Laurent Raphaël
Et si on essayait le silence pour changer?
Le bruit et la fureur n’est pas que le titre d’un roman de Faulkner, c’est aussi bien souvent notre quotidien. Aux bruits de la ville s’ajoute le brouhaha des réseaux sociaux. Les uns empêchent de dormir, les autres de penser. Et si on essayait le silence pour changer?
Le bruit est-il le fléau du siècle? Pas seulement celui, qu’on pourrait qualifier de moderne, qui pollue les villes -au choix, coups de klaxon, borborygmes des engins de chantier, crépitements de la foreuse du voisin, hoquets rageurs des scooters et autres moteurs surgonflés, vrombissement infernal des avions…-, ou sa variante suburbaine et champêtre qui enlaidit le paysage sonore le long des autoroutes ou à proximité des sites industriels, et tapent sur les nerfs quand ils ne provoquent pas carrément des acouphènes. Mais aussi et surtout le boucan plus insidieux, plus post-moderne celui-là, que charrie le torrent de paroles vides et superficielles déferlant par vagues dans la vie réelle et dans les tuyaux numériques. C’est le voisin qui vous assène sa vérité du jour sans que vous ayez rien demandé, c’est le malotru qui fait profiter à tout le bus ou tram de sa conversation téléphonique passionnante, c’est plus largement la diarrhée verbale de commentaires autocentrés, haineux et péremptoires saturant l’air des réseaux sociaux. Comme disait Shakespeare, beaucoup de bruit pour rien. Mais beaucoup de bruit quand même.
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Une nappe de mazout sonore dans laquelle est englué notre esprit, soumis à un poison lent qui finit par le ramollir et le ratatiner. Au Club Med de Guantanamo, les prisonniers étaient exposés jour et nuit à un pilonnage de metal joué à plein volume. Pour casser les résistances et soumettre la volonté, rien de mieux. Les effets physiques d’une surstimulation sensorielle sont bien documentés. Et la torture par accumulation de décibels fait partie de l’arsenal standard du parfait tortionnaire.
Comment en est-on arrivé à ajouter du bruit au bruit, à superposer au fracas des machines le babil crispant des propos creux? La faute à cette pulsion narcissique qu’a libérée la société de l’information, avide de datas, que sont fondamentalement nos bavardages quand on les résume à leur squelette. L’opinion que l’on gardait pour soi ou pour ses proches dans le passé, par pudeur ou faute de relais et de légitimité, se retrouve aujourd’hui propulsée d’un clic sur la scène digitale. Mis bout à bout, ces persiflages forment un écran de fumée acoustique qui empêche non seulement de penser mais aussi aux charlatans de tout poil de balancer en douce leurs boniments, puisqu’on n’est plus à une énormité près.
Pragmatiques, les Anglo-Saxons ont inventé un terme pour désigner cette propension à la tchatche compulsive: ils parlent de “talkaholics” pour désigner les personnes incapables de garder leur langue dans leur poche. Peu importe qu’on les écoute, qu’on s’intéresse à ce qu’ils racontent, il faut que ça sorte. L’environnement numérique a amplifié cette addiction. Au point que se taire de nos jours passe pour subversif ou suspect, un refus d’obtempérer à l’injonction d’exhibitionnisme et de commérages.
Cela peut sembler paradoxal mais de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer ce bruit de fond permanent et réclamer qu’on la mette en sourdine. Le magazine Time vient ainsi de consacrer sa couverture à la question, nous invitant tous, influenceurs comme politiques, à cesser de parler pour ne rien dire. Habitué aux gaffes, Joe Biden lui-même aurait été invité à raréfier son flot de paroles, dans l’espoir d’éviter les impairs mais aussi de donner plus de poids à ce qui sort de sa bouche.
“Le silence est d’or”, affirme le dicton. Épuisés ou juste conscients de perdre notre temps, nous sommes nombreux à chercher un peu de calme, à nous extirper du vacarme ambiant. Certains vont se tourner vers la méditation pour s’ancrer dans le présent et dans leur for intérieur. D’autres vont rechercher la compagnie des arbres, du vent pour se gaver des murmures de la nature. D’autres encore vont s’imposer une diète technologique. Que la SNCB teste des zones zéro émission de chahut dans ses trains n’est pas anodin. Un droit au silence serait-il en train d’émerger? Une urgence pour ne pas devenir sourds aux émotions fragiles qui s’épanouissent loin du tumulte. Là-dessus, alors qu’on en a déjà trop dit sans doute, il est temps de prendre congé et de se taire.
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