LES TÊTES D’AFFICHE DE LA SCÈNE DANCE ÉLECTRONIQUENINETIES S’ACCROCHENT. ALORS QU’ON CROYAIT LE DUO DANS L’IMPASSE, UNDERWORLD REVIENT REQUINQUÉ, AUTEUR D’UN NOUVEL ALBUM OPTIMISTE ET INSPIRÉ.

« Se séparer? Non! Il n’en a pas été question. Jamais. Trop de groupes qu’on a adorés ont splitté. C’est stupide. Les Beatles? Une bande d’idiots… Merde, ils étaient supposés être les porte-parole de toute une génération! Et que font-ils? Ils se séparent. Soi-disant parce qu’ils n’arrivaient plus à se mettre d’accord. Gimme a break! Ce sont au contraire ces tensions, ces différences, qui ont notamment permis de créer toute cette musique incroyable. Désolé, mais encore aujourd’hui, je reste traumatisé par leur séparation… » Ça, c’est dit. A en croire Karl Hyde, moitié du duo rencontrée le mois dernier à Bruxelles, Underworld ne fera pas les mêmes erreurs. Les indices s’étaient pourtant accumulés ces dernières années. Projets parallèles, collaborations, disque solo…: les raisons de penser que l’avenir de la paire électronique formée par Hyde et Rick Smith semblait compromis ne manquaient pas. Underworld est pourtant bel et bien là. Le titre de leur nouvel album, le neuvième, s’amuse même à braver l’avenir: Barbara, Barbara, We Face a Shining Future.

A bien y réfléchir, c’était logique. Rares sont en effet les groupes à avoir aussi radicalement changé de cap au cours de leur carrière, sans jamais lâcher l’affaire. Evoluer plutôt que crever. Muter plutôt que splitter. Coûte que coûte. Avant de devenir l’un des vaisseaux amiraux de la vague électronique britannique des années 90, Underworld était ainsi déjà Underworld, sans l’être vraiment.

L’histoire débute au tout début des années 80, à Cardiff, quand Rick Smith rencontre Karl Hyde. Ils sont tous les deux étudiants. « J’ai grandi à la campagne. Le genre d’endroit où, si vous vouliez échapper à l’usine ou la ferme, vous n’aviez a priori que deux options: la musique ou le foot. Je n’étais pas doué pour la première, encore moins pour la seconde (rires). Finalement, je me suis retrouvé au art college. J’ai trouvé ma troisième voie! Il y a toujours une troisième voie… » Quand Smith débarque, Hyde a déjà un groupe. Le projet s’appelle The Screen Gemz: une secousse postpunk de jeunesse. Avec le groupe suivant, baptisé Freur, les choses deviennent plus sérieuses. Et pas seulement parce que Hyde affiche alors la coupe mullet la plus spectaculaire de l’époque (même le célèbre milieu offensif de Newcastle, Chris Waddle, peut alors aller se recoiffer). Freur signe surtout avec la même maison de disques que Michael Jackson (CBS), et sort deux albums en mode pop/new wave. Pour finalement en rester là.

En 1987, les membres qui ne se sont pas barrés virent funky-électropop et se rebaptisent… Underworld (Freur a composé la musique du film du même nom, sorti deux ans plus tôt). Là aussi, l’aventure dure le temps de deux disques. Une dernière tournée nord-américaine en 1989, en première partie d’Eurythmics, et chacun repart de son côté. Sans label, les esprits épuisés et plombés par les dettes. Interrogé en 2013 par le Guardian sur les débuts d’Underworld, Rick Smith se rappelait une discussion avec sa femme, après s’être rendu compte qu’il avait gagné 120 livres l’année précédente… « J’étais épuisé et effrayé. Je lui disais: « On ne peut pas continuer comme ça. Ce n’est même pas comme si j’avais quelque chose à faire valoir, rien ne s’est jamais passé. Qu’est-ce que je crois? Là, je suis en train de faire d’Underworld un projet d’ambient music et je ne sais même pas pourquoi. » C’est là qu’elle a répondu: « Tu le fais parce que c’est ce que tu dois faire, alors remonte dans ton bureau et continue. » »

Smith s’est obstiné. Hyde a suivi. Un jeune DJ, Darren Emerson, rejoindra l’équipée: après des années de galère, le succès n’est plus qu’à une encablure. Publié en 1994, Dubnobasswithmyheadman présente enfin la version définitive d’Underworld: électronique, dance, hypnotique, à la fois rêveuse et castagneuse, exercice de transe où les paroles improvisées de Hyde viennent se fracasser sur le groove carré des machines, animées par Smith et, au moins durant les trois disques suivants, Emerson.

Dans le courant des années 90, Underworld validera ainsi l’hypothèse que la dance music électronique n’est pas forcément confinée aux clubs. Que la house et la techno peuvent également investir les circuits rock. En 1996, le festival Torhout/Werchter s’offre ainsi David Bowie en tête d’affiche. Mais il est coincé entre les Chemical Brothers et The Prodigy, tout juste précédé par Underworld. Cette même année, un film illustre d’ailleurs ce mélange comme aucun autre: sur la BO de Trainspotting, réalisé par Danny Boyle, l’ambient de Leftfield est enchaînée à Iggy Pop, le breakbeat de Goldie à Lou Reed… Underworld s’y retrouve également: illustrant la scène finale du film, les neuf minutes du single Born Slippy. NUXX deviendront un hit. Mieux: l’équivalent du Smells Like Teen Spirit pour la génération électronique…

La rançon du succès

De tout cela, Hyde et Smith ont pu se souvenir il y a deux ans, à l’occasion de la réédition de Dubnobasswithmyheadman. Entre-temps, Hyde avait eu le temps de sortir un album solo et de collaborer avec Brian Eno. Rick Smith avait pu, lui, diriger la bande-son de la cérémonie d’ouverture des JO de Londres de 2012…

Quand ils se retrouvent, quatre ans après la sortie de Barking, ce n’est donc pas forcément pour relancer la machine, mais bien pour replonger dans le passé. Il y a les bandes de Dubnobass… à réécouter. Mais aussi quelques comptes à régler -tout ce qui, au fil du temps, est venu inévitablement ronger l’équilibre initial, toutes les couches successives d’incompréhensions, de malentendus. Hyde ne le nie pas: « Mais cela aurait été trop facile d’en rester là. Ce qui m’excitait le plus, c’était de trouver une solution. En y allant franco: « C’est quoi le souci? En gros, il m’a foutu en rogne. Il m’a frustré. Je peux plus le voir. Ah oui? Est-ce que c’est vrai, ça? Ou est-ce que c’est toi? Est-ce que c’est toi? A vrai dire, je ne sais pas. Creusons! » » Les rancoeurs remontent ainsi rapidement à la surface. « Pour Rick, par exemple, c’était devenu dur de bosser comme un fou, jusqu’à parfois devoir être hospitalisé pour épuisement, et de me voir bénéficier de toute l’attention, de toute la gloire. En cela, le boulot qu’il a fait sur les JO lui a permis de récupérer un peu de lumière pour tout ce qu’il avait fait aussi avant. Quant à moi, je devais faire mes trucs, tester mes théories. Je devais grandir… Sauf qu’à un moment, je me suis retourné, et le mec avec qui j’avais le plus envie de partager ça n’était pas là. L’un des moments les plus forts de ma vie est d’avoir pu improviser sur la scène de l’opéra de Sydney, aux côtés de Brian Eno. Je me souviens m’être rendu compte à ce moment-là à quel point j’aurais voulu que Rick soit là. »

Les reproches réciproques purgés, l’envie de bosser ensemble retrouvée, le duo se replonge donc dans la matière de Dubnobass… Remonte à la surface des sons, des couleurs, et pas mal de souvenirs, dont certains ont pu être déformés avec le temps -ils sont les premiers à s’en rendre compte. « Comme cette idée romantique que nous nous étions contentés de rentrer en studio et de jammer. Bullshit! Hormis deux titres –Dirty Epic et Skycraper-, on ne travaillait jamais vraiment en même temps. Et on ne l’a jamais fait: en 35 ans, cela n’était jamais arrivé. Ce qui est complètement dingue quand on y pense, à partir du moment où l’une de nos plus grandes forces est justement d’improviser à deux, comme pendant les concerts! Même quand on gambergeait sur disque, la scène a toujours été une expérience géniale. « 

Rick Smith et Karl Hyde se retrouvent donc à deux, dans la même pièce, à bosser chaque jour sur de nouvelles musiques, coupant leur téléphone pour mieux s’isoler. Ils ressortent les fameuses Stratégies obliques d’Eno, consignes énigmatiques, censées susciter le décalage et déclencher l’étincelle créative. Le but est alors de laisser jouer l’inconscient et de ne surtout pas penser à Underworld. « Parce qu’à un moment, il a pu devenir un fardeau. C’est toujours un peu pareil. Au départ, vous n’êtes rien, personne ne vous attend. Et puis vient le succès. C’est bien, parce que tout à coup, vous n’êtes plus obligé de squatter à gauche et à droite pour dormir ou de gratter le fond de vos poches pour trouver un peu d’argent pour bouffer. Mais petit à petit, arrivent également de nouvelles obligations. Des équipes travaillent pour vous. Vous payez leurs salaires. Il faut un nouveau disque, tourner… Et au bout d’un moment, le commerce finit par dicter l’art… »

L’origine des nombres

Un peu comme si, après s’être cherché pendant des années, Underworld s’était à nouveau perdu en chemin. Il était temps de retrouver le fil, d’oublier et de relancer le principe de plaisir. « Can you hear me in a perfect storm? », se demande ainsi Hyde (If Rah). Plus loin, il énonce à la manière d’un mantra: « Be bold! Be free! Be beautiful! » (Low Burn). « Rick me disait souvent: « Tu es qui tu es, et cela est suffisant. » Aujourd’hui, je le crois… Certains jours, je venais avec des paroles et rien ne fonctionnait. Je regardais dans mon carnet de notes et je ne trouvais rien. Dans ces cas-là, il ne me restait alors plus qu’à regarder dans la pièce autour de moi et compter sur mon intuition pour espérer trouver quelque chose… » Cas pratique avec le titre If Rah, qui commence par cette phrase: « The origin of numbers is a questionable hypothesis. » Certes. Mais encore? « Comme je coinçais, j’ai commencé à feuilleter ce bouquin technique qui traînait dans le studio. A priori, il n’y avait aucune poésie à en tirer. Mais il m’a amené à cette phrase. Qui m’a permis du coup de retomber sur mes notes et d’enchaîner! »

La technique peut sembler fumeuse, et le résultat bizarrement cryptique. Force est de constater pourtant que Mr. Hyde a pondu quelques-uns des textes les plus emblématiques d’un genre généralement peu bavard. Il y a, pour l’expliquer, une question de pratique –« Tous les matins, vers 7 h, je vais au café et je commence ma journée en écrivant pendant une heure. C’est mon exercice de méditation ». Une question de « prédisposition aussi« , s’agissant de la synesthésie (voir les sons en forme ou en couleur) dont il est affecté –« Le plus compliqué, en fait, est d’arriver à trier. Parce que tout me parle. Tout le temps. Je n’ai qu’à poser ça sur papier ». Mais on devine aussi dans le geste de Hyde quelque chose comme une échappatoire: il faut que l’inconscient exulte. Du moins si l’on veut éviter que les démons intérieurs ne reprennent le dessus -longtemps, le grand shaman d’Underworld a dû par exemple bagarrer avec l’alcoolisme. Le verbe franc et chaleureux, Hyde affiche ainsi la sérénité de ceux qui savent que le chaos n’est jamais très loin. Qu’il faut parfois pouvoir le provoquer, mais sans se faire submerger. Neil Young (et dans sa foulée Kurt Cobain) proclamait: « It’s better toburn out thanto fade away », qu’il vaut mieux s’embraser que de s’éteindre doucement. Sur Barbara, Barbara, We Face a Shining Future, Underworld le voit un peu différemment et propose le titre Low Burn. Comme une sorte de combustion lente? Hyde sourit: « Je vous l’ai dit, il y a toujours une troisième voie… »

RENCONTRE Laurent Hoebrechts

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