Jean-Pierre Melville: retour sur la carrière d’un réalisateur qui a renouvelé le cinéma de genre
Le passionnant livre d’entretiens de Jean-Pierre Melville avec le critique Rui Nogueira reparaît dans une édition augmentée. Outre sa conception du 7e art, l’auteur de L’Armée des ombres y dévoile une personnalité complexe.
À défaut de pouvoir encore aller voir des films en salles, les cinéphiles sont choyés par l’édition: après les Carnets d’Ozu ou le Cassavetes par Cassavetes, de Ray Carney, voilà en effet que reparaît, dans une édition augmentée, Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville, passionnant livre d’entretiens avec le critique Rui Nogueira publié peu de temps après la mort du cinéaste, en 1973, et depuis longtemps épuisé. Auteur de treize longs métrages au long des 25 ans d’une carrière courant du Silence de la mer, en 1947, à Un flic, en 1972, Jean-Pierre Melville (de son vrai nom Jean-Pierre Grumbach, modifié en hommage à l’écrivain américain Herman Melville dont il admirait par-dessus tout Pierre ou les ambiguïtés) a laissé une empreinte indélébile sur le cinéma français, au point de se voir donner aussi bien du « père de la Nouvelle Vague » que du « maître du polar français ». Voire tout simplement du « patron ».
Il a également exercé une influence considérable sur des cinéastes aussi divers que Michael Mann ou John Woo, réinventant les contours du cinéma de genre et du polar en particulier qu’il a tiré vers l’épure à grand renfort de maniérisme stylisé. Voir, bien sûr, Le Samouraï ou Un flic, sommets de cet art « melvillien » dont Philippe Labro tente une définition dans le dernier chapitre de l’ouvrage: « Est melvillien ce qui se conte dans la nuit, dans le bleu de la nuit, entre hommes de loi et hommes de désordre, à coups de regards et de gestes, de trahisons et d’amitiés données sans paroles, dans un luxe glacé qui n’exclut pas la tendresse, ou dans un anonymat grisâtre qui ne rejette pas la poésie. Est melvillien ce qui traduit la solitude, la violence, le mystère, la passion du risque et l’âpre goût de l’imprévisible et de l’inéluctable, ce qui met aux prises des hommes enfoncés dans leurs manies, prisonniers de leurs obsessions et serviteurs de leurs codes. »
Un sacré caractère
De cet art singulier, l’entretien-fleuve avec Rui Nogueira propose de nombreuses clés, tout en éclairant la personnalité complexe du cinéaste, un homme secret et orgueilleux, mû par une passion inextinguible pour le 7e art. Un créateur dont le perfectionnisme et le souci du détail avaient aussi pour pendant un tempérament orageux, les brouilles avec les stars de ses films ayant d’ailleurs contribué à sa légende. Et de même qu’il glisse sur le fait que Lino Ventura et lui ne se parlaient plus pendant le tournage de L’Armée des ombres, il confie sans plus d’états d’âme à son interlocuteur avoir abandonné le projet de film d’espionnage auquel il s’était attelé après Bob le flambeur « à cause d’une dispute banale sur les rebords d’un chapeau que Grasset devait porter. Je n’étais pas facile à l’époque. J’avais un sacré caractère« .
Plus qu’une collection d’anecdotes savoureuses et/ou signifiantes, ce livre permet de se pénétrer de la pensée et de l’imaginaire d’un artiste unique. Car si Melville fut biberonné dès l’adolescence au cinéma américain, découvert dans les salles parisiennes dans les années 30 -« Je débutais mes journées à 9 heures du matin dans une salle de cinéma (le Paramount) pour les finir de la même façon à 3 heures du matin. C’était plus fort que tout. Je ne pouvais pas dominer ce besoin absolu d’avaler des films tout le temps, tout le temps, tout le temps« -, il sut aussi transcender cette inspiration pour imprimer sur la pellicule une vision toute personnelle. Parcourant l’oeuvre film après film, suivant le modèle éprouvé du livre d’entretiens de François Truffaut et Alfred Hitchcock -un modèle dont Melville pose d’emblée les limites: « Le secret de fabrication est une chose sacrée!« -, l’ouvrage raconte, du reste, l’histoire d’un artiste ayant érigé l’indépendance en vertu cardinale. Et ce, dès son premier film, Le Silence de la mer, d’après Vercors, tourné en marge du système de production de l’époque -« le corporatisme, c’est du fascisme« , estimait-il. Un principe dont il ne dérogera pas, aménageant, par exemple, ses propres studios au-dessus desquels il vivait avec sa femme et leurs trois chats à la rue Jenner, dans le 13e arrondissement de Paris. De quoi poser Melville, sinon en enfant terrible (en écho au roman de Cocteau qu’il adaptera en 1949), en électron libre du cinéma français, trouvant, à compter de Bob le flambeur, en 1955, un terrain d’expression privilégié dans le film policier remodelé à sa main. Non sans s’autoriser un détour inattendu du côté de l’oeuvre de Béatrix Beck pour Léon Morin, prêtre, avant de signer, avec L’Armée des ombres, un maître film sur la Résistance, reflet de son expérience de la Seconde Guerre mondiale; une expérience qui irrigue ces pages, et qui éclaire également ses commentaires sur Le Chagrin et la Pitié, le documentaire de Marcel Ophüls, qui complètent cette édition.
Le couronnement de la solitude
Cinéaste d’exception, Melville était aussi un conteur hors-pair, se livrant sans plus de langue de bois que de retenue à un Nogueira à qui l’unissait une complicité manifeste. Si la frontière peut parfois sembler ténue dans ses propos entre l’affabulation et cette vérité qu’il traquait sans relâche à l’écran (« Bien que je me défends de faire du réalisme« , ne manquait-il pas de préciser), le verbe est toujours passionnant et acéré. Et cela, qu’il décortique le plan de 9 minutes 38 du Doulos; qu’il ramasse Le Samouraï en une phrase bien sentie -« Le Samouraï est l’analyse d’un schizophrène par un paranoïaque puisque tous les créateurs sont des paranoïaques« ; qu’il assure encore « l’Art créateur est fondé sur le mensonge. Toutefois, on ne peut bien s’en servir, à mon avis, que si l’on n’est pas menteur dans la vie« . Sans même parler de cette conviction intime, énoncée au détour d’une question sur Le Deuxième Souffle: « Jusqu’à l’âge de 33 ans, l’homme est convaincu d’avoir toujours 20 ans. Puis, un jour, il se regarde dans une glace et il s’aperçoit que les années ont passé. Prendre conscience de vieillir, c’est tragique. C’est comprendre subitement que l’on est seul. La vieillesse est le couronnement de la solitude. » Cette même solitude qui aspire, inexorable, les protagonistes de ses films.
En 1959, Melville acceptait l’invitation de Jean-Luc Godard, lui demandant de jouer le rôle de l’écrivain Parvulesco dans À bout de souffle -« Je me suis inspiré de Nabokov étant, comme lui, fin prétentieux, imbu de moi-même, un peu cynique, naïf, etc. » À Jean Seberg, journaliste venue l’interviewer à sa descente d’avion, qui lui demandait: « Quelle est votre plus grande ambition dans la vie?« , il répondait: « Devenir immortel, et puis mourir. » La voie du samouraï…
Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville, entretien avec Rui Nogueira, éditions Capricci, 224 pages. ****(*)
Le Cercle rouge
L’actualité melvillienne est double, puisque, à la parution de ses entretiens avec Rui Nogueira, s’ajoute la récente ressortie, en version restaurée 4K, de l’un de ses classiques, Le Cercle rouge, dont il disait qu’il était « une sorte de digest de tous les films policiers que j’ai faits auparavant »; un film qui, 50 ans après sa sortie, en 1970, et son succès fracassant -plus de 4 millions d’entrées en France-, reste un modèle du genre. La première demi-heure est ainsi un morceau d’anthologie qui suit, en montage alterné, Corey (Alain Delon), un truand tout juste libéré de la prison de Marseille, et Vogel (Gian Maria Volonté), un gangster échappant, dans la campagne française, à la garde du commissaire Mattei (Bourvil), les routes des deux malfrats convergeant bientôt inexorablement dans la grisaille d’un matin d’hiver. Et de s’associer à Jansen (Yves Montand), un ex-flic alcoolo doublé d’un tireur d’élite, pour monter un audacieux hold-up visant une bijouterie de la place Vendôme, à Paris.
Avant-dernier opus de Jean-Pierre Melville, Le Cercle rouge est l’oeuvre d’un cinéaste au sommet de son art, exécutant avec une rare maestria ce film de casse. S’il y revisite les figures du genre, le réalisateur les infuse aussi, avec le concours de la photographie funèbre du fidèle Henri Decaë, de ce sentiment de solitude et d’inéluctable qui habite son cinéma. On n’échappe pas à son destin, comme le suggérait la citation liminaire empruntée à Râmakrishna, la fatalité imprégnant les compositions, magistrales, des Delon, Volonté, Montand et Bourvil, remarquable dans un contre-emploi. Un grand film, à redécouvrir d’urgence suivant l’expression consacrée.
- Le Cercle rouge, édité par StudioCanal.
Près de 50 ans après sa mort, le 2 août 1973, Jean-Pierre Melville reste une personnalité sans équivalent dans un paysage cinématographique français où il s’était introduit comme par effraction, pour ensuite construire son oeuvre en marge du système -et cela, même s’il travaillera avec de nombreuses stars, de Belmondo à Delon, de Ventura à Deneuve. Franc-tireur, il a cependant laissé une descendance nombreuse, à commencer par les cinéastes de la Nouvelle Vague, qui verront en lui une figure tutélaire -le Melville des débuts tourne, il est vrai en décors naturels avec une économie de moyens ne pouvant que les inspirer, et Godard l’invitera d’ailleurs à faire une apparition dans À bout de souffle. C’est toutefois son cycle de polars, où il affine et affirme son style film après film (il y en aura six, de Bob le flambeur, en 1955, à Un flic, en 1972) pour tendre toujours plus à l’épure et à l’abstraction, qui suscitera le plus d’émules.
Un affranchi
Melville, dans ses entretiens avec Rui Nogueira, raconte avoir identifié sept plagiats, deux français et cinq américains, de Bob le flambeur et du hold-up du casino de Deauville. Et d’en énumérer quelques-uns, en cinéphile compulsif qu’il était: Seven Thieves, de Henry Hathaway, Ocean’s Eleven, de Lewis Milestone, Mélodie en sous-sol, d’Henri Verneuil, L’Étrange Monsieur Steve, de Raymond Bailly… Plus fondamentalement, on ne compte plus les cinéastes qui, avec le temps, se réclameront peu ou prou de son cinéma. Alain Corneau, bien sûr, auteur d’un film éminemment melvillien avec Police Python 357, avant de réaliser, à 40 ans de distance, un remake du Deuxième souffle. John Woo et Jim Jarmusch également, à qui l’esthétique ultrastylisée et maniériste jusqu’au fétichisme d’un film comme Le Samouraï, inspirera respectivement de The Killer et Ghost Dog.
On trouve encore l’empreinte de l’auteur du Cercle rouge chez Michael Mann ou Martin Scorsese, ce dernier ne manquant pas de souligner l’impact qu’avait eu sur lui la découverte du Deuxième souffle, vu à l’initiative de Paul Schrader, le scénariste de Taxi Driver -« un film extraordinaire« , confiait-il aux Cahiers du cinéma en 1996. Johnnie To, pour sa part, baptisera le tueur sur le retour interprété par Johnny Hallyday dans Vengeance… Costello, en quelque citation limpide du Samouraï là encore. Et le cinéaste hongkongais de nous confier, à cette occasion, sa dette envers le réalisateur français: « On voit bien que Melville, lorsqu’il écrivait ses scénarios, s’affranchissait des conventions narratives. C’est ce à quoi j’aspire également: je combine des éléments que j’apprécie et j’essaie d’en faire quelque chose d’original. » L’on pourrait ainsi multiplier les exemples à l’envi: jusqu’à Bertrand Bonello, dont l’hypnotique chassé-croisé sans paroles ouvrant Nocturama, déroulait « presque comme dans un film de Jean-Pierre Melville, où l’on ne parle plus, tout est dit avant…« .
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