérées d’influences très évidentes mais quoi qu’il en soit plus proches de ce qui pourrait faire l’actualité dans le futur que des tribulations de la famille Skywalker et de Doctor Strange. Avec pour unique résultat commercial un gros flop. Mérité? « Déjà, à la lecture du premier numéro de cette relance du mag assez attendue par les fans, les moues dubitatives se sont multipliées, douchant quelque peu l’enthousiasme général« , écrivait en tous cas Jean-Pierre Dionnet, rédacteur en chef historique de Métal Hurlant, le 13 février dernier sur Facebook. Depuis, avec cette fois le même Dionnet pour « ange tutélaire » ainsi qu’enfin le soutien de Philippe Druillet, autre figure historique du magazine, un deuxième numéro de Métal Hurlant est sorti, sous forme de best of des années 1975-1984, cette fois. Un troisième y est déjà annoncé pour l’été mais sans que l’on sache avec qui à la barre, vu que l’équipe du premier semble avoir été remerciée. Quoi qu’il en soit, le contenu de ce numéro 2 est donc entièrement constitué de bandes dessinées déjà publiées entre 1975 et 1984. Des récits souvent légendaires, comme The Long Tomorrow de Moebius et Dan O’Bannon, influence évidente sur le film Blade Runner, ou L’Expérience religieuse de Philip K. Dick vue par Robert Crumb, matrice probable de pas mal de scénarios de films paranoïaques modernes.
Je retourne suivre le fil d’info sur l’Ukraine. En ce moment, la pire science-fiction qui soit.
Perso, je préfère drôlement ça à ce qui a été publié en 2021. Je pourrais même sortir une bonne grosse litanie de boomer à la « c’était quand même drôlement mieux quand ça sentait surtout la drogue et le rock! » Mais au fond, en s’abstenant de critiquer la forme, c’est peut-être justement ça qui différencie le plus le Métal Hurlant vintage de sa version bien proprette de l’année dernière. Celui des années 1975-84 était clairement l’enfant d’une contre-culture puissante qui s’incarnait dans la bédé, dans le rock, dans le cinéma, dans la mode… Un mouvement global et profond. Les années psyché-punk. Un état d’esprit, une expérience sociale collective. Or avons-nous aujourd’hui quelque chose de comparable? Quelle musique, quelle drogue, quelles influences littéraires pour aller avec le Métal Hurlant des années 2020? Quels tabous à dépasser, comme jadis la nudité en bande dessinée? Quelles stars vénéneuses à vénérer et dont s’inspirer? Bref, la SF en bédé peut-elle suffire à elle-même, en ne faisant donc pas partie d’une proposition culturelle plus multiforme? Peut-on surtout réussir une revue de SF si on cherche davantage à satisfaire une clientèle largement nostalgique de l’âge d’or du titre qu’à en bouleverser les certitudes, les attentes et les goûts? N’y connaissant donc pas vraiment grand-chose, je vous laisse y répondre selon vos propres penchants. Moi, je retourne suivre le fil d’info sur l’Ukraine. En ce moment, la pire science-fiction qui soit.
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