Jane Campion révélée
Alors que The Power of the Dog, son dernier film, lui a valu l’Oscar de la meilleure réalisation, la monographie définitive consacrée par Michel Ciment à la réalisatrice néo-zélandaise ressort dans une version augmentée. Indispensable.
Mise à jour 28/03/22: The Power of the Dog n’a pas remporté l’Oscar du meilleur film, contrairement à Jane Campion qui devient la troisième femme à décrocher l’Oscar de la meilleure réalisation. Le palmarès de cette édition, c’est par ici.
« Quand elle débarque des antipodes à l’aube des années 90 avec Sweetie (1989), le choc est immense: composition photographique des plans, fissures de la normalité jusqu’au malaise…« : empruntée au catalogue du dernier festival Lumière, la citation traduit limpidement l’impact produit à l’époque par le premier long métrage de Jane Campion, points de suspension inclus. Trente ans plus tard, la force de son cinéma ne s’est pas démentie, comme le démontrait l’accueil réservé, il y a quelques mois de cela, par la Mostra de Venise à The Power of the Dog, sa superbe et très personnelle incursion dans l’univers du western. Un film qui fait aujourd’hui figure de grand favori des Oscars avec ses douze nominations, la cinéaste néo-zélandaise devenant incidemment la première réalisatrice à se voir nominée pour la deuxième fois aux Oscars, 28 ans après La Leçon de piano -le film qui allait aussi faire d’elle la seule femme lauréate de la Palme d’or pendant près de trois décennies.
Le pouvoir de l’image
Ce parcours d’exception est au coeur de Jane Campion par Jane Campion, une passionnante monographie que l’on doit à Michel Ciment, critique émérite de la revue Positif, par ailleurs auteur d’ouvrages de référence sur Stanley Kubrick, John Boorman, Joseph Losey et l’on en passe. Un livre paru initialement en 2014, et qui ressort aujourd’hui dans une version augmentée, la cinéaste ayant tourné depuis la seconde saison de la minisérie Top of the Lake en plus de The Power of the Dog. Si le mérite de la « découverte » de Jane Campion revient au regretté Pierre Rissient, à qui l’auteur donne joliment du « sourcier » et qui avait sélectionné ses courts métrages à Cannes en 1986 (Peel obtenant d’ailleurs la Palme d’or), Ciment a suivi la réalisatrice depuis cette époque. Adoptant un déroulé chronologique, l’ouvrage propose l’analyse fouillée de chacun de ses films, que complètent dix entretiens, quatre textes de Jane Campion, et un autre de Holly Hunter, l’inoubliable Ada de La Leçon de piano, avant d’incarner G.J. à la tête de la communauté de femmes de Top of the Lake. Le tout rehaussé d’une abondante et remarquable iconographie -on n’en attendait à vrai dire pas moins pour une artiste dont l’auteur épingle, dès son introduction, la « croyance dans le pouvoir de l’image (…) Combien de plans dans ses films dont l’éclat individuel marque notre mémoire cinéphilique« , sans pour autant, précise-t-il, que l’insolite d’une image ne nuise à la clarté du récit.
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Une ligne de force parmi les nombreuses qu’explore cet ouvrage aussi rigoureux que foisonnant. S’il pose, et pour cause, le postulat d’un cinéma au féminin, Michel Ciment en établit aussitôt la singularité. « Tant de grands metteurs en scène ont filmé admirablement la femme, de George Cukor à Elia Kazan, d’Ingmar Bergman à Michelangelo Antonioni, et exploré sa vie intérieure, qu’il serait vain d’opposer un regard féminin à un regard masculin et de donner au premier l’avantage sur l’autre dans cet art du portrait, écrit-il. Mais l’approche par Jane Campion de la sexualité féminine, sa sensibilité exacerbée, donne une particulière résonance à ses approches de la femme que seule peut-être auparavant Agnès Varda a pu tenter dans des films comme Cléo de 5 à 7 ou L’Opéra-Mouffe. Campion filme ses héroïnes sans les idéaliser mais au contraire avec leurs imperfections, leur vulnérabilité, sans ignorer les actes les plus triviaux -uriner, déféquer- saisis dans leur plus extrême matérialité. Elle sait aussi montrer comme nulle autre le corps désirant d’une femme pour l’autre sexe. La place centrale de ses héroïnes n’entraîne pas une minoration de ses personnages masculins. Si les affrontements à l’intérieur des couples sont exposés avec la plus grande franchise et souvent la plus grande violence, il n’y a pas dans son cinéma une guerre des sexes observée d’un point de vue féminin comme il y a de la misogynie dans de nombreux films sur le couple (…). »
L’oeil anthropologique
Libération du désir féminin, affirmation d’une croyance dans la vie, expression d’un romantisme exacerbé, rapport privilégié à la nature, échappées poétiques et autres résonances autobiographiques: il n’est guère de figure qui ne soit ici explorée, l’oeuvre, au-delà des virages que la réalisatrice a pu lui imprimer, apparaissant, au fil des pages, dans toute sa cohérence. Les entretiens successifs ne sont pas moins féconds, qui resituent chacun des films dans leur contexte, tout en envisageant dans le détail le processus créatif, de l’écriture au casting en passant par la musique, les inspirations ou la photographie…
Non sans éclairer la personnalité de la cinéaste, au-delà de son indépendance farouche -le genre à s’arrêter pendant quatre ans au sortir de In the Cut pour s’occuper de sa fille adolescente et « savoir qui j’étais sans travailler, ce qui m’intéressait et m’affectait sans avoir rien à produire« . Ainsi, lorsque Michel Ciment lui demande, en marge de La Leçon de piano, si elle retrouve beaucoup d’elle-même dans Kay (Sweetie), Janet Frame (Un ange à ma table) ou Ada (La Leçon de piano), les héroïnes qui peuplaient ses films jusqu’alors, correspondant à différents âges de la vie: « Je ne crois pas que je projette mes fantasmes dans ces personnages, et de toute façon, je ne sais pas qui je suis. Nous sommes tout ce que nous faisons. En revanche, j’ai beaucoup de tendresse pour elles, même si aucune ne me représente, bien que Kay soit plus proche de ce que j’ai été. Ce qui fait partie de moi, c’est un certain sens de l’absolu et de vouloir contrôler les choses. J’ai toujours eu du mal à comprendre la séparation entre mon moi et le monde; le mystère de la sexualité, de la haine, des passions, a toujours été un problème. » Ou encore quand, lors de la même conversation, elle observe: « L’artiste exprime une insatisfaction, la volonté d’échapper à l’oppression, une forme d’espoir; je ne propose pas une solution mais j’exprime un état d’âme. Les gens qui comptent pour moi sont ceux qui donnent un sens à la vie, les artistes, les poètes qui ont voulu comprendre et poser les questions qui permettent de mieux se connaître. »
Profession de foi d’une artiste ayant étudié l’anthropologie, et confiant à ce propos: « Ce qui m’intéressait, c’était de pouvoir étudier « officiellement » ce dont j’étais curieuse de toute façon: comment fonctionnent nos pensées, leur contenu mythique -qui n’a rien à voir avec la logique-, les comportements humains. Je crois d’ailleurs avoir un oeil anthropologique, un sens de l’observation. J’aimais dans l’anthropologie à la fois la théorie et la poésie. » De Sweetie à The Power of the Dog, sa filmographie n’a cessé d’en témoigner…
Jane Campion par Jane Campion, de Michel Ciment. Éditions des Cahiers du Cinéma. 240 pages. ****(*)
Sweetie (1989)
Les dysfonctionnements d’une famille se cristallisent autour de la relation entre deux soeurs, Kay et Dawn, dite « Sweetie ». La première, que sa rencontre avec Lou n’a pas libérée de ses angoisses, voit d’un mauvais oeil la seconde, exubérante, resurgir sans filtre dans son existence. L’oeuvre à suivre de Jane Campion est déjà en germe dans ce premier long métrage, puissant (double) portrait au féminin célébrant la différence avec une acuité idéalement servie par son audace formelle et ses échappées poétiques.
La Leçon de piano (1993)
Le troisième long métrage est celui de la consécration pour la cinéaste, la Palme d’or à Cannes précédant un brelan d’Oscars et un large succès public. Campion y trace, dans le bush néo-zélandais au XIXe siècle, le portrait d’Ada (Holly Hunter), musicienne muette mariée par correspondance à un colon, dont le piano échoue chez un voisin illettré, disposé à le lui restituer touche par touche au prix d’un trouble marchandage voulant qu’elle se plie à ses désirs… La matrice d’un film fort et sensuel, où couve le feu de la passion.
Top of the Lake (2013-2017)
Au sortir de Bright Star, magnifique évocation des amours de Fanny Brawne et John Keats, la réalisatrice néo-zélandaise s’essaie au format (très) long avec les deux saisons de la série Top of the Lake. Soit, des hauteurs d’un lac néo-zélandais à l’horizon urbain de Sydney, une incursion dans le domaine du thriller sur les pas de Robin Griffin (Elisabeth Moss), inspectrice naviguant en eaux sombres et tourmentées pour tenter de démêler les fils d’intrigues sinueuses. Le tout, vibrant d’une fibre toute féministe.
The Power of the Dog (2021)
Après s’être attachée tout au long de sa filmographie à des personnages féminins, Jane Campion s’attèle, dans The Power of the Dog, à la masculinité toxique. S’inspirant du roman éponyme de Thomas Savage, elle inscrit dans le Montana des années 1920 un western aussi somptueux que vénéneux, explorant, dans une nature indomptable, une rivalité fraternelle suintant de tension sexuelle refoulée. Un chef-d’oeuvre, prix de la mise en scène à Venise, et favori incontesté des prochains Oscars.
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