Avignon 2014: Murgia et sa « peur de n’être »

Notre peur de n'être © Jean-Louis Fernandez
Nurten Aka
Nurten Aka Journaliste scènes

Sur fond d’interventions des intermittents du spectacle (et des artistes belges), Avignon avance tant bien que mal, avec notamment le retour dans le IN d’un artiste « belge-francophone », après 10 ans d’absence. Fabrice Murgia dont la nouvelle création –Notre peur de n’être- est un succès, applaudi à gogo lors de la première.

Notre peur de n’être est inspirée, entre autres, par Petite Poucette de Michel Serres et par le phénomène japonais des « Hikikomori », des ados qui refusent tout contact avec la société, se coupant volontairement du monde. Ici, la salle est blindée de monde. Mon voisin est un gamin avignonnais de 12 ans. Le petit a beau être féru de magie, il flippe en voyant le décor « dark » de la pièce (« Ça va faire peur? Je crois que je vais pas comprendre »). Pendant le spectacle, il nous glissera, entre deux rires, un « c’est bien fait! » heureux. C’est que le talentueux Fabrice séduit tous les publics. Un cadre lumineux encadre une scène en damier. Le quatrième mur est un rideau de tulle sur lequel sont projetés des gros plans des personnages. La caméra les filme au visage, zoome sur les espaces (mentaux), rythme les scènes comme des instantanés. L’histoire avance, en son, en musique, en image, avec des récitants qui accompagnent et racontent les personnages comme une « voix off ». Un théâtre onirique, d’atmosphère, entre art plastique et cinéma d’auteur. C’est la poésie singulière de Fabrice Murgia interrogeant notre époque en mutation par la révolution numérique.

« Fuguer à l’intérieur »

En deux chapitres (1. L’obligation de soi, 2. Le besoin de l’autre), Notre peur de n’être dessine les solitudes contemporaines où réel et virtuel forment un tout. On suit trois parcours de vie. Un quadra endeuillé, « 22 heures pour effacer 22 ans », coincé dans un entre deux: vivre avec un fantôme d’un temps disparu ou rentrer dans une nouvelle ère. Il vogue ainsi dans le manque et la douleur, dans la peur de la solitude, écoutant Nick Cave. En parallèle, il y a la jeune Sarah qui cherche du travail, vissée à son dictaphone pour y incruster sa vie, dans l’angoisse de la solitude. Enfin, un ado qui vit depuis 10 ans volontairement reclus (chez sa mère impuissante) muni de son ordi, puis d’une caméra. Curieusement, il paraît le plus libre dans son « out of system », un acte posé, authentique, là où les autres subissent le poids d’une réalité qui les dépasse. Cet ado semble nous « ré-ouvrir » un regard rétrospectif sur l’aujourd’hui.

Notre peur de n'être
Notre peur de n’être© Jean-Louis Fernandez

Certes, Murgia dessine des espaces mentaux comme des traversées sensorielles. Ici, des « portraits de solitude… et l’espoir d’une contre-culture ». Toutefois dans Notre peur de n’être, « l’espoir d’une contre-culture » est quasi impalpable, coincé dans les plis de son poème (écriture, scéno, vidéo, musique, dramaturgie) parfois surchargé. L’oeuvre ne nous « déboussole » que le temps du spectacle dont on retiendra la sublime scène qui scotche la salle. Gina la mamma (avec un accent de nonna italienne), servile devant son fils dans la première partie, ouvre la deuxième par une volée de pâtes jetées à la tête du fils « stronzo ». Avant qu’on ne la retrouve en gros plan, filmée par son fils. Scène puissante à la caméra qui filme la douleur de la mère aussi forte que la scène culte de Romy Schneider dans L’important c’est d’aimer de Zulawski, ici dans un style « Anna Magnani ». Cette scène de faillite (de l’éducation) sera impossible à oublier. Excepté la scène sublime, nous, on aurait préféré un Murgia plus minimaliste et radical comme dans Life/Reset: Chronique d’une ville épuisée. Sur scène, sa note d’intention –« travailler sur la notion d’espoir que peuvent susciter les « nouvelles » technologie chez les générations actuelles et futures »- est un peu chiche.

Mais il ne fait aucun doute. Notre peur de n’être reste une très bonne pièce sensorielle sur la solitude qui fait oeuvre et art total plutôt que spectacle. elle est portée par une fine équipe d’acteurs (Magali Pinglaut, Nicolas Buysse, Ariane Rousseau, Anthony Foladore, Clara Bonnet, Cécile Maidon) et de créateurs « techniciens »: Vincent Lemaire à la scénographie, Marc Lhommel aux lumières, Jean-François Ravagnan et Giacinto Caponio à la création vidéo et Maxime Gaude à la musique. De la belle ouvrage collective et des applaudissements à gogo mérités pour ce talent fort et fragile à la fois.

  • Notre peur de n’être sera en tournée belge à partir du 7 octobre: Théâtre National, Maison de la Culture de Tournai, Manège.mons, Théâtre de Liège, Ancre/PBA de Charleroi, Théâtre de Namur, Toneelhuis d’Anvers. Infos: www.artara.be

Adresse aux citoyens

Cette année, de près ou de loin, tous les spectacles du Festival d’Avignon sont reliés à la crise que traversent des intermittents du spectacle. Un carré rouge est leur symbole que portent les artistes, les techniciens, des spectateurs. Des messages sont diffusés avant chaque spectacle, deux jours de grève des spectacles ont eu lieu, des marches, des rencontres, des coups de gueule aux ministres de la culture passant par là, etc. Les artistes étrangers marquent leur solidarité. Très émouvant, Fabrice Murgia a pris la parole à la fin de son spectacle, invitant toutes les compagnies et artistes et techniciens belges à venir le rejoindre sur le plateau. Sa lettre (à lire ici dans son intégralité) se veut dans le droit fil de son spectacle sur la peur de n’être. Morceaux choisis « …Quand je lis la presse et les articles sur la situation des artistes, qu’à la fin de l’article, je parcours les commentaires des tribunes populaires sur les forums internet… C’est comme quand on se bat à défendre la beauté, à dresser le portrait de l’Homme, mais que le modèle est horrible, stupide, égoïste, méprisant, il vous regarde de travers, comme s’il allait descendre de son socle, arracher votre chevalet, vous le taper sur la gueule, et prendre en plus votre portefeuille qui était presque vide… Oui ça fait peur…Une peur que tout à coup, tout le monde se mette à penser la même chose des artistes… Faut-il leur demander de ressortir les chiffres de la culture, et prouver une fois de plus qu’elle est rentable?! Triste et désolant argument… Dites-leur que nous aussi, nous avons peur de la « crise », mais pitié, dites-leur de nous aider à freiner la crise des valeurs, crise de la solidarité… »

Derrière toute création, des mois de maturation, de recherches, de travail rarement payés sont nécessaires. Notre peur de n’être a réuni 18 personnes sous contrat et six semaines de travail. Bien évidemment, l’oeuvre est née bien en amont de ce travail rémunéré. Mais Murgia est conscient qu’il est un « privilégié » (si on peut l’être dans la culture), ce qui ne l’empêche pas de se battre pour la profession dans son ensemble. La plupart travaillent dans des conditions de travail fragiles, aléatoires, en CDD, par projet, par création. Et la création a besoin de temps. Précariser les artistes et leurs techniciens est une pente dangereuse et sans vision. Il est peut-être temps que l’artiste, l’art et la culture retrouvent leur place dans la Cité, avec respect. L’art c’est comme l’oxygène, ça nourrit le cerveau. À force d’en consommer, on l’oublie…

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