L’ANGLAIS PETER STRICKLAND TOUCHE À LA GRÂCE ABSOLUE LE TEMPS D’UNE EXPÉRIENCE CINÉMATOGRAPHIQUE TOTALE, AFFOLANTE, OÙ SOUS LE JEU FEUTRÉ D’UNE RELATION LESBIENNE SADOMASOCHISTE PALPITE UNE BOULEVERSANTE HISTOIRE D’AMOUR AUX DÉSIRS CONTRARIÉS.

« Tout ne doit pas forcément faire sens: certains films ont besoin d’ambiguïté, à l’image de la vie. » Ainsi parlait Peter Strickland au moment de défendre son précédent long métrage, Berberian Sound Studio, fascinante expérience sensorielle dans les coulisses du bruitage d’un giallo d’époque à la Dario Argento. Deux ans plus tard, The Duke of Burgundy semble lui aussi construit comme un rêve dark et vaudou, une fable hypnotique où, dans un monde sans hommes, hors du temps, deux femmes se livrent à un jeu pervers de domination et de soumission, célébrant à la fois l’incandescence du désir et son obsolescence programmée dans un ballet aussi absurde qu’irréel des corps.

Cinéaste des sens plutôt que du sens, cinéphile ultra pointu à l’intarissable érudition, le jeune quadragénaire nous accordait un entretien au long cours en mars dernier à Bruxelles, où il était venu présenter son film en avant-première dans le cadre du festival Offscreen. Ou comment raconter l’irracontable.

Comment en arrive-t-on à imaginer un film aussi puissamment et définitivement singulier que celui-ci?

A l’origine, l’intrigue s’inscrivait dans un cadre réaliste où les personnages avaient un travail, vivaient comme vous et moi, mais l’idée était déjà de s’immiscer au coeur d’un jeu de rôle où l’une des deux personnes a besoin d’être dominée. Il existe toute une série de films traitant de bondage, mais la plupart du temps il est envisagé comme une pratique déviante au sein d’un monde ordinaire. J’ai eu envie d’inverser les choses, de créer un cadre irréel où la pratique serait pour ainsi dire banalisée, puisque la plupart des femmes dans le film semblent être adeptes de sadomasochisme. C’est un point de départ beaucoup plus intéressant: si vous normalisez cette pratique sexuelle, vous n’avez pas à la questionner. Ni surtout à la justifier à coup d’explications lourdingues du genre « si elle aime ça c’est que sa mère était une prostituée accro au crack » (sourire). Le propos du film n’en est que plus universel, me semble-t-il. En soi, parler de bondage m’importe peu. Je voulais faire un film où deux personnes s’expriment sexuellement de manière très différente, et poser cette question: un compromis est-il possible?

Du coup, les personnages semblent évoluer dans une bulle imaginaire, qui amène le film sur le terrain vénéneux du conte de fées tragique…

Oui, c’est complètement artificiel. Sérieusement: comment font-elles pour gagner leur vie dans cet endroit? Si vous vous posez ce genre de question, c’est fichu. J’ai regardé The Grand Budapest Hotel tout récemment: le film est tellement artificiel qu’il m’a semblé beaucoup plus réel que la plupart des films que je vois d’habitude. J’ai moi-même vécu à Budapest, et la manière dont Wes Anderson est parvenu à en capter l’essence, ce parfum tout à fait spécifique de l’héritage fané des Habsbourg, m’a terriblement impressionné. C’est la seule chose qui importe, selon moi: diffuser un parfum à l’écran, une vérité émotionnelle. La seule vérité factuelle m’ennuie. Il ne m’intéressait aucunement, par exemple, de sortir l’attirail du parfait petit sadomasochiste, avec le corset bien noué comme il faut (sourire).

Dans Berberian Sound Studio, il s’agissait de montrer l’envers de l’écran, les mécanismes à l’oeuvre derrière un film en train de se faire, mais jamais l’illusion du film lui-même. Ici, en un sens, vous réconciliez les deux aspects, les mécanismes et l’illusion: la relation de pouvoir entre ces deux femmes, très écrite, très codée, très répétitive, est totalement déconstruite devant votre caméra, mais est aussi filmée de manière terriblement poétique…

Je ne vois pas les choses comme ça. Pour moi, il s’agit à nouveau uniquement d’un film sur les mécanismes, qui va voir de l’autre côté du rideau. Dans les films de genre où il est question de domination et de soumission, la dominante reste toujours dans son personnage. Vous ne la verrez jamais dormir dans un vieux pyjama, ronfler, se gourer dans ses répliques au coeur même du jeu de rôle -toutes choses que je choisis précisément de montrer. Ces films sont très masturbatoires dans leur construction, avec cette idée d’une montée continue et d’un orgasme qui n’intervient véritablement qu’au moment où se lance le générique final. Dans mon film, l’orgasme réside dans les quinze premières minutes, et tout le reste du film est post-orgasmique. C’est la seule chose qui m’intéresse: que deviennent ces personnages après l’orgasme, une fois que le jeu de rôle a pris fin? Quels sont leurs doutes, leurs faiblesses?

Et pourtant, le film fonctionne aussi sur le mode du pur enchantement, voire même de l’envoûtement…

Oui mais il est possible d’explorer l’aspect brechtien d’une relation sans être brechtien pour autant, de donner à voir les mécanismes sans forcément être dans la distanciation. Et je crois que c’est vrai jusque dans la répétition même des motifs du film: dans ce jeu de faux-semblants qui est sans cesse rejoué sous nos yeux, les rôles sont toujours les mêmes, mais notre compréhension de ces rôles en tant que spectateur évolue, s’enrichit au fur et à mesure de l’avancée du récit. La manipulation est à la fois devant et derrière la caméra, et c’est sans doute ce qui peut conduire le regardant à une certaine forme de fascination.

Vous parlez de Brecht, mais le film se réclame plus ou moins ouvertement de beaucoup d’autres influences…

Bien sûr. Le point de départ, c’est le cinéma de Jess Franco. Le premier quart d’heure du film est d’ailleurs un pur hommage à un certain cinéma érotique européen des années 70. Ce qu’on appelle l’euro-sleaze, comme les films de Just Jaeckin (le réalisateur d’Emmanuelle ou Histoire d’O, ndlr)… Quant à la suite, elle doit autant à Fassbinder qu’à Chabrol, Resnais ou Labiche. Quelque chose de très théâtral, d’opulent et de décadent mais qui tend vers le beau.

Il est plutôt rare aujourd’hui pour un cinéaste de se revendiquer de l’âge d’or du cinéma érotique…

A ma connaissance, c’est le seul genre cinématographique où, à partir du moment où vous remplissez le quota de scènes de fesses nécessaire, vous pouvez faire absolument tout ce que vous voulez entre celles-ci. Et c’est ce qui le rend précieux à mes yeux. Certains films de Jess Franco sont merveilleux à cet égard, parce qu’ils baignent dans une espèce d’onirisme tout à fait irrationnel. J’aime passionnément ces oeuvres étranges, qui possèdent leur propre logique, en rien dictée par un producteur ou les goûts supposés du public. C’est ce qui me fascine dans le Glen or Glenda d’Ed Wood: ce film ne ressemble tout simplement à aucun autre.

Pour être référencés, vos films ne sont jamais de pâles copies ou de simples hommages. Ils semblent toujours vouloir aller plus loin que leurs modèles…

J’essaie en tout cas toujours de faire quelque chose de dif-férent. La copie ne m’intéresse pas. Il m’arrive bien sûr de « voler » certains détails très spécifiques, l’un ou l’autre plan dans un film, mais au-delà de ces très petites choses ce serait juste du pur ennui, du vulgaire pastiche. Avec le cinéma de genre, j’estime qu’il y a toujours des idées inédites à explorer, de nouveaux endroits où aller. Au moment de l’écriture du scénario, ma logique est celle du « What if… » (« Et si… », ndlr). Et si vous attachiez quelqu’un mais qu’il y avait un moustique dans la pièce? Et si la dominante s’embrouillait dans son rôle? Et si la dominée n’était pas celle que l’on croit?

Si The Duke of Burgundy est très écrit, sa mise en forme emmène encore le film beaucoup plus loin, vers une espèce d’expérience cinématographique totale: sensuelle, organique, intuitive…

C’est une conception que j’ai héritée de l’avant-garde. Je pense à des gens comme Jordan Belson, Stan Brakhage, Kenneth Anger… J’adore les films qui se laissent guider par des textures, des atmosphères, des humeurs. C’est pour ça que j’aime énormément Amer et L’Etrange couleur des larmes de ton corps, les films de Bruno Forzani et Hélène Cattet, qui vivent ici à Bruxelles. Ceci étant, je n’en reste pas moins très attaché à l’idée de creuser en profondeur, si pas des intrigues, en tout cas des personnages. Mon livre préféré est L’Attrape-coeurs de Salinger, qui est pour ainsi dire dénué d’intrigue et se présente plutôt comme une longue immersion dans l’esprit de son jeune personnage.

Cette conception d’un cinéma où l’expérience précède le sens, on la retrouvait aussi tout récemment dans A Field in England, le film de votre compatriote Ben Wheatley (Kill List), lui aussi produit par Rook Films, lui aussi fasciné par un certain cinéma européen des années 70, celui de Peter Watkins en l’occurrence. Avez-vous le sentiment aujourd’hui de participer d’une sorte de « nouvelle vague anglaise »?

A Field in England est définitivement son meilleur film. A vrai dire, j’ai rencontré Ben un peu par accident, il y a quelques années à peine. On s’entend bien mais on ne communique pas vraiment sur ce que l’on fait. On travaille chacun de notre côté et quand il m’arrive de lui téléphoner c’est plutôt pour dire du mal de telle ou telle personne que nous connaissons tous les deux (sourire). Pas pour échanger sur nos points de vue artistiques. Je n’ai jamais eu envie de faire partie d’un mouvement ou autre. Je suis un peu asocial. En Angleterre, nous avons cette chose horrible, les YBAs, pour Young British Artists. Des gens très autosatisfaits comme Sam Taylor-Wood, Damien Hirst, qui adorent se faire mousser, se congratuler les uns les autres. Je déteste ça. C’est de la pure connerie.

RENCONTRE Nicolas Clément

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