Premiers films: coups d’essai, coups de maître
La plateforme Mubi consacre un cycle aux premiers films envisagés comme matrices de l’oeuvre à venir. Et propose un panorama courant de Denis Villeneuve, avec Un 32 août sur terre, à Jia Zhang-ke, et Xiao Wu, artisan pickpocket.
« Un créateur de cinéma doit être un témoin de son temps. Dans 50 ans, quand on verra tous mes films en trois jours, au cours d’un « séminaire » dans un Marly quelconque, il faut que l’on se dise que le premier de ces films et le dernier ont incontestablement quelque chose en commun, soit au niveau du langage, soit au niveau du propos, et qu’à travers des histoires inventées, l’on retrouve toujours le même auteur, toujours le même bonhomme, avec toujours les mêmes couleurs sur sa palette. Je trouve qu’il est tragique qu’un créateur, tout à coup, change radicalement sa façon de raconter les choses, car cela veut dire que l’une des deux formules, la nouvelle ou l’ancienne, n’est pas la bonne. Il est essentiel que le dernier film ressemble au premier, absolument. » L’auteur de ces propos n’est autre que Jean-Pierre Melville (1), un réalisateur dont la cohérence de l’oeuvre n’est plus à souligner. Si la règle souffre diverses exceptions -on se souvient de Stanley Kubrick tentant de détruire toutes les copies de Fear and Desire, premier opus raté à ses yeux, et objectivement faiblard au regard de la suite de son parcours, même s’il annonçait, à certains égards, Les Sentiers de la gloire ou Full Metal Jacket-, elle ne s’en vérifie pas moins bien souvent. Du Virgin Suicides de Sofia Coppola à Pusher de Nicolas Winding Refn, de Lola de Jacques Demy à Blood Simple des frères Coen, de La Vie des morts d’Arnaud Desplechin à Ballroom Dancing de Baz Luhrmann, sans même parler du fondateur Citizen Kane d’Orson Welles, les exemples abondent d’auteurs ayant, dès le banc d’essai, exposé et exploré les motifs devant ensuite irriguer leur oeuvre.
Prisme singulier
Ce tropisme, la plateforme cinéphile Mubi le décline tous azimuts à la faveur d’un cycle intitulé « First Films First », et proposant les débuts de Denis Villeneuve, Jia Zhang-ke, Nuri Bilge Ceylan, et une poignée d’autres encore. Soit un échantillon aussi passionnant que significatif invitant à revisiter les films ayant lancé les carrières d’auteurs majeurs sous un prisme singulier. C’est donc le cas de Un 32 août sur Terre, le film qui, en 1998, révélait le talent du cinéaste québécois Denis Villeneuve, futur réalisateur de Incendies, Sicario et autre Blade Runner 2049, sans même parler d’un Dune qui devrait constituer l’un des événements de l’automne 2021. Un film sous influence assumée de la Nouvelle Vague -le poster de Jean Seberg renvoie limpidement à À bout de souffle-, et emboîtant le pas à Simone (l’épatante Pascale Bussières), jeune mannequin montréalais qui, victime d’un violent accident de voiture un 32 août, va décider de changer de vie, en commençant par demander à son meilleur ami, Philippe (Alexis Martin), de lui faire un enfant. À quoi ce dernier, décontenancé, mettra une condition: qu’ils se rendent à cet effet dans un désert, le duo embarquant à destination de Salt Lake City, et les étendues de sel immaculées des environs, cadre d’un voyage initiatique intime. Et l’occasion, pour Villeneuve, de signer un film à l’étrangeté douce-amère, combinant drames existentiel et sentimental. Non sans imposer, déjà, le sens de la composition et la puissance des images qui deviendront l’une des marques de fabrique d’un réalisateur passé avec bonheur des productions canadiennes indépendantes au modèle hollywoodien, d’un 32 août sur terre à Arrival, que ce premier essai évoquait par endroits…
La même année, Jia Zhang-ke signait pour sa part Xiao Wu, artisan pickpocket, le point de départ d’une filmographie l’ayant vu aligner ensuite des oeuvres majeures, les The World, Still Life, 24 City, A Touch of Sin et autre Ash Is Purest White qui l’ont imposé comme le témoin avisé et inspiré des mutations de la Chine contemporaine. Ces dernières apparaissent, du reste, en filigrane de l’histoire de Xiao Wu, un jeune pickpocket de Fenyang incapable de s’adapter aux transformations en cours. Et errant, tel une âme en peine, dans une ville en train de faire littéralement table rase du passé, lâché de tous en ce compris ses anciens comparses, passés à des commerces plus lucratifs -ce que résumera limpidement l’un d’eux, se multipliant dans des activités illicites diverses: « Les filles, ce n’est pas de l’exploitation mais du show-business; les cigarettes, ce n’est pas du trafic mais du libre-échange. » Manière pour Jia Zhang-ke de signifier le lien étroit entre crime et capitalisme tout en explorant, avec un souci constant de vérité -voir notamment la cruauté de la scène finale d’un film tourné avec des non-professionnels-, le basculement moral et idéologique de la société chinoise, préfigurant en cela les oeuvres de la maturité, A Touch of Sin et Ash Is Purest White en tête.
Univers parallèles
1998 toujours consacrait également les débuts du maître turc Nuri Bilge Ceylan, posant avec Kasaba (The Small Town pour son titre international), présenté à la Berlinale, les bases d’un cinéma foisonnant et exigeant, que viendrait récompenser, en 2013, la Palme d’or octroyée au remarquable Winter Sleep. Tourné en noir et blanc et situé dans les années 70, le film a pour cadre une petite ville de la campagne turque. Et adopte le point de vue de deux enfants, un frère et une soeur, goûtant à la vie avec insouciance, non sans se frotter, au fil des saisons, à la complexité du monde des adultes, cristallisée autour des veillées familiales passées à palabrer à la chaleur d’une flambée. Modeste en apparence, Kasaba témoigne d’un sens aiguisé de la mise en scène, comme de celui, non moins maîtrisé, de la narration, Ceylan réussissant à s’insinuer au coeur des conflits intérieurs de ses personnages. Un art subtil qu’il portera à quintessence dans Il était une fois en Anatolie ou Le Poirier sauvage, fleurons d’un cinéma ajoutant à la beauté formelle l’ampleur et l’acuité de la réflexion.
À ces maîtres incontestés de la cinéphilie internationale, Mubi a ajouté des cinéastes à l’aura plus confidentielle, quand elle ne s’aventurait pas dans des univers parallèles. La plateforme invite ainsi à une incursion dans l’oeuvre de Walerian Borowczyk à la faveur de Goto, l’île d’amour, son premier long métrage en live action, tourné en 1969 dans l’effervescence esthétique de la fin des sixties; exhume Nocturno 29 (1968), le premier film tourné par le cinéaste expérimental espagnol Pere Portabella, par ailleurs producteur de Viridiana de Buñuel, Los Golfos de Carlos Saura ou El Cochecito de Marco Ferreri; convie encore à découvrir les débuts de la Britannique Joanna Hogg avec Unrelated (2007) ou de l’Allemande Angela Schanelec avec Das Glück meiner Schwester (1995). Une liste d’ailleurs ouverte, que devrait relever dans les prochains jours Tout est pardonné, qui imposait, en 2007 Mia Hansen-Løve comme une autrice douée d’une sensibilité éminemment singulière, postulat vérifié depuis avec Le Père de mes enfants, Un amour de jeunesse et ce film à l’intitulé programmatique: L’Avenir.
(1) Le cinéma selon Jean-Pierre Melville, Éditions Capricci.
Citizen Kane (Orson Welles, 1941)
David Fincher vient de lui consacrer son formidable Mank, et pour cause: tourné à l’orée des années 40 par un Orson Welles ayant bénéficié d’une liberté créative totale, Citizen Kane allait non seulement poser les jalons de l’oeuvre du réalisateur de La Splendeur des Amberson et autre La Soif du mal, mais aussi réinventer les codes narratifs et esthétiques d’un 7e art dont il est depuis considéré comme l’un des sommets incontestés. Charles Foster Kane et son énigmatique « Rosebud » n’ont pas fini de fasciner.
À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960)
Si Le Beau Serge de Chabrol et Les 400 Coups de Truffaut l’avaient précédé sur les écrans, À bout de souffle sera pour sa part le film manifeste de la Nouvelle Vague. Godard y explose les codes de la mise en scène comme ceux de la narration, tournant en toute liberté dans les rues de Paris, tandis que Belmondo révolutionne, tout en nonchalance, le jeu d’acteur. Accueilli de façon contrastée à sa sortie, le film est, depuis, devenu un classique. Reconnaissance n’ayant pas empêché JLG de suivre une voie toujours aventureuse.
Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992)
Premier long métrage de Quentin Tarantino, Reservoir Dogs aura incontestablement marqué son époque, réinventant la grammaire du film noir comme celle de la coolitude, pour susciter dans la foulée quantité d’émules plus ou moins inspirés. Incidemment, cette histoire de casse tournant à l’aigre tiendra aussi lieu de matrice de son cinéma, dont elle impose quelques-unes des figures récurrentes, baratin incessant et violence déchaînée en tête. Une recette qui fera florès, de Pulp Fiction à Inglourious Basterds.
Suzaku (Naomi Kawase, 1997)
Avec Suzaku, Caméra d’or à Cannes en 1997, Naomi Kawase jetait les bases d’une oeuvre sensible. Elle en situait la trame dans un village de la montagne japonaise en passe d’être désenclavé par la construction d’une voie ferrée, s’attachant particulièrement au destin d’une famille. Le coeur d’un drame pudique, film contemplatif saluant une nature souveraine et la mémoire des lieux comme de ceux qui y vivent, proposition esthétique et philosophique portée à incandescence dans La Forêt de Mogari et Still the Water.
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