Sur le tournage de The Large, le premier film en anglais de Bouli Lanners
Pour son premier film en anglais, Bouli Lanners a opté pour le cadre austère et sauvage de l’île de Lewis, au large de l’Écosse, où il situe une histoire d’amour passionnée coréalisée avec Tim Mielants. Impressions de tournage.
« Le temps est beau, bien qu’un peu froid« , annonce, en quelque variation écossaise de l’understatement, le pilote à la quinzaine de passagers ayant pris place à bord du Saab 340 de Logan Air reliant Édimbourg à Stornaway, sur l’île de Lewis, dans les Hébrides extérieures. L’après-midi touche à sa fin, la nuit recouvre le petit aéroport, et l’endroit, Steornabhagh en gaélique, comme le rappellent les panneaux signalétiques, a quelque chose d’un avant-goût du bout du monde. Un secret bien gardé, en tout cas, bout de terre au large de l’Écosse où Bouli Lanners tourne, associé à Tim Mielants, son cinquième long métrage, le premier en langue anglaise -titre de travail Wise Blood, d’après la chanson de Soulsavers en ayant amorcé l’écriture.
Une rupture radicale
Tourner en Écosse, voilà longtemps que l’acteur et réalisateur en rêvait: « Il y avait un vieux fantasme, découlant du fait que j’aime l’Écosse, que j’y viens chaque année depuis plus de 20 ans maintenant. Moi qui accorde beaucoup d’importance aux décors, je m’étais dit que j’y ferais un film un jour« , raconte-t-il. Encore fallait-il laisser le temps au projet de décanter. « Après Les Premiers, les Derniers, Bouli avait un peu fait le tour, en Belgique, en termes de décors, confie Jacques-Henri Bronckart, de Versus, son producteur de toujours. On cherchait depuis un moment un film à tourner en Écosse, un pays qu’il connaît comme sa poche: si tu lui demandes de déplier sa carte Michelin, tu verras qu’il en a couvert 80 à 85% des routes existantes. Quand le roman Coffin Road (paru en français sous le titre Les Disparus du phare, NDLR), de Peter May, est sorti, on s’y est intéressés. C’était une super histoire, un thriller policier qui convoquait aussi des thèmes liés à l’écologie, un sujet contemporain. Et on en a négocié les droits avec l’éditeur. Fin 2017, Bouli est venu s’installer ici, sur l’île de Lewis, pendant trois mois afin d’écrire. Très vite, il m’a annoncé que l’histoire n’avait plus rien à voir avec le roman. Et en effet, il a écrit une histoire d’amour… »
Une fois attelé à l’écriture, Bouli Lanners décide de ne conserver du roman que l’idée d’un personnage n’étant pas de l’endroit. Le scénario racontera l’histoire de Phil (Lanners), un Belge entre deux âges vivant et travaillant à Lewis. Et qui, un AVC l’ayant laissé amnésique, est pris en charge par Millie (la comédienne irlandaise Michelle Fairley), une femme de la communauté presbytérienne locale lui apprenant bientôt qu’ils étaient secrètement amants. « Quand j’ai découvert cette île, j’y ai vu la possibilité de faire un film qui se déroule au XXIe siècle, tout en pouvant avoir quelque chose de l’imagerie du XIXe, ce qui fonctionnait bien avec une histoire d’amour dans le milieu presbytérien, où il y a toujours les codes vestimentaires que l’on utilise le dimanche, et ces paysages immuables, incroyables et austères, permettant un exotisme réel sans tomber dans la carte postale. Ça me rappelait la peinture du XIXe siècle, les paysagistes que j’ai toujours aimés. » Un film romantique, donc -« J’avais envie, une fois dans ma vie, de faire un film plus classique« -, et une rupture radicale dans son parcours. Jusque dans la configuration du projet, qui s’avère résolument originale puisque l’auteur des Géants s’est associé à Tim Mielants, le metteur en scène de De Patrick, pour en cosigner la réalisation (lire « The Large, un film à quatre mains »). Histoire notamment de conjurer les difficultés d’un tournage en anglais qui l’éloignait objectivement de sa zone de confort…
Sauvagerie et solitude
On a beau découvrir Lewis par un matin voilé, on devine ce qui a pu y accrocher l’oeil de Bouli Lanners, un cinéaste doté d’un sens du cadre et de l’espace peu commun, lui qui sut, par exemple, faire de la Wallonie un paysage de western le temps d’Eldorado. Âpre et austère, rugueux même, le décor dégage une impression de puissance, de sauvagerie et de solitude. Sentiment que confortera une escapade du côté de Tolsta Beach, immense étendue de sable bordée par un mur de dunes où s’était posée l’équipe quelques semaines plus tôt. Du reste, le titre définitif du film devrait être The Large, ce qui à défaut de sens véritable, en traduit limpidement l’élan. C’est là aussi que l’on prend la mesure de la beauté, farouche, d’une île moins spectaculaire peut-être que sa voisine de Harris, mais dont la lumière changeante a tôt fait d’envelopper les dégagements vallonnés et les nombreux lochs d’un lyrisme un peu irréel et intemporel. Magique, au point que l’on se demande pourquoi le cinéma ne s’y est pas arrêté plus souvent -tout au plus si la série Katie Morag y avait établi ses quartiers il y a une demi-douzaine d’années.
Mais là, alors que la feuille de route annonce le 24e des 31 jours de tournage, rendez-vous est fixé à 7 heures dans le centre communautaire attenant au terrain de football de Point pour un petit-déjeuner vite expédié -le plan de travail est soutenu, et les journées longues-, avant de rallier la petite maison d’Upper Bayble en crépi « lewisien » caractéristique servant de décor aux intérieurs du film. Las, la première scène prévue ce mercredi se tourne en extérieurs, sous un petit vent piquant qu’assaisonne une fine pluie réfrigérante, à moins que ce ne soit l’inverse, manteaux épais, polaires, bonnets et bottines de rigueur. « Et encore, là, ça va, quand le vent souffle vraiment, la pluie tombe à l’horizontale« , rigole Marcus Himbert, le premier assistant-réalisateur.
« Marcus est un génie du plan de travail, relèvera Bouli. On en avait fait trois, en fonction des aléas de la météo. Mais on a eu de la chance, même si on a eu peur les deux premières semaines… » La scène se déroule dans l’habitacle d’une jeep, la conversation entre Phil et Brian (Andrew Still), portant sur un chien qui, bientôt, se joint à eux. Tim Mielants et le directeur photo, Frank van den Eeden (dont on a pu apprécier le travail récemment sur Girl, de Lukas Dhont, et auparavant sur les films de Fien Troch notamment), procèdent aux derniers réglages pendant que l’équipe se protège vaille que vaille des éléments sous une tonnelle. Les prises s’enchaînent ensuite sans temps mort, rythmées par les « keep rolling » du réalisateur. Jusqu’à Nigel, le dalmatien, qui s’acquitte de son job comme à la parade, avant de repartir sous les applaudissements. Précis et rondement mené.
L’évidence Mielants
Une fois le principe d’une coréalisation arrêté, le choix de Mielants s’est imposé comme une évidence, les deux complices s’étant découvert de nombreuses affinités sur De Patrick, où Bouli tenait un petit rôle. Si le réalisateur flamand signait là un premier long métrage remarqué, il n’avait rien pour autant d’un débutant, ayant accumulé une longue expérience sur des séries comme Legion ou Peaky Blinders. Autant dire que l’efficacité, il connaît. Pas un luxe assurément pour un tournage dont la durée a été sérieusement rabotée -dommage collatéral d’un financement acrobatique, frilosité du marché oblige. « C’est très, très chaud, observe Jacques-Henri Bronckart. La première note que j’ai mise sur la feuille de service, c’était « voilà, les gars, on est tous hors de notre zone de confort », mais c’est ce qui est excitant aussi. Tout le monde l’a bien compris, et il y a beaucoup de plaisir, on le sent quand on voit l’équipe travailler. C’est une petite équipe, mais très soudée, avec des francophones, des néerlandophones et des Écossais, ça marche bien. »
Ce que l’on peut vérifier sur pièces, alors que les uns et les autres s’affairent dans un mélange d’urgence, de sérieux et de décontraction, pour préparer une scène d’intérieur cette fois. Laquelle se conclura sur une étreinte délicate dans le séjour que Bouli a veillé à personnaliser, disposant au mur les pochettes d’albums de Thee Mighty Caesars (Wise Blood, évidemment), des Sonics, ou encore de la bande-originale de Creepshow, de George A. Romero. Il ne résistera pas à l’envie, le lendemain, de gratifier la petite assistance du Dirty Old Town des Pogues. L’on n’en est pas encore là, toutefois, Mielants et Van den Eeden étudiant un mouvement de caméra que l’exiguïté des lieux complique quelque peu. La mise en place, les répétitions et une prise-témoin plus loin, et la scène, un moment d’intimité entre Phil et Millie que ponctue un ralenti pudique et élégant, est bientôt dans la boîte. De quoi apprécier aussi la finesse et la qualité du regard de Mielants, sa direction millimétrée également, qu’accompagnent régulièrement des encouragements aux comédiens. Ainsi, le lendemain, quand, du plateau fermé pour une scène intime où Millie commente les tatouages de Phil, parviennent en écho les « It’s really good what you’re doing » appréciateurs du réalisateur…
Tournage à la dure
« Lewis est une île où le temps s’est arrêté, reprend Bouli entre deux prises. Et il faut voir le dimanche… » Le culte presbytérien, avec ses différents schismes, y est particulièrement vivace. Si bien qu’il y a encore une dizaine d’années de cela, l’île était carrément à l’arrêt les jours de messe -jusqu’au trafic des ferries à destination du Mainland qui était interrompu. L’endroit semble, du reste, épargné par la marche trépidante du monde, et cela, que l’on soit dans les landes parsemées de rares maisons toutes semblables qui en composent l’essentiel du paysage, ou dans les rues de Stornoway, port qui, avec ses quelque 8.000 âmes, concentre pas loin de la moitié de la population. Presbytérianisme oblige, le poids des traditions est fort présent, ce qui n’a pas simplifié le tournage. « Avoir des autorisations pour tourner dans une église ou même utiliser son parking relève de la gageure, poursuit Bouli. A fortiori dès lors que la fiction est assimilée au Mal. » Le fait de pratiquer l’île et ses habitants depuis un long moment déjà aura toutefois tenu lieu de sésame en diverses occasions. « Un jour, lors des repérages, j’avise une mare dont je verrais bien mon personnage retirant la carcasse d’un animal. Plutôt qu’attendre une hypothétique autorisation, j’ai fait appel à des connaissances, et le lendemain, moyennant 100 livres et quatre bouteilles de whisky, la carcasse d’un cerf, vidée au préalable, était là… » Une anecdote parmi les nombreuses ayant émaillé un tournage » à la dure« .
Ajoutez à cela une coproduction inédite et des méthodes de travail très différentes de la Belgique à l’Écosse, avec un modèle anglo-saxon plus procédurier -« un choc des cultures« , estime Jacques-Henri Bronckart-, et la faculté d’adaptation des uns et des autres aura été sérieusement mise à contribution. Les incertitudes liées au Brexit et un financement plus aléatoire que par le passé complétant le tableau. « Le marché international va mal pour le cinéma, donc on a eu des réponses et des chiffrages très tardifs, ce qui nous a pas mal impactés, relève encore le producteur. C’est un film sur lequel nous prenons des risques, on y va en partie à poil. Heureusement, tout va bien. Il reste sept jours de tournage, et a priori les choses sont vraiment sous contrôle. Mais pour nous, il faut que le film marche… » Atterrissage attendu à la rentrée.
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