Laurent Raphaël
Les téléphones, pires ennemis des concerts ?
Jack White a été le premier à bannir les téléphones de ses concerts. C’était en 2018 pour la tournée accompagnant la sortie de l’album Boarding House Reach. Une décision radicale -et abondamment commentée- après avoir tenté en vain, notamment via des affiches, et comme d’autres artistes également agacés par cette nouvelle manie -Prince ou les Yeah Yeah Yeahs notamment-, d’inciter pacifiquement ses fans à éteindre leurs appareils pour profiter pleinement de la magie de l’instant.
Cela faisait déjà quelques années que le débat était dans l’air. Un spot d’Arte Concert publié sur YouTube en 2016 moquait ainsi avec humour cette pratique défiant a priori toute logique esthétique: “Tout le monde ne filme pas les Stones comme Scorsese. Il y a soit trop de lumière, soit pas assez, soit on s’aperçoit que c’est flou une fois rentré à la maison, comme si le téléphone était lui aussi passé par le bar.” Sans compter que la plupart des photos ou vidéos captées ne sont jamais visionnées par la suite. Entre autres parce que l’intérêt de regarder une mauvaise copie de l’émotion originale est très relatif.
Depuis, l’ex-White Stripes a fait des émules. Bob Dylan et Alicia Keys ont imposé la même interdiction lors de leurs shows, sans susciter de levée de bouclier. Un paradoxe que relevait déjà le kid de Nashville dans une interview à la chaîne Channel 4 News en 2019: “À ma grande surprise, et à la surprise générale, en fait, tout le monde a adoré. Ce qui nous amène à nous poser cette grande question: “Donc tu as besoin de quelqu’un qui t’interdise de l’utiliser pour ne pas l’utiliser?” C’est triste.”
De son côté, Redcar, ex-Christine and the Queens, a annoncé sur Twitter qu’il envisageait de faire pareil pour ses concerts parisiens prévus à la veille de la sortie de Redcar les adorables étoiles le 11 novembre: “Baissez vos téléphones quand on chante, sérieusement on a plus rien d’autre que des concerts sincères à partager, ne nous faites plus l’offense, on s’occupera d’enregistrer pour vous. Regarde-moi dans les yeux pendant que je suis in. Cirque d’hiver sans téléphones?” Dans ce cas-ci, le souhait de préserver la pureté de l’expérience se double vraisemblablement d’une volonté plus pragmatique d’empêcher la fuite sur le Net de morceaux avant même leur commercialisation. Certes moins noble que l’argument éthique, l’enjeu commercial fait pourtant aussi partie de l’équation.
Baissez vos téléphones quand on chante, sérieusement on a plus rien d’autre que des concerts sincères à partager, ne nous faites plus l’offense, on s’occupera d’enregistrer pour vous. Regarde-moi dans les yeux pendant que je suis in. Cirque d’hiver sans téléphones?
— Redcar (@QueensChristine) October 20, 2022
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Tous les musiciens ne sont pas allergiques à une forêt de bras tendus, au pépiement de centaines de flashs et au déversement sur les réseaux sociaux d’images légalement volées. Angèle et Booba, pour n’en citer que deux, s’en accommodent très bien, et intègrent même les vidéos amateurs dans leurs plans com, tout faisant farine au moulin du buzz. Pour visualiser le degré de perméabilité à l’addiction du siècle, on peut classer les artistes selon deux axes, l’un représentant le genre musical, l’autre le lieu des festivités. Un concert de classique au Carnegie Hall (ou de Keith Jarrett qui était capable d’interrompre sa prestation à cause d’un éternuement dans la salle) se situant à un extrême du graphique alors qu’un concert de Rammstein dans un stade en ébullition se trouve à l’autre bout. S’il est évident qu’un seul GSM peut briser l’atmosphère de recueillement d’une sonate de Bach, il en va autrement avec les métalleux, le téléphone n’étant ici qu’une des nombreuses distractions -cris, jets de bière et débauches visuelles et sonores…- susceptibles de perturber l’attention du public.
Si on ne peut pas encore parler d’épidémie, ces exclusions illustrent le sentiment de défiance technologique qui se développe, porté par les ratés de la croissance perpétuelle, mais aussi par un besoin quasi ontologique de se défaire du superflu. Un retour de bâton assez inédit dans l’Histoire moderne qui postule que le progrès a réponse à tout. Il n’en faut pas plus pour se mettre à rêver d’une détox numérique de masse, libérant du temps et de l’espace pour des activités plus linéaires comme la lecture. Impensable? Pas si l’on songe au Concorde. L’avion du futur nous faisait voyager plus vite que la musique. Une prouesse a priori en phase avec la feuille de route du libéralisme. Il a pourtant fini au musée.
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