
Musique | La vie très rock’n’roll de Kid Congo
Dans son autobiographie, Some New Kind of Kick, tout juste traduite en français, Kid Congo Powers raconte sa vie de guitariste toxico, homo et latino. Entretien avec l’ancien guitariste du Gun Club, des Cramps et des Bad Seeds.
Brian Tristan est chez lui à Tucson, dans l’Arizona. L’œuvre colorée d’un artiste local est accrochée au mur en guise de décor. L’homme a du goût et son mari est éducateur de musée. Il faudra un jour dédier une pièce à Kid Congo Powers (un pseudo que lui a trouvé Lux Interior) dans celui du rock’n’roll pour célébrer son extraordinaire et chaotique parcours aux côtés de Jeffrey Lee Pierce, des Cramps et de Nick Cave.
Quand et pourquoi avez-vous décidé d’écrire votre autobiographie?
Jonathan Toubin, qui a sorti quelques-uns de mes disques avant de se faire connaître comme DJ, a enregistré une version audio de mon histoire pour son site Internet. Il m’a dit: « Kid, les gens savent que tu as fait partie des Cramps, du Gun Club et des Bad Seeds. Mais pas ce qu’il t’est arrivé d’autre. Tu devrais le raconter. » On a réalisé une longue interview et je me suis dit que c’était les grandes lignes d’un bouquin. J’ai écrit quelques histoires amusantes et vite compris que ça ne suffirait pas. Mais ça a eu un effet boule de neige. Je me suis inscrit à des ateliers d’écriture où je me suis retrouvé avec des gens qui n’avaient pas la moindre idée de qui j’étais. Je voulais être sûr qu’il y ait autre chose que Kid Congo, les Cramps et ma rencontre avec Lux Interior. J’ai en fait appris à écrire un livre. Et j’ai posé pas mal de questions à des gens comme Lydia Lunch et Nick Cave qui s’étaient déjà essayés à l’exercice.
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Ils vous ont prodigué des conseils avisés?
Lydia m’a dit que je savais ce qui était important. Du moins dans tout ce dont je pouvais me souvenir après tous ces abus. Elle m’a recommandé de parler de ce qui avait changé ma vie, de ce qui m’a fait avancer. Elle m’a aussi dit d’être honnête sur ce que je racontais. Ce n’est pas qu’une histoire de musique et une succession d’anecdotes. Même s’il y en a beaucoup. Ça devait aussi émouvoir et expliquer mon cheminement. Une histoire de progression. De régression parfois. Puis aussi de démons…
A la base, vous vous imaginiez journaliste…
Ecrire a toujours été important pour moi. J’ai été critique musical pour la gazette de mon école. Puis quand le punk a explosé, j’ai travaillé pour pas mal de fanzines avant d’être invité durant les années 1980 et 1990 à écrire occasionnellement pour divers magazines. J’ai toujours voulu être impliqué dans le monde de la musique. Je ne savais pas sous quelle forme. Mais dès mon plus jeune âge, elle m’a totalement obsédé. Elle m’a appris beaucoup plus de choses que l’école. A 9 ans, j’ajoutais déjà des paroles aux chansons de Jimi Hendrix. Le cinéma a été important aussi. Les Anges sauvages (1966) avec Peter Fonda, The Trip (2021)… La pop culture, quoi. J’étais le plus jeune de la famille avec deux grandes sœurs et des cousins américano-mexicains branchés rock’n’roll. Un voisin m’a fait découvrir Frank Zappa et les comics de Robert Crumb quand j’avais 12 ou 13 ans. D’autres mecs de la rue m’ont amené au glam’, à David Bowie et à T-Rex.
«Je suis queer. Je suis punk. On a appris à se battre pour nos droits, pour mener nos propres existences.»
Est-ce que certaines autobiographies vous ont servi d’exemples?
Clairement. Je pense aux livres de Cookie Mueller, qui a joué dans les premiers John Waters. Ses ouvrages étaient vraiment liés aux gens, à leur personnalité, à leurs racines. Elle s’intéressait à leur parcours, leur cheminement et dépeignait ce qui était beau en eux –que beaucoup trouvaient monstrueux. Tout ça avec humour. Je conseille vivement Walking Through Clear Water in a Pool Painted Black (Semiotext(e), 1990). Je tiens aussi à évoquer Herbert Huncke. Cet auteur Beat que tous vénéraient était prostitué, criminel, toxicomane. Il a fait le tapin sur Times Square dans les années 1940 et 1950. Il aurait inspiré en partie le Junky (Ace Books, 1953) de William S. Burroughs. Ses livres et sa manière de voir les gens, ces pervers, ces criminels, ces camés, sont magnifiques. On y trouve beaucoup d’amour, de chaleur et d’humanité. Ça m’a vraiment parlé. Je pense tout spécialement à The Evening Sun Turned Crimson (Cherry Valley Editions, 1980).
Comment avez-vous construit la vôtre?
C’était difficile de ne pas être moralisateur. Je pense que je me suis choqué moi-même. Pas de clause de non-responsabilité. Peu importe si c’était politiquement correct et légal… Je voulais que les lecteurs soient dans ma tête au moment où les choses se passaient. Qu’ils m’accompagnent dans ce voyage tel qu’il s’est déroulé. J’ai écrit sur des gens que j’aime et estime importants pour moi. Des autodidactes, des débrouillards, des outsiders, des queers, des punks… Ce bouquin raconte ce et ceux qui ont fait de moi celui que je suis. Qu’ils soient connus ou pas.
Notamment Jeffrey Lee Pierce, sans qui rien de tout ça ne serait arrivé?
Je n’avais jamais pensé traverser la frontière qui sépare les fans des musiciens. J’aimais les rock stars mais je ne pensais pas pouvoir en être une. Quand j’ai croisé la route de Jeffrey, il m’a dit: «Tu es beau. Tu as l’as l’air bon. Et tu sais des choses. Tu devrais faire partie d’un groupe. Un groupe avec moi.» J’ai protesté avec véhémence: «Je ne sais pas jouer de la guitare. Je ne veux pas devenir chanteur. Je ne veux rien de tout ça.» La marche était trop haute pour moi. Mais il s’est montré très insistant. Puis, il m’a dit: « Si on a un groupe, on pourra rentrer gratuitement aux concerts et on aura à boire à l’œil. » « OK. C’est bon, on y va. Je vais essayer. » Jeffrey a cru en moi et Lydia Lunch a été une mentor. Mais j’ai aussi été profondément marqué par la no wave new-yorkaise. Le CBGB, le Max’s Kansas City. Les Cramps qui mélangeaient le rockabilly à la musique psychédélique. James Chance & The Contortions qui brassaient James Brown avec le free Jazz, Albert Ayler et le punk. Ils voulaient démolir la vieille musique et en faire quelque chose de nouveau. Ils jouaient de manière expressionniste. C’était révolutionnaire. Je ne savais pas jouer de la guitare espagnole mais je pouvais donner vie à ce bruit qui faisait sens et qui produisait de l’effet sur les gens.
Un an après avoir commencé la guitare, vous aviez bossé sur des chansons de Fire of Love et vous répétiez avec les Cramps…
Je pense qu’ils ont vu en moi quelque chose de primitif et surtout une originalité aussi bien musicale que vestimentaire. Ils ont compris que je n’avais pas peur de m’exprimer de manière singulière. Les Cramps ne voulaient pas des solos de dingo. Ils voulaient un son, un côté sexy. J’étais fan de Bryan Gregory que je remplaçais. Donc ça a été très intimidant. Mais ils étaient de bons profs et se sont montrés patients. Puis, ils ont aussi remarqué qu’ils pouvaient me façonner à leur image. Je faisais tout ce qu’ils me disaient. A l’époque, la vie pour moi allait à du 200 à l’heure. Je n’avais pas le temps de réfléchir, de penser à ce qui était en train de m’arriver. J’ai juste dit oui à tout. Toujours sincère, jamais carriériste.
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La musique enregistrée et l’information semblent gratuites pour la plupart des gens aujourd’hui. Qu’est-ce que cela vous inspire?
La meilleure réponse à tout ça, c’est de s’accrocher et de continuer. De se soutenir, aussi. On vit un moment abominable politiquement parlant dans l’histoire des Etats-Unis. On peut et doit prendre soin les uns des autres. S’entraider. C’était ça aussi le punk au début. Combattre l’oppression, la superficialité qui nous entourait. Il faut prendre son destin en main pour sortir de ce genre d’époque. J’ai perdu beaucoup d’amis à cause du sida. J’ai vu l’absence de soutien surtout en Amérique. On n’en a pas parlé pendant des années. Des groupes comme Act Up ont bousculé les consciences. Mais il a fallu beaucoup de désobéissance civile pour que ça arrive. Je sais le sort qu’on réserve aux minorités. Je viens d’une famille d’immigrés. Je suis queer. Je suis punk. On a appris à se battre pour nos droits, pour mener nos propres existences. Je ne pensais pas par exemple que je serais un jour légalement marié. Et il y a une relève. Aussi bien dans la société que dans le rock. Où en serait-on sans jeunesse mécontente?
«La vie m’a effrayé quand ma passion pour la musique s’est étiolée.»
Pourquoi Patti Smith et les Ramones ont-ils joué un rôle aussi fondamental dans votre adolescence?
Patti et Horses m’ont tout de suite parlé. Et à tellement de niveaux. Le mélange de poésie et de rock’n’roll. L’androgynie dans le look et dans les paroles. C’était beaucoup plus artistique à mes yeux que le rock progressif. La tempête parfaite. Les Ramones, c’était le minimalisme, les comics… Ils avaient un look incroyable au milieu des poubelles. Et ils sonnaient exactement comme je voulais qu’ils sonnent. Pas de solo de guitare. C’était plus rapide que tout ce qui pouvait sortir à l’époque. Hilarant, par-dessus le marché. J’étais dans une période affreuse de ma vie. Ma cousine, une amie, avait été abattue. Je vivais une période sombre. J’écoutais Berlin de Lou Reed en boucle. Les Ramones ont détourné mon attention de tout ce qui était déprimant. Ils m’ont filé de l’énergie. J’ai lancé leur fan club, passé du temps avec eux. Comme Blondie, ils ont renversé les barrières entre les artistes et le public. Ils allaient à la rencontre des gens après leurs concerts, invitaient des fans à l’hôtel. Le mieux qui pouvait t’arriver à l’époque, c’était d’attendre à la porte des backstages des mecs en lunettes noires avec des gardes du corps qui se casseraient en limousines.
Y avait-il beaucoup d’homosexuels dans le rock des années 1980?
Il y avait beaucoup de musiciens et de fans gays dans le punk et dans la musique. Que ce soit à New York ou à Los Angeles. Je les connaissais. Je dormais avec eux. Mais la plupart n’étaient pas encore sortis du placard. On n’en parlait jamais. On n’embrassait pas de mecs en public. Enfin, ça dépendait d’à quel point on était bourré (rires). Mais même dans cet état-là, je m’abstenais. Tout le monde savait qui était gay et qui baisait qui mais c’était tacite. Il n’y avait pas de politique identitaire. A San Francisco, Grand Mal et son chanteur Don Vinil balançaient un punk «bien dans ta gueule» et explicite. Ça existait. Ce n’est cependant que quand le sida est arrivé, dans les années 1980, que les gens ont affiché leur homosexualité. Ils sentaient qu’ils devaient le faire et s’impliquer. Parce que les nôtres mouraient. A partir de groupes activistes comme Act Up et Queer Nation est né un mouvement musical appelé queercore. Des punks queer. Avant, ça n’existait que sous la coupole punk. Parce qu’aux Etats-Unis, à partir du moment où on était contre le système et lui faisait face, on était de la famille. Etre queer en faisait partie. Etre latino aussi. Bref, il y avait une libération homosexuelle. Une communauté gay. Mais le combat politique n’était pas mis en avant. On n’était pas des clichés moustachus ambulants. Des espèces de clones homos. On était juste ces sortes de monstres étranges qui luttaient contre le système, l’establishment et le conformisme en tout genre.
Vos cheveux ont pris feu pendant un concert des Cramps, vous avez été accro à l’héroïne et vous êtes passé à travers l’épidémie de sida. Vous considérez-vous comme un survivant?
J’ai 65 ans et j’ai définitivement surmonté beaucoup de choses. Mais j’ai juste mis un pied devant l’autre. J’ai eu de la chance. La vie m’a effrayé quand ma passion pour la musique s’est étiolée. Mais je me suis ressaisi. Je pense avoir trouvé mon instinct de survie dans l’amour que je lui portais. Ça a été plus fort que le désespoir. Quand on tombe dans dans l’héroïne, c’est compliqué d’être conscient de ce qui se passe dehors et de rassembler ses idées. Tout ce sur quoi on arrive à se concentrer, c’est comment se procurer sa prochaine dose. Les gens me demandent souvent comment on sait qu’on est toxicomane. Si ça interfère réellement avec sa vie, empêche de faire ce qu’on voudrait, alors c’est probablement le cas. Ça a été comme ça pour moi. J’ai vu que je blessais les gens autour de moi. Que je m’isolais. Et je me défonçais pour oublier tout ça. Donc oui, je suis clairement un survivant. Certains survivent, d’autres pas. Comme Jeffrey Lee Pierce. Et ça a été une des principales raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. Jeffrey a été un ami et un mentor incroyables. Je pense souvent à lui. Et j’ai voulu raconter le rêveur. La personne aidante. Compliquée, peut-être, mais soutenante. Et incroyablement visionnaire. Je peux aussi adresser le compliment à Lux et à Nick (NDLR: Lux Interior et Nick Cave). On me demande souvent comment je me suis arrangé avec ces mecs compliqués. Ils n’étaient pas difficiles avec moi parce que j’étais de leur côté. Ils avaient une vision qu’ils devaient protéger et savaient ce dont leur musique avait besoin.
Relativement inconnu du grand public, le Gun Club a exercé une grande influence sur l’histoire du rock. Pourquoi? Comment?
En tant qu’artiste, la chose qu’on peut le plus profondément espérer, c’est de créer un nouveau langage, que les autres le comprennent et aient envie de l’apprendre. La franchise de Jeffrey Lee Pierce a marqué beaucoup de gens. C’était un formidable parolier et un incroyable interprète. Un pote un jour lui a dit: «Raconte aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre.» C’est devenu sa marque de fabrique. C’est pour ça qu’il chante She’s Like Heroin To Me. Je trouve incroyable que des gens utilisent cet héritage. On a été fans de Noir Désir. L’effet qu’il avait sur son public était phénoménal. Même chose avec Mark Lanegan. Il m’a filé une quote pour mon bouquin, juste avant de mourir. Je lui ai fait lire mon livre parce que je me suis dit: Mark me dira. C’est la personne la plus dure que je connaisse. Son décès m’a profondément ébranlé. Avec Jason Spaceman de Spiritualized, nous sommes allés sur sa tombe il y a quelques semaines. On a quelques amis, malheureusement, dans ce cimetière de Los Angeles. On est partis s’y promener et c’était beau.
Some New Kind of Kick
de Kid Congo Powers avec Chris Campion, Le Boulon, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Angélique Merklen, 380 p.
L’autobiographie de Brian Tristan, alias Kid Congo Powers, est incomplète. Elle s’arrête le 22 octobre 1997. Le jour où le guitariste au plus prestigieux CV de l’histoire de la musique (The Gun Club, The Cramps, Nick Cave and The Bad Seeds) est devenu clean sans jamais revenir sur sa sage résolution. Empreint d’une réconfortante humanité et bourré d’humour, Some New Kind of Kick est une excitante et improbable promenade dans le monde du sexe, de la drogue et du rock’n’roll.
Première fellation, découverte de l’héroïne, virée en voiture volée et passage au poste après une scène dantesque à la station-service digne de Las Vegas Parano… Le Kid emmène le lecteur partout avec lui dans cette chronique punk, queer, toxicomane et savamment mélomane de l’underground. Irrésistible.
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