Les gamers peuvent-ils être considérés comme des touristes ?
Jonglant avec l’hyperréalité d’Umberto Eco et une analyse pointue de nos lubies touristiques, Marcin Makaj soutient que les touristes et les gamers cultivent des similitudes insoupçonnées. Une relation vertigineuse, à même d’enrichir le jeu vidéo.
Quelle différence y a-t-il entre des touristes et des gamers? Aucune, selon Marcin Makaj. Ce maître de conférences de l’Académie des arts de l’Université de Szczecin en Pologne soutient en effet que tous deux visitent un monde inconnu, pendant une brève période de temps, puis retournent à leur routine quotidienne. Le thème de la thèse -en cours de rédaction- de ce touche-à-tout de 35 ans faisait mouche au programme de la dernière Game Developers Conference de San Francisco. Selon Makaj, la psychologie, la sociologie et l’anthropologie du tourisme peuvent être utilisées pour créer des expériences de jeu plus profondes et authentiques.
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“L’idée de cette thèse m’est venue après avoir lu Mobilities de John Urry. Ce sociologue du tourisme y détaille les modèles changeants de l’idée de mobilité dans notre société moderne. Il précise que les gens ne doivent actuellement plus bouger physiquement pour voyager, que la virtualité suffit. Selon lui, le tourisme virtuel égale le vrai tourisme. En partant de là, je m’attache à démontrer que le jeu vidéo revient aussi à du tourisme”, avance Marcin Makaj, qui a préféré une carrière de développeur de jeux vidéo indés à celle de juriste spécialisé en droit de la propriété intellectuelle.
Comptant deux jeux à son actif (Bohemian Killing et Commander ’85), Marcin Makaj trace de vertigineux parallèles entre le gaming et le tourisme en s’inspirant notamment des travaux de l’historien Daniel J. Boorstin. Ce dernier souligne que les voyageurs recherchent très souvent une version édulcorée d’expériences comme, par exemple, vivre la guerre en évitant toute souffrance physique. Exactement comme un joueur. “Un voyage à l’étranger implique bien entendu l’odeur, la météo, le son et la nourriture locale. Il est donc actuellement impossible de substituer complètement l’expérience touristique par du jeu vidéo, reconnaît Marcin Makaj. Malgré ça, les deux activités cultivent de fortes similarités. Les travaux du sociologue Krzysztof Podemski, qui a étudié pendant 20 ans les voyages en Inde des touristes polonais, me confortent dans cette idée. Selon lui, il ne faut pas forcément être dans un lieu pour vivre une expérience touristique. Une personne qui s’y connaît à fond en culture indienne, sans jamais y avoir mis les pieds, peut avoir une expérience locale plus authentique que le touriste moyen qui se rend sur place.”
Exotique mais pas trop
Le confinement a mis en lumière les vertus dépaysantes de certains jeux vidéo. Des metaverses comme Roblox ou Fortnite se sont imposés comme une forme ultime de tourisme ludique à force de concerts événements, d’expos ou de festivals de cinéma dans leurs espaces virtuels. Le gaming et le tourisme s’engagent bel et bien dans un dialogue fascinant ces dernières années. Et le travail de Makaj ajoute naturellement une pierre à cet édifice.
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Centrale dans sa pensée, la notion d’hyperréalité invite Makaj à questionner ce qu’est une “expérience authentique”. Selon Umberto Eco, l’hyperréalité est une amélioration fictive de la réalité qui culmine à Disneyland. Là-bas, dans l’attraction Pirates des Caraïbes, un crocodile attaque chaque visiteur qui passe à côté de lui. Ce qui n’arrive jamais dans la vraie vie. “Le jeu vidéo entretient les mêmes artifices douteux. Si vous jouez à Tomb Raider, des animaux sauvages vous y attaqueront quand vous les croisez, ce qui n’est pas authentique, poursuit Marcin Makaj . À ce titre, Red Dead Redemption 2 est plus réaliste car sa faune ignore royalement les joueurs. De même, il ne se passe pas grand-chose dans les forêts de Final Fantasy XV, ce qui a été critiqué par la presse. Or, cette approche est réaliste.”
Marche ou rêve
Autre source d’inspiration de Makaj, les travaux du sociologue Erik Cohen qui, en fonction des motivations des voyageurs, classe les expériences touristiques en trois groupes: “divertissants”, “existentiels” et “expérimentaux”. Une catégorisation que l’on peut appliquer aux pratiques gaming. En privilégiant la contemplation et la lenteur, les walking simulators, du type Proteus ou Everything, se rapprochent d’un tourisme existentiel . “Cette idée de lenteur est une clef! Wanderlust: Travel Stories, un jeu vidéo qui parle de l’acte de voyager, impose justement des mouvements lents au joueur pour qu’il profite de l’expérience. Artur Ganszyniec, son créateur polonais, a d’ailleurs initié le mouvement du slow gaming, note Marcin Makaj. The Gamer’s Brain de Celia Hodent soutient en outre que la capacité des joueurs à percevoir leur environnement est souvent limitée. La faute à des objectifs en cours, des adversaires mais aussi d’autres éléments a priori anodins. Des petits changements peuvent toutefois faire toute la différence. Si vous enlevez la carte GPS de Gran Theft Auto et d’Assassin’s Creed, vous serez obligé de retenir la topographie de leurs villes.”
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Étonnamment, le level design peut enfin tirer des leçons de certaines destinations touristiques. “La topographie de Disneyland ouvre de nombreuses pistes de réflexion pour le jeu vidéo. On peut en effet s’y retrouver sans carte. Car le château au centre reste visible à tout moment. Une fois que le visiteur l’a atteint, il peut contempler tout le parc car il est en hauteur. La ligne de train circulaire bloque tout autour la vue du monde extérieur, conclut Marcin Makaj. Des jeux comme The Legend of Zelda: Breath of the Wild utilisent exactement le même type d’artifice.” À travers son histoire, Nintendo a d’ailleurs souvent été qualifié de “ Disney du jeu vidéo” . Il n’y a pas de hasard…
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