Sexisme, harcèlement, racisme…: dans l’industrie musicale, les oeillères tombent

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Black Lives Matter, #MeToo, etc. Après avoir longtemps fait le dos rond et fermé les yeux sur ses propres dérives, l’industrie musicale n’échappe plus aux secousses du moment. Avec l’obligation de plus en plus pressante pour les labels de prendre position…

Cela n’a pas manqué: dès sa première diffusion aux États-Unis, début février, le documentaire produit par le New York Times a fait sensation. Encore inédit par ici, Framing Britney Spears retrace la descente aux enfers de l’idole américaine. Une star teenager broyée par la célébrité et l’acharnement médiatique. Mais aussi par une industrie musicale qui s’est rarement embarrassée de scrupules quand il s’agit de jouer la carte de la Lolita pop.

L’histoire est connue. Mais depuis l’émergence du mouvement #MeToo, elle passe de plus en plus mal. Après avoir fait le dos rond, le music business est prié de mettre de l’ordre, en rangeant au placard ses vieux réflexes machos. Aucun genre musical n’est épargné: de la chanson à la musique classique, du rap au rock, en passant par la techno, les accusations de sexisme et d’agressions sexuelles se sont multipliées ces derniers mois. Avec à chaque fois, pour les maisons de disques, l’obligation de réagir. L’été dernier, Burger Records en a fait les frais. Label phare de la scène rock-garage US, il a vu plusieurs de ses groupes accusés de comportements sexuels inappropriés. Dans un premier temps, son président a démissionné, le label reconnaissant avoir contribué à la « culture de la masculinité toxique », et annonçant des « changements structurels majeurs ». Quelques jours plus tard, il préférera simplement mettre la clé sous la porte…

Dans une industrie musicale qui s’est largement construite sur la domination masculine, les langues se délient, petit à petit. C’est tout le système qui est mis en cause. À la veille des Victoires de la Musique, Pomme publiait une tribune dans laquelle elle racontait ses débuts dans le métier – « De mes 15 à mes 17 ans, j’ai été manipulée, harcelée moralement et sexuellement, sans en avoir conscience à cette époque évidemment. J’ai été l’objet de quelqu’un, façonnée selon ses fantasmes et déviances psychologiques ». Un message qui fera écho, notamment chez Christine & The Queens, qui postera sur sa page Instagram: « Il est temps maintenant de desserrer la mâchoire, d’échanger nos différentes expériences. (…) temps de commencer pour de bon cette discussion désagréable, terrifiante, de la violence patriarcale. » La résistance, en effet, s’organise. Par exemple avec le lancement, en France, de l’association Change de disque ou du compte Instagram Balance ta major (aujourd’hui fermé).

Avant de connaître le succès, Pomme a subi harcèlement et manipulation.
Avant de connaître le succès, Pomme a subi harcèlement et manipulation.© EMMA CORTIJO

Fin 2020, c’est le label Because -celui, entre autres, de… Christine & The Queens- qui a dû faire le ménage en interne. Au départ, il est question de Retro X, artiste maison accusé de viols et d’agressions sexuelles. Une discussion démarre alors entre employés de la société. Elle débordera vite sur le « sexisme et les expériences vécues par chacune dans sa vie professionnelle ». Cette réflexion remontera jusqu’au patron, Emmanuel de Buretel, qui acceptera de recevoir une délégation. Quand celle-ci déboulera dans son bureau, elle lui déposera quelque « 41 témoignages de salariées et d’anciennes salariées », récoltés en moins de 24 heures. Une enquête interne sera lancée. Avec, en bout de procédure, un licenciement pour faute grave et un avertissement. Mais aussi une modification du règlement intérieur et des nouveaux contrats d’artistes, incluant « des clauses contre les violences sexistes et sexuelles »

Boys club

En Belgique, c’est la plateforme Scivias qui s’est lancée dans la bataille. Constituée en 2019, à l’initiative d’une demi-douzaine d’acteurs institutionnels de la Fédération Wallonie-Bruxelles (WBM, Bota, etc.), elle a remis un premier rapport en septembre dernier. Avec des chiffres qui pointent l’ampleur du chantier à mener pour « enrayer le sexisme systémique dont (les femmes) font l’objet » – pour ne citer qu’un chiffre, 28% seulement de la programmation des salles/festivals en Belgique francophone sont consacrés à des artistes féminines.

Parmi les signataires de la charte Scivias, on trouve notamment le label Luik Music (Annabel Lee, It It Anita, etc.). Manager, en charge de la com’ et de la distribution, Juliette Demanet n’a aucun doute sur le rôle que doivent jouer les maisons de disques. « En l’occurrence, notre engagement féministe est très clair. » Il passe par de nombreuses discussions, mais aussi des actions plus concrètes comme la playlist Fille de choix, confiée chaque mois à une curatrice différente. « On veut aussi que ça soit un vrai sujet dans nos relations de travail, par exemple avec les producteurs en studio, les réalisateurs de clip, etc. On essaie également de démarcher de nouvelles personnes. Parce qu’il ne faut pas se voiler la face, on reste quand même fort dans le boys club, qu’il faut activement faire éclater. » Ce qui n’est pas une mince affaire. À cet égard, le catalogue de Luik Music reste lui-même majoritairement masculin. « C’est clair que si l’on regarde les chiffres, ça ne va pas du tout. Parce que le problème est évidemment très large. Il ne s’agit pas seulement d’aller chercher plus loin. Il faut aussi trouver ces musiciennes. Ce qui n’est pas évident quand on a sans cesse remis en cause leur légitimité. Personnellement, j’ai toujours fait de la musique, par exemple, mais je n’ai jamais osé intégrer un groupe. »

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Même en tant que manager, Juliette Demanet a pu expérimenter le sexisme du milieu musical. « Des réunions où l’on s’adresse systématiquement à mes collègues masculins, Damien (Aresta) et JB (Goubard). Ou des events de networking durant lesquels une discussion sur un booking vire à la drague insistante. Ce genre de choses n’est évidemment pas spécifique à la sphère musicale. Mais de par la frontière parfois floue entre la passion et le pro, certains en profitent plus facilement pour dépasser allègrement les limites. » D’un geste un peu borderline à un comportement abusif, il n’y a parfois qu’un pas. Les témoignages entendus ces derniers mois le montrent bien.

« Des choses douteuses se passent inévitablement un peu partout autour de nous, et en tant que label les situations peuvent se révéler plus compliquées à gérer que ce qu’il n’y paraît. Heureusement, ce n’est jamais arrivé à un groupe proche de nous. » Et si c’était le cas? « Notre réflexe est de donner du crédit à la parole de la victime. Mais on a aussi vécu le cas d’un band dont on avait sorti le disque, et qui s’est retrouvé soupçonné d’un tas de choses. Il s’est avéré que ces accusations étaient fausses. En attendant, cet épisode a presque signé la fin du groupe. En tant que label, ce sont des situations compliquées à gérer. Ce n’est pas notre rôle d’être juge. Et en même temps, on n’a pas envie de cautionner des comportements sexistes. » Pour clarifier les choses, Juliette Demanet s’est donc attelée à la rédaction d’une charte, histoire de donner un cadre à l’engagement féministe du label. « Si quelque chose arrive, on pourra la ressortir et trancher peut-être plus facilement. »

Black & proud

Le sexisme de l’industrie musicale n’est toutefois pas le seul sujet qui agite Luik Music. « Récemment, on a confié la playlist Fille de choix, à Souria Cheurfi, rédactrice en chef chez VICE Belgium et créatrice de la plateforme Psst Mlle. Je me suis rendu compte qu’en un an, Souria était la première curatrice racisée qu’on invitait. En termes de diversité, ça pose question. C’est évidemment une thématique à laquelle on a souvent réfléchi. Mais cela n’a pas empêché qu’on passe à côté dans ce cas-ci. Inconsciemment, on a fait partie du problème. » Avec la déferlante #MeToo, la question de la diversité est l’autre conversation qui a rattrapé l’industrie musicale. À la faveur du mouvement Black Lives Matter, la thématique est même devenue particulièrement aiguë.

L’affaire du label électronique R&S, accusé de racisme larvé par un ancien associé, est assez emblématique. Fondée à Gand, au milieu des années 80, par Renaat Vandepapeliere et Sabine Maes, l’enseigne est de celles qui ont grandement contribué au développement des musiques house et techno. Des genres nourris à différentes sources -de la musique concrète européenne à la disco new-yorkaise-, mais indéniablement nés dans des cercles culturels afro-américains, à Chicago et Detroit. Cette identité noire, R&S est accusé aujourd’hui de la négliger. C’est du moins les reproches proférés par Raj Chaudhuri, ex-employé du label, et le producteur Eddington Again, qui a sorti plusieurs projets sur R&S, et publié un échange d’e-mails à tout le moins tendu avec son patron. Depuis, le conflit avec le premier a abouti devant un tribunal. Et l’altercation avec le second a été suivie d’une lettre d’excuse publique de Renaat Vandepapeliere, qui précisait tout de même: « En tant que label indépendant, R&S Records a toujours été une plateforme pour les personnes de toutes orientations et de tous horizons. » Certes, comme le soulignait le journaliste Olivier Lamm dans Libération, à propos de Vandepapeliere, « personne ne peut sérieusement remettre en cause l’ouverture d’esprit et la tolérance de son label ». R&S en fait-il pour autant assez dans la lutte contre le racisme?

« Personne ne profite plus de la musique noire que les labels et les services de streaming », a expliqué The Weeknd sur son compte Instagram.

Le 2 juin dernier, quelques jours après la mort de George Floyd, l’ensemble de l’industrie musicale s’est imposé un Blackout Tuesday. Ce jour-là, les principaux acteurs du business ont affiché un écran noir sur leurs réseaux sociaux, accompagné du hashtag #theshowmustbepaused, en soutien au mouvement Black Lives Matter. Des plateformes comme Spotify ont même ajouté à certaines de leur playlists 8 minutes 46 secondes de silence -la durée de l’agonie de George Floyd… Une action remplie de bonnes intentions, mais sans grandes conséquences, ni risques. À l’origine de l’action, Brianna Agyemang et Jamila Thomas, salariées noires de Warner Music, ne comptent cependant pas en rester là. Dans leur manifeste, elles insistent: les acteurs du music business sont aujourd’hui « dans l’obligation (…) de protéger et donner du pouvoir aux communautés noires qui les ont rendus disproportionnellement riches ». Depuis le début de son existence, l’industrie du disque a en effet été majoritairement dirigée par des Blancs qui n’ont eu de cesse d’exploiter la créativité des communautés noires -que ce soit à travers le jazz, le blues, le rock, aujourd’hui le rap. Avec l’émergence de la culture woke et du nouvel activisme politique, il est désormais devenu urgent de rectifier le tir, estiment certains.

Dans la foulée du Blackout Tuesday, les trois principales majors –Warner, Sony et Universal– ont ainsi annoncé avoir versé des aides financières à diverses associations liées au mouvement Black Lives Matter. Certains glissement sémantiques prouvent également que les choses bougent: la catégorie « musique urbaine » -terme fourre-tout rassemblant à la fois rap, r’n’b, funk, etc.- a été bannie par des labels comme Republic Records ou la plateforme Deezer.

Et en Belgique? Si on semble très loin de l’activisme anglo-saxon, des choses se mettent malgré tout en place. Suite aux événements autour de la mort de George Floyd, un label comme Pias, par exemple, a entamé une réflexion en interne. Une première pour Emina Alickovic, manager ressources humaines, arrivée il y a à peine un an chez Pias: « Je n’avais jamais expérimenté ça au cours de ma carrière professionnelle. À cet égard, en tant que femme, issue de l’immigration, c’est particulièrement rafraîchissant de se retrouver dans une entreprise qui ose lancer ce genre de débat. » Comme d’autres, Pias a affiché le carré noir lors du Blackout Tuesday en juin dernier. « Mais on s’est vite rendu compte que ça n’avait pas beaucoup de sens de poster un slogan pendant 24 heures sur la page Instagram et puis de ne plus rien dire, ni faire. On a donc formé un groupe de travail pour réfléchir à comment agir, en tant qu’employeur, aussi bien au niveau de la mobilité interne que du recrutement. » Pias a aussi rejoint la plateforme Scivias. « Et nous avons conclu un partenariat avec Actiris, qui a un service « diversité ». Pendant deux ans, nous allons pouvoir être accompagnés par un consultant qui va nous aider à avancer sur ces questions-là. »

L’industrie musicale serait donc prête à se remettre en question? À voir. Bousculée, elle semble en tout cas ne plus pouvoir échapper aux secousses du moment. Sur le site web de sa filiale belge, l’une des majors annonce fièrement: « Nous voulons mettre le monde en mouvement avec nos artistes. » À moins que ce ne soit l’inverse?

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