Critique | Musique

Nos albums de la semaine (#5): Elbow, Group Doueh & Cheveu, Fishbach…

Elbow © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le septième album d’Elbow pratique de nouvelles combinaisons rythmiques sans pour autant brouiller les voix, choeurs et cordes aux vertus fraternelles. À lire également, nos critiques des albums de Sampha, Jean Hoyoux, Uniorm, Duke Garwood, Fishbach, Group Doueh & Cheveu, Mal Waldron, Orchestra Nazionale della Luna, Joona Toivanen et David Murray.

Elbow – « Little Fictions »

POP. DISTRIBUÉ PAR UNIVERSAL. ****(*)

Et si Elbow était juste une famille? Anglaise du nord et agrémentée de tout ce qui accompagne une certaine humilité sociale, façon Ken Loach: la chaleur de condition modeste qui brûle de propager la lutte au-delà du cercle des connaissances fauchées. La personnalité du chanteur Guy Garvey y est pour beaucoup, son physique de grizzly pileux -1m88 quand même- induisant d’emblée une massive dose d’empathie. Celle des larges espèces à vocation sentimentale, à coeur ouvert bien avant l’éventuel pontage pour cause d’abus de Guinness et d’émotions vives. Garvey ne serait peut-être pas sorti de la classe moyenne -père correcteur, mère psy- sans son évident talent vocal: un truc feutré qui donne l’impression de vous prendre intégralement dans les bras sur la promesse de ne jamais vous laisser tomber. Sur Little Fictions, camarade Garvey n’abandonne rien de ses onctions vocales alors qu’Elbow actionne d’autres armées ouatées: choeurs et cordes, pour faire simple.

L’enregistrement des petites fictions débute il y a un an environ, dans un coin branquignol d’Ecosse où, après des premiers temps « consacrés à picoler sans produire grand-chose », la page blanche fait la gueule. Le batteur Richard Jupp a jeté l’éponge juste auparavant, accident qui change fortuitement la chimie du groupe et pousse les trois musiciens et le producteur Craig Potter à poser différemment la question rythmique, hors du drum classique comme obligatoire soubassement binaire. Place aux grigris et au groove funky -pléonasme- flirtant avec l’engeance africaine ou alors carrément parti dans l’éphémère mode Go-Go des années 80 (Gentle Storm). Parallèlement à cet enrichissement sismique, Elbow renforce tout ce qui fonde sa mécanique depuis les débuts: le mix de convivialité sentimentale et de célébration communautaire. Pas juste une formule de politesse puisque le Hallé Ancoats Community Choir, convié à étaler ses voix sur le splendide K2, est juste une chorale de quartier. Située dans le nord de Manchester et le berceau de la révolution industrielle, elle recrute toute personne au-delà de 18 ans, sans audition d’entrée. Pour le simple plaisir de chanter: une éthique qu’Elbow transpose dans sa propre confection pro, poussant l’intensité des loops comme celle des mélodies et des subtilités percussives dans un fabuleux rêve anglais aux racines sociales. Qui donne la majeure plage titulaire où les desseins les plus épiques voisinent le noyau karmique intime, ou le Kindling final, chanson de soul music ralentie, aussi intense que le meilleur gospel matriciel. Merci au révérend Garvey et ses ouailles: on va peut-être bien retourner à la messe, tiens. (Ph.C.)

Sampha – « Process »

SOUL. DISTRIBUÉ PAR YOUNG TURKS/XL RECORDINGS. ****

EN CONCERT LE 12/03, À L’ANCIENNE BELGIQUE, BRUXELLES.

Avec un carnet d’adresses comme le sien, en ayant fréquenté ces dernières années à peu près tout le gotha de la pop mondiale, Sampha aurait pu facilement monter une superproduction, bourrée d’invités prestigieux. C’est mal connaître la modestie du bonhomme. Pour son premier album, le Londonien a fonctionné quasi en solo (Kanye West est co-crédité pour le morceau Timmy’s Prayer). Disque de soul électronique sensible, Process réussit à la fois à dégager une vraie sincérité et à préserver une certaine distance. Une retenue qui rend la voix de l’intéressé encore plus touchante. De la ballade tire-larmes de (No One Knows Me) Like the Piano à la fuite éperdue, à bout de souffle, de Blood On Me, en passant par la rêverie de What Shouldn’t I Be?, c’est la principale vedette d’un disque tout en clair-obscur, régulièrement épatant. À défaut d’être complètement étonnant. Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un premier album, Sampha ne peut en effet plus compter sur l’effet de surprise: son visage et son grain de voix sont connus, et la musique proposée sur Process ne décontenancera pas ceux qui l’ont découvert, par exemple, via son association avec SBTRKT. À cet égard, Sampha n’a pas dépassé les attentes. Elles étaient cependant tellement hautes, qu’en les comblant simplement, il sort aujourd’hui ce qui apparaît bien comme l’un des premiers disques marquants de 2017. (L.H.)

Jean Hoyoux – « Planètes »

RÉÉDITION. DISTRIBUÉ PAR CORTIZONA. ****

LIVE PAR LE GROUPE METEOR MUSIK, LE 18/02, AU PLANÉTARIUM, BRUXELLES.

Attention disque-culte. Publié en 1981, Planètes est une odyssée ambient, une grande orgie musicale synthétique, pas très loin d’un krautrock made in Belgium. Le trip cosmique est signé Jean Hoyoux, personnage haut en couleur, décédé en 1986, qui cumulait sur sa carte de visite les titres de psychologue, astrologue, musicien, ainsi que celui de fondateur de l’Institut National d’Anthropocosmologie… À l’origine, Planètes fut d’ailleurs présenté par son auteur comme une oeuvre thérapeutique destinée à ses patients (sorti sous son label CRETS -pour Centre de Recherches et d’Études en Thérapies Sonores). Après un bootleg américain, cet ovni captivant qu’est Planètes se voit aujourd’hui réédité par le nouveau petit label Cortizona. Space is the place! (L.H.)

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Uniform – « Wake in Fright »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR SACRED BONES/KONKURRENT. ***(*)

Âmes et oreilles sensibles, s’abstenir. Sauvage et aboyeur duo new-yorkais composé de Ben Greenberg (The Men, Hubble) et de Michael Berdan (York Factory Complaint, Drunkdriver…), Uniform sort avec Wake in Fright un disque physique, noisy, industriel, agressif et apocalyptique. Son titre a été emprunté à un film-culte dirigé par le réalisateur du premier Rambo, présenté à Cannes en 1971 et resté pendant 40 ans invisible (l’histoire d’un instituteur qui échoue dans une ville minière australienne entre baston, biture et massacre de kangourous). Quant au clip, épileptique comme l’album, de son premier single, The Killing of America, c’est un incroyable plaidoyer contre le port d’armes aux États-Unis. Protégez vos tympans et endossez l’Uniform… (J.B.)

Duke Garwood – « Garden of Ashes »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR HEAVENLY RECORDINGS/PIAS. ***(*)

« Je fais de la jolie musique parce que nous n’avons pas besoin de musique en colère pour l’instant. Tout le monde peut allumer la télé et voir le spectacle d’horreur. Personne n’a besoin de l’entendre sortir de sa stéréo », commente Duke Garwood dans le communiqué de presse qui accompagne la sortie de Garden of Ashes. Souvent croisé aux côtés de Mark Lanegan et d’Archie Bronson Outfit, le Londonien nous a donc préparé un « bain chaud de miel pour l’âme ». Onze blues apaisés, spacieux et arides, qui flottent comme pour cacher la laideur du quotidien. C’est moins anglais qu’américain. Et même très Laneganien. Mais c’est aussi joliment écrit et parfaitement produit. Sans doute le meilleur disque de Garwood en date. (J.B.)

Fishbach – « À ta merci »

CHANSON. DISTRIBUÉ PAR SONY. ***(*)

Née dans les Ardennes françaises (Charleville-Mézières), la jeune Fishbach, 25 ans, vient de sortir ces jours-ci un premier album très attendu. Précédé d’un EP, d’une série de concerts remarqués, et d’un large parrainage médiatique (bénédiction de Télérama, couverture des Inrocks,…), À ta merci arrive en effet, accompagné d’une hype conséquente. Et avec elle, cette impression d’avoir affaire à un objet musical déjà largement prémâché… Qu’il réussisse malgré tout à capter l’attention est donc déjà une petite victoire en soi.

On y trouvera pourtant bien tout ce qui avait été annoncé ici et là. Soit de la part de Flora Fischbach -qui laisse tomber le « c » de son nom de famille pour la scène (tout comme un certain… Baschung)-, une chanson revêche, culottée, lorgnant lourdement vers les années 80. Pour le meilleur (la cold wave ) et pour le pire (une « Desireless no future », pour citer JD Beauvallet). Le malaise n’est jamais très loin (Éternité). Il est même permis de trouver certains plans très douteux (la dance cheap de On me dit tu; Un beau langage qui semble citer le… Michèle de Gérard Lenorman). Pourtant, passé ses artifices, À ta merci fait moins le malin qu’il n’y paraît. Il parvient même à dégager un charme certain -parfois un peu pervers certes, mais qui n’empêche pas une certaine sincérité dans le propos. Plutôt une bonne (non-)surprise, donc. (L.H.)

Group Doueh & Cheveu – « Dakhla Sahara Session »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR BORN BAD. ****(*)

Les Français de Cheveu et les Sahraouis de Group Doueh celebrant le marriage explosive de la musique traditionnelle des sables et du rock à clavier bordelais.

C’est l’ovni de ce début d’année. Le genre de disque, rare, qui bouscule les repères et redéfinit les frontières. Une rencontre improbable qui met les oreilles à l’envers et qui, dans l’inquiétant contexte géopolitique actuel, incarne le type de miracles sur lesquels peut déboucher dans toute sa singularité le dialogue des cultures. Comme son nom l’indique, Dakhla Sahara Session, cette addictive bizarrerie, a été enregistrée en deux semaines à Dakhla en janvier 2016. Dakhla, c’est le grand sud marocain, à deux pas de la Mauritanie. Une presqu’île sur la côte atlantique du Sahara occidental qui vit de ses eaux poissonneuses et est devenu un eldorado de la glisse. Doueh, alias Baamir Selmou, y est né quand ce n’était encore qu’un village. Un village aujourd’hui de quelque 100 000 habitants. Guitariste fan de Jimi Hendrix, de James Brown et de psychédélisme, il y a créé Group Doueh en 1984 avec sa femme et un ami. Refusant longtemps d’immortaliser sa musique sur bandes avant de céder devant l’insistance du label américain Sublime Frequencies.

Entre 2007 et 2011, le festival culturel Mer et Désert sert à encourager les visites de touristes et les investissements dans la région. Doueh avait ainsi profité de l’occasion pour faire équipe avec Oum, une chanteuse moderne de Marrakech, et collaborer avec Tony Allen au sein d’un projet notamment présenté à Marseille. « C’est un génie du désert », disait d’ailleurs à son sujet le mythique batteur nigérian dans la foulée de cette création cofabriquée. Cette fois, sur une idée de Jacques Denis (un journaliste français) et par l’intermédiaire de José Kamal (le grand manitou du festival marocain), c’est donc aux Parisiens bordelais de Cheveu que Group Doueh a accepté de s’ouvrir. Et avec le trio de Born Bad que la tribu s’est décidée à mêler sa musique traditionnelle sahraouie électrifiée et familiale à un rock à la fois punk, synthétique, sombre et radical. Entre un groupe arabe qui a beaucoup joué dans les mariages et réadapte des thèmes déjà existants, et trois rockeurs plus habitués aux caves humides et moites qu’aux salles de bal et qui composent leurs propres morceaux, entre des textes sacrés en hassani ancien, éthérés et poétiques, et les paroles décalées des Français, le pari n’était pas gagné d’avance.

Déroutant, étrange, forcément exotique mais toujours accessible, tendu et jamais kitsch, ce Dakhla Sahara Session se présente déjà comme l’un de nos albums de l’année. Entre son troisième disque (Bum) et un opéra (La Grande Montée) à la croisée du théâtre musical et du concert qui racontera le destin tragique du divin grimpeur chauve à deux roues Marco Pantani (un projet mené avec la compositrice israélienne Maya Dunietz et le metteur en scène Julien Fisera), Cheveu fonce Tout droit sur sa Moto deux places et part jammer dans les sables mouvants de Bord de mer. L’incroyable union de deux projets qui n’étaient pas destinés à se rencontrer ni enclins à faire dans la concession. Énorme. (J.B.)

Mal Waldron – « The Complete Remastered Recordings on Black Saint & Soul Note vol. 2 »

JAZZ. BXS 1043 11 CD CAMJAZZ (PIAS). ****(*)

Pianiste de Charles Mingus, Mal Waldron fonde en 1961 un éphémère mais mirifique quintette avec Eric Dolphy et Booker Little. Relocalisé en Europe, il enregistre en 1969 Free At Last, premier album jamais publié par ECM. Si sa collaboration avec Black Saint & Soul Note ne débute qu’en 1985, elle sera riche de quinze albums. Au premier coffret consacré aux quintettes succède un second contenant le reste de sa production sur les deux labels, soit onze albums inégaux mais riches de quelques incontournables. Les sommets se nomment Sempre Amore (10) consacré à Ellington, Communiqué (10), tous deux cosignés par le saxophoniste Steve Lacy, Update (9) un solo free, le trio Our Colline’s a Treasure (8) auquel on ajoutera Six Monks Compositions (9), hommage d’Anthony Braxton au pianiste dont Mal était le plus proche par le style. Quatre disques le voient en compagnie des chanteuses Kim Parker, Sometimes I’m Blue (7), Judi Silvano, Riding a Zephyr en duo (7), Tiziana Ghiglioni, en trio puis quartette avec Up And Down (7) et I’ll Be Around (7). Des deux albums avec le bassiste David Friesen, Dedication (7) et Remembering Mal (7), c’est le second, hommage publié après la mort du pianiste, qui s’impose comme le meilleur malgré un son désastreux. (Ph.E.)

M. Hermia/K. Ikonen/S. Boisseau/T. Verbruggen – « Orchestra Nazionale della Luna »

JAZZ. JAZZAVATAR AVA001 (STILLETTO.BE). ****

Créé par le pianiste finlandais Kari Ikonen et le saxophoniste/flûtiste belge (francophone) Manuel Hermia, rejoints par le contrebassiste français Sébastien Boisseau et le batteur belge (néerlandophone) Teun Verbruggen, l’Orchestra Nazionale della Luna développe une musique d’une énergie non dénuée d’humour (le moog et ses sonorités extraterrestes), faite de glissements sinon de ruptures (héritage d’un free qui surgit, via Hermia, dans l’avant-dernier titre) alternant moments de bravoure et instants plus introspectifs tout sauf mièvres. Bref, un groupe à suivre pour un album que nous ne saurions trop recommander. (Ph.E.)

Joona Toivanen – « Lone Room »

JAZZ. CAMJ 7904-2 (PIAS). ****

Les notes de pochette (laudatives, certes, mais signées Brian Morton, coauteur du Penguin Guide to Jazz) de Lone Room citent au sujet du pianiste finlandais Joona Toivanen les noms de Chick Corea, Paul Bley et Chris Abrahams. Si celui de l’ancien claviériste de Miles ne nous a pas effleuré l’esprit, ceux de Bley et du pianiste de The Necks nous semblent par contre totalement appropriés pour décrire la personnalité musicale de Toivanen: il y a en effet ici beaucoup de l’économie et de la précision du jeu d’Abrahams mais aussi de la liberté exigeante mais élégante qui préside aux aventures solitaires du Canadien. À 35 ans, Joona Toivanen semble, désormais, frapper à la porte des plus grands. (Ph.E.)

David Murray – « The Complete Remastered Recordings on Black Saint & Soul Note vol. 3 »

JAZZ. BXS 1042 6CD CAMJAZZ.COM (PIAS). ***(*)

Le nouveau coffret consacré à David Murray est composé de trois inclassables, d’un laissé-pour-compte et d’une perle. Les trois émargeant à la première catégorie se nomment Interboogieology en quartette (mais dominé par un duo entre Murray et le contrebassiste Johnny Dyani), Live At Sweet Basil 1 & 2 en Big Band (où figure Steve Coleman), même si Murray semble un peu fâché avec son ténor, et Children (partiellement) jazz-rock avec James « Blood » Ulmer. Dans la seconde, on mettra The Healers, duo décevant avec Randy Weston. La perle, quant à elle, se nomme Southern Bells, du collectif The Clarinet Summit où se confrontent en public tradition (Alvin Baptiste, Jimmy Hamilton) et modernité (John Carter, David Murray).

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