Laurent Raphaël

Séries télé made in Belgium, degré zéro de créativité

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ah, ce poison des sacro-saintes « attentes du public »! Côté face, une berceuse qu’on chante à l’oreille de l’auditeur pour l’endormir en lui donnant l’impression de satisfaire ses moindres désirs; côté pile, un épouvantail qu’on agite devant les scénaristes pour les obliger à édulcorer et simplifier leurs scénarios jusqu’à les vider de la moindre arête, mais bien souvent aussi du moindre goût.

L’édito de Laurent Raphaël

« Parce que tu comprends, les gens n’aiment pas être dérangés dans leurs habitudes, il ne faut pas les brusquer. Ils ont bossé toute la journée, ils sont crevés et n’ont pas envie de se prendre la tête quand ils rentrent chez eux. On doit les di-ver-tir! » Du côté de Reyers, cette incantation se résume en une phrase: « Pense au Hainaut quand tu écris! » Sous-entendu: ils ne sont pas très malins là-bas mais il faut se mettre à leur niveau, la majorité de notre audience habite cette province sinistrée. On n’invente rien, l’anecdote nous a été racontée par un candidat en lice pour décrocher le financement d’une des quatre séries télé que le tandem RTBF-Fédération Wallonie-Bruxelles s’est engagé à produire « afin de développer une offre de fiction belge francophone diversifiée et récurrente ». Une tentative salutaire de s’arracher au degré zéro de l’originalité sur ce terrain, en tout cas sur le papier car entre les intentions et la réalisation, il y a souvent une marge. Surtout quand on sait que les producteurs, anticipant les exigences de standardisation des chaînes, émasculent leurs propres projets, jusqu’à les rendre complètement insipides. A ce propos, il faut voir cette vidéo (tapez « si game of thrones était une série française » dans votre moteur de recherche) qui illustre en mode parodique ce qu’aurait donné une version hexagonale de la série culte. On ne tue pas le héros, trop traumatisant, on écarte le fantastique, trop geek, on évite l’hiver, trop triste, etc.

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On entend déjà d’ici certains grogner: « Comment, et notre avis ne compte pas alors? On ne paie pas une redevance pour se farcir des émissions qui n’intéressent personne. » Du calme. On n’a pas dit que le public n’était pas une donnée essentielle de l’équation. Ce qu’on essaie juste d’expliquer, c’est qu’à force de niveler par le bas en invoquant cet alibi bidon, on tue la créativité. Or, sans diversité culturelle, le formatage des pensées et des idées n’est pas loin. Laisser croire que le public a toujours raison, c’est de la démagogie. Il ne peut pas vouloir ce qu’il ne connaît pas encore. C’est à l’artiste et à ses relais de le conduire sur des terrains inconnus. L’Histoire de l’art est jalonnée de films, de disques, de livres qui n’auraient jamais vu le jour selon les critères hyper consensuels de la « majorité » et qui pourtant ont marqué durablement des générations. Si on laisse un enfant composer ses menus, pas sûr que les légumes y figurent souvent. Et pourtant, il en a besoin pour vivre. La recommandation vaut aussi pour les loisirs: il faut privilégier une nourriture cérébrale riche et variée. Question de santé mentale.

À une forme d’auto-formatage (même quand le diffuseur bénéficie du label « missions de service public » qui l’oblige à élever le débat et le prémunit en théorie de la course à l’audience) s’ajoute désormais le recours à une batterie de techniques directement inspirées de l’industrie agro-alimentaire. Dans un souci de diversification de ses activités, Amazon s’est lancé dans la production de feuilletons. Pour limiter les risques de casse, le géant de la vente en ligne a balancé cinq épisodes pilotes pour autant de séries potentielles. Le projet qui suscitera le plus d’adhésion de ses clients sera mis en chantier. On en est là. Un peu comme si on demandait à Monsieur tout le monde de juger une chanson d’un groupe pour savoir s’il peut faire un album. À ce rythme-là, on expurgera bientôt les bibliothèques des livres qui dérangent. Tiens, c’est justement l’initiative qu’avait prise le FN en 2005 à Orange en France… Étrange, non?

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