Héloïse Letissier, à corps et à Chris
Quatre ans après le carton de Chaleur humaine, Christine and the Queens revient sous les traits de Chris. Toujours pop, mais plus queer et combative que jamais.
Pour une fois, on commencera par la fin. L’interview est terminée, l’enregistreur déjà coupé, quand la conversation dévie sur une anecdote a priori anodine: Deviens génial, le morceau du rappeur Vald, a été écrit pour son fils. Christine & the Queens ne tique pas tout de suite. « Ah bon? » Pause. « Quoi!? Vald a un enfant? » En effet: aussi improbable que cela puisse paraître, le cador actuel du rap trash et troll est bien père. Fou du roi d’un côté, parent responsable de l’autre: même les rappeurs jonglent entre réalité et fiction, personne et personnage…
Christine & the Queens, par contre, non. C’est un peu plus compliqué que ça, mais en gros, Héloïse Letissier de son vrai nom l’assure: entre Christine et elle, il n’y a pas de distance, pas d’écart. Juste un costume enfilé pour l’extérieur. Non pour se déguiser, mais au contraire pour se révéler. Depuis la dernière fois, les contours se sont d’ailleurs encore précisés. Coupés, les cheveux, désormais à la « garçonne ». Raccourci aussi, le nom: réduit au diminutif Chris, il accentue encore un peu plus l’androgynie. « C’est un geste de libération constant qui ne s’arrête jamais », explique la chanteuse quand on la rencontre en juillet dernier. Lors d’une première interview il y a quatre ans, on s’interrogeait déjà: n’y a-t-il pas danger à se perdre dans son double scénique? À l’époque, elle répondait: « Dans mon cas, c’est possible, oui. Cela me plairait bien. C’est peut-être bien le problème… » Aujourd’hui, cela semble être devenu au contraire la solution…
Question de genre
Si Héloïse Letissier est née en 1988, du côté de Nantes, c’est à Londres que Christine & the Queens voit officiellement le jour, une vingtaine d’années plus tard. Laminée par une rupture amoureuse, Letissier y traîne alors son spleen, avant de tomber un soir sur un spectacle de travestis. Ceux qui deviendront ses queens la poussent à sortir de sa coquille, pourquoi pas en chantant. En rentrant en France, elle commence donc à bidouiller ses premiers titres sur son ordinateur, ceux qui figureront sur son premier album.
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Quand Chaleur humaine sort, la jeune femme est encore largement inconnue. Pour baliser le terrain, il y a bien eu l’une ou l’autre apparition télé: en 2012, sur le plateau de Taratata, elle chante par exemple Cripple, son Creep à elle, qui cartonnera deux ans plus tard, cette fois en français dans le texte, rebaptisé simplement Christine. Pour se lancer, il y a également des premières parties, dont celle de Stromae. Le rapprochement paraît aller de soi. Derrière l’apparente accessibilité des morceaux, il y a chez les deux une même manière de jongler avec les codes. Par exemple ceux du genre. Quand Stromae se féminise pour chanter Tous les mêmes, Christine & the Queens ne quitte jamais son veston/pantalon, affirmant haut et fort sur It: « I’m a man, now. »
Surtout, il y a chez les deux une même volonté de faire bouger les lignes entre pop et chanson, de mêler tradition francophone et sens de l’entertainment américain. Jusqu’à trouver une résonance à l’étranger. Christine & the Queens se retrouve ainsi à chanter aussi bien sur le plateau de Jools Holland à la BBC que sur la scène du festival Coachella aux États-Unis. En 2015, quand Madonna est de passage à Paris pour sa tournée Rebel Heart, elle la fait monter à ses côtés. Sur scène, après avoir partagé quelques pas de danse, elle lui donne même la fessée devant tout le monde: une forme d’adoubement assurément. La reine de la pop a d’ailleurs avoué avoir piqué l’un ou l’autre plan dans le clip de Saint-Claude pour sa performance aux Grammys 2015. Dans son numéro du mois d’août, le magazine anglais Q relevait que la nouvelle star pop Dua Lipa n’avait pas eu la même franchise, en piochant visiblement dans l’esthétique de la Française pour la vidéo de son tube IDGAF… « Un peu gros », glissait Letissier dans le mensuel musical British, qui lui a consacré sa Une et un papier XXL d’une dizaine de pages. Il y a quelques jours, c’était au tour du New York Times de lui tirer le portrait dans un long article intitulé: « Le genre est une construction. Christine & the Queens a fabriqué un bulldozer »…
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Transfuge de classe
La couverture média est certainement à la hauteur des attentes suscitées par le triomphe de Chaleur humaine (plus d’1,3 million d’exemplaires vendus dans le monde). Ce succès l’a-t-il pour autant apaisée? On lui pose la question… « Je ne dirais pas ça. Il a plutôt rendu les choses plus saillantes. Tout est devenu plus brûlant. » La notoriété et la gloire n’ont manifestement pas le même impact sur tout le monde. Pour beaucoup, elles éloignent, créent une distance. Chez Héloïse Letissier, l’effet est inverse, assure-t-elle. « Certains veulent devenir des icônes, s’extraire du « commun des mortels ». Moi, au contraire, j’avais l’impression d’être une espèce de vapeur, abstraite et triste, que le succès rendait tout à coup plus humaine. »
Ce qui ne veut pas dire qu’il ne déstabilise pas. Le paysage a forcément changé, le décor n’est plus tout fait le même. « Tout à coup, je me suis retrouvée invitée dans des cocktails mondains ou des fashion weeks. J’en repartais avec une colère que je ne comprenais pas. Je ne me sentais pas à ma place. J’avais le sentiment d’un transfuge de classe. J’en ai beaucoup parlé avec mes parents. Ils sont profs, mais mes grands-parents viennent de milieux plus populaires. J’ai compris que si j’ai hérité de l’héritage culturel de mon père et de ma mère qui se sont émancipés grâce à l’école, ma mémoire sociale reste celle de la classe ouvrière. » Pendant qu’elle cogite sur un deuxième album, Héloïse relit Retour à Reims, autofiction dans laquelle Didier Eribon retrouve son milieu d’origine. Elle se replonge également dans les réflexions de Michel Foucault, notamment sur les questions de body politics, etc. « La question de la condition sociale n’est pas souvent présente dans le territoire de la pop music, souvent très aseptisée, presque publicitaire parfois. Contrairement au rap où il est beaucoup question d’où l’on vient, ce que l’on devient. Personnellement, j’adore les albums de pop qui sont des machineries, je n’ai pas de souci avec ça. Mais je tenais quand même à proposer une écriture pop à la première personne. »
Pour son nouveau disque, elle s’est donc assurée d’avoir la main. Des sessions avec Mark Ronson et Damon Albarn n’ont rien donné. Pour Chris, c’est encore elle et seulement elle qui est la manoeuvre. Plus frontale et offensive. Y compris dans la manière de se présenter. « Dans la danse, mon visage arrive », écrivait-elle en début d’année, dans un autoportrait écrit pour le magazine Egoïste. Dans ses trois premiers clips, elle s’expose, le corps en avant, queer dans l’attitude. À la fois plus masculine -en costume-cravate, dans 5 Dollars; courant entre les gratte-ciels en construction, rappelant la célèbre photo des ouvriers new-yorkais sur Damn, dis-moi-; et plus féminine -dansant en soutien-gorge dans Doesn’t Matter (Voleur de soleil). C’est qu’Héloïse Letissier entend bien brouiller les frontières et questionner le genre, elle qui a eu tellement de mal à se retrouver dans les canons de la féminité exposés dans les médias. « Ma jeunesse a été traversée par des fantasmes de monstruosité. Je ne me reconnaissais nulle part dans les magazines, ou à la télé. J’avais l’impression de ne plaire à personne et que personne n’allait pouvoir m’aimer. Aujourd’hui, tout cela commence un peu à se décoincer. Même si on n’a pas encore vraiment le droit d’être ni des aberrations, ni des questions, ni des rugosités. »
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Dans un morceau comme La Marcheuse, la revendication féministe sonne comme une évidence. « Oui, il y a de ça: l’idée que la ville n’est en effet pas un espace toujours très accueillant. Le personnage de Christine ou aujourd’hui de Chris est une réponse à ce système qui ne veut pas des femmes, ou qui en tout cas cherche à les enfermer, les empêcher, leur refuser une complexité, une densité… » En outre, la pression du modèle patriarcal dominant ne vaut pas que pour les filles. Dans Bruce est dans le brouillard, on comprend que les garçons sont aussi victimes d’une masculinité toxique. « C’est une évidence quand vous commencez à déconstruire le genre: vous réalisez que le système d’oppression vaut pour tout le monde. »
Play blessures
Ce constat, Héloïse Letissier a pu l’expérimenter avec d’autant plus d’acuité qu’elle est aujourd’hui sous les projecteurs. Et avec cette difficulté supplémentaire qu’elle est une femme. Elle le sait: on ne laisse pas passer grand-chose à celles qui sortent du rang. Comment comprendre sinon la série d’insinuations et autres critiques dont elle a fait l’objet ces derniers mois? Le single Damn, dis-moi, par exemple, qui emprunte plusieurs éléments sonores libres de droit, au logiciel de composition Logic Pro. La méthode a beau être courante dans la pop music, certains n’ont pu s’empêcher d’y voir la preuve d’un manque de créativité -puisque c’est bien connu, les artistes féminines n’écrivent jamais leurs morceaux…
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Dernièrement, invitée sur le plateau de Clique TV, elle revenait encore sur ses origines populaires. Le comble pour une fille de fonctionnaires de l’Éducation nationale? Dans certains commentaires de la vidéo de Damn, dis-moi, sur YouTube, certains s’agaçaient aussi du langage « street » utilisé par celle qui a notamment réalisé un duo avec… Booba. « Oui, bah, c’est un peu le cloisonnement typiquement franco-français », soupire-t-elle. « Après, c’est vrai que j’ai pris la liberté sur ce disque d’aller sur des registres moins soutenus. Une phrase comme « T’es qui pour me traiter » , je ne l’aurais sans doute pas chantée sur le premier album. Cela correspond à une plus grande décontraction, une certaine canaillerie. Si j’ai envie de me passer de métaphore sur toute une chanson, je le fais. Un titre comme Follarse (« baiser » en espagnol, NDLR), vous ne pouvez pas ne pas comprendre de quoi je parle… »
À ce sujet, on devine que la figure de Jean Genet l’a forcément marquée. Elle confirme: « Je parle trop de lui. Mais ce n’est pas ma faute (sourire). C’est l’un de mes auteurs de chevet, qui a réussi à mêler un langage poétique et en même temps argotique. » Son personnage de marginal déclassé a pu également l’inspirer, notamment dans un titre comme L’Étranger (voleur d’eau), qui renvoie forcément à l’actualité des migrants qui continuent de traverser la Méditerranée. Sans doute pour cela aussi, il lui sera reproché de prendre position…
Soit. Cela n’a pas l’air d’effrayer Chris, alter ego combatif et pugnace. Quelque part, la chanteuse donne même l’impression de chercher la confrontation. Un peu comme la combinaison du personnage Marvel de Black Panther: chaque coup pris est rendu deux fois plus fort. Comme si elle faisait encore de ses fragilités des atouts, de ses blessures des signes de victoire. Dans Les Yeux mouillés, Chris chante par exemple: « Je veux des odeurs d’artificiers », tandis que sur Doesn’t Matter, elle avoue: « C’est la rage qui me fait avancer/Et j’en veux à la volée. » Plus clairement encore, La Marcheuse explique: « Il me tarde de trouver la violence facile. » « C’est un peu le principe d’aller au devant de la violence pour ne plus la subir, conclut-elle. De se raconter en montrant ses blessures. Ou s’en ajouter d’autres qu’on choisit, les rendant aussi du coup moins douloureuses… » Chris de rage…
Distribué par Caroline. En concert le 12/10 à Forest National. ****
Avec son premier album, Héloïse Letissier n’a pas seulement connu le succès. Elle a aussi trouvé le costume qui lui permettait enfin d’être elle-même, après des années à se cacher. Faut-il dès lors s’étonner qu’elle l’enfile à nouveau? Toujours aussi queer dans ses préoccupations, Chris se montre toutefois plus frontal(e) et batailleur(se), citant aussi bien Gainsbourg ( Love On the Beat) que Janet Jackson. Ironiquement, c’est encore Damn, dis-moi et ses boucles préenregistrées qui s’éloigne le plus d’une esthétique qui continue de flotter joliment entre chanson, pop et touches électroniques. Plus flou que fou, certes. Mais avec une défiance qui finit de convaincre.
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