Agnès Varda: « Je n’ai pas fait une carrière, j’ai fait des films »

Agnès Varda © REUTERS/Regis Duvignau
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

La cinéaste de la Nouvelle vague est décédée cette nuit à l’âge de 90 ans. En guise d’hommage, revoici l’interview qu’elle nous accordait il y a six ans, alors que la Cinematek consacrait un cycle à ses portraits de femmes. Une rencontre autour du temps qui passe et des souvenirs qui virevoltent, sous le décompte silencieux d’une pendule sans aiguilles. Agnès Varda, l’après-midi.

Article initalement paru dans le Focus Vif du 15 février 2013.

La maison est située au fond de la rue Daguerre, dans le XIVe arrondissement parisien. Une bâtisse toute rose à la porte bariolée. « A l’époque, j’étais photographe, je cherchais un studio, et j’ai vu cette vieille boutique. Elle était tellement sale. Mais quand même je me suis dit: « Rue Daguerre, ça va me protéger. » » Daguerre, l’un des inventeurs de la photographie: sensible aux petits signes dont la vie a si bien su joncher son chemin, Agnès Varda ne pouvait pas trouver meilleur camp de base. C’est là que, depuis près de 60 ans, elle dépêche sa vie de cinéma, monte ses films, fait vivre sa maison de production Ciné-Tamaris, celle-là même qu’elle a créée pour faire son tout premier film, La Pointe Courte, en 1954. « C’est maintenant l’une des plus vieilles sociétés de production indépendante à Paris. Peut-être la plus vieille. On ne s’occupe que des films de Jacques Demy et des miens. Mais ça nous occupe déjà beaucoup… » Jacques Demy, l’amour d’une vie, rencontré en 1958, disparu en 1990 et dont une plaque donne discrètement le nom à la cour intérieure des lieux. La maison vardesque ploie sous les gros livres en surenchère, les multiples chats et les objets décalés qui amusent Agnès: un petit cimetière mexicain portable (…), une monographie sur William Klein, un tas de références sur la peinture flamande -« Je suis une fanatique de Rogier van der Weyden, un artiste exceptionnel, et Van Eyck, Robert Campin, toute cette clique si je puis dire. C’est extraordinaire comme ils ont su montrer la douleur. Il m’arrive de pleurer devant leurs peintures de la même manière qu’au cinéma. » Dans un coin, deux grandes ailes en bois transforment un mur en envol. Plus loin, une armoire vitrée contenant les récompenses et médailles du couple doré, Palmes, César, Lions en pagaille. Pas le genre de choses dont Varda s’enorgueillit. « Tout est mélangé. De toute façon, on finira par les vendre.« 

Cannes Dinosaures

A 84 ans, en cet après-midi froid et pluvieux, Agnès Varda est agitée -« J’ai l’impression que je cours après mon ombre« : entre la grande rétro Demy prévue pour avril prochain à la Cinémathèque française et les pièces qui doivent partir le lendemain pour une exposition à Valence, la Bruxelloise d’origine prépare sa venue en Belgique, où elle sera fin février pour clore le cycle que la Cinematek consacre à ses portraits de femmes, et présenter la copie restaurée de Cléo de 5 à 7.Le film, engouffré dans la Nouvelle Vague à la suite des A bout de souffle de Godard et Lola de Demy, est le long métrage culte d’une carrière -« Cléo de 5 à 7, on m’en parle absolument partout où je vais, Brésil ou Corée du sud« . Passé de ses vieilles bobines à un fichier DCP plus convenable au monde numérique, le film restauré était montré à Cannes en mai dernier. « Ce qui est marrant, c’est que Cléo avait été sélectionné au festival en 1962, et qu’il vient d’y être re-montré, 50 après, cette fois dans la catégorie « Cannes Classics ». Je me suis dit: « Dans 50 ans, ce sera dans « Cannes Dinosaures » (sourire). »

Les films d’Agnès Varda ont une longue vie. Elle aussi. Transport de fantaisie et de cocasserie -« Parfois, j’aime bien faire des petites blagues à deux sous« -, bonhommie ronde, cheveux blancs qui choisissent de virer au mauve à mi-parcours, Leica et infinie empathie en bandoulière: ça fait 60 ans et plus qu’Agnès Varda promène sur le monde sa silhouette de caricature et sa curiosité tout-terrain. Celle qui déclare avoir eu trois existences -photographe, cinéaste, et maintenant plasticienne- en réfère pourtant toujours au mystère d’une vocation pour ce qui l’a occupée la majeure partie de sa vie: le 7e art. A l’âge de réaliser La Pointe Courte, Varda n’avait jamais été étudiante en cinéma, ni assistante -encore moins cinéphile. Elle se lance en autodidacte absolue, convaincue de ce qu’elle pourra faire avec un budget ridicule et une caméra. « Je ne suis pas venue au cinéma par le cinéma. Je n’ai pas vu de films jusqu’à l’âge de 25 ans -ou très peu, cinq ou six en tout peut-être. Et pourtant, je me disais: la littérature a connu de grands changements. Des gens comme Joyce, Faulkner, Hemingway avaient changé l’écriture. Puis le Nouveau Roman. En peinture, il y avait eu la révolution Picasso. En musique, l’apparition de la musique sérielle. Et au cinéma, on en était toujours à illustrer des histoires, des romans, des pièces de théâtre. Et je me suis dit: « Il faut faire un cinéma radical. « C’est ce qui m’a fait devenir cinéaste. J’ai su que c’était là que je me rassemblais. Dans tout ce que j’avais pu imaginer, espérer, apprendre. »

Celle qui fut photographe pour Jean Vilar entame alors un parcours -« Ça ne représente pas une carrière: je n’ai pas fait une carrière, j’ai fait des films« – marqué de hauts et de bas, de Cléo de 5 à 7 au Bonheur, de Sans toit ni loi à Documenteur, des Cent et une nuits aux Plages d’Agnès. « J’ai eu des succès, j’ai aussi eu des malheurs, des films qui n’ont pas du tout marché: vous croyez que vous faites aussi bien que le reste, et puis ça ne plaît pas. Mais je ne me suis jamais sentie coupable si un film ne marchait pas… »

A parcourir ces souvenirs qui virevoltent, on se dit que, succès ou flop, le cinéma de Varda a toujours un peu tenu du miracle: celui d’avoir su capter l’éphémère avec intuition. Seule femme estampillée Nouvelle Vague -« Je n’ai jamais mis de fierté à être une femme qui fait, parce que je n’ai jamais eu de doute qu’une femme puisse faire« -, elle aura découvert la Chine avant qu’elle soit reconnue par les Nations Unies. Vécu la révolution cubaine. Accompagné son pote Jim Morrison sur le tournage de Peau d’âne, filmé les Black Panthers à L.A. Signé le manifeste des 343 Salopes pour le droit à l’avortement aux côtés de Deneuve et Sagan. « L’intuition, c’est l’air du temps qui souffle chez moi un petit peu avant d’arriver aux autres. Certaines choses que j’ai filmées ont éclaté seulement deux, trois ans après… Ce qui m’impressionne, c’est d’avoir tourné Les Glaneurs et la glaneuse, un film sur l’art de la récupération, il y a treize ans déjà…  »

Courts, longs, format documentaire ou autoportraits savamment mâtinés de fiction, Varda a su filer le glissement de genres, la mixité, la contradiction. Une façon d’exercer la liberté dans le cinéma. Coïncidences visuelles, jeux de mots, arbres qui souffrent ou poussent: sa caméra a toujours baladé une poétisation du quotidien, dans une forme de bricolage au monde. « Ce qui m’intéresse dans la création, c’est qu’elle ne se répète pas. J’ai veillé à laisser toujours plus de la place à l’invention. C’est ma mère qui m’a appris ça: quand elle devait descendre dans le Midi en voiture, elle disait: « On ne va pas aller tout droit, quand même! » Elle partait visiter trois, quatre villages ou une église romane, et puis elle repartait de l’autre côté voir des vieilles pierres. Elle pensait qu’un voyage, c’est un voyage, toute une aventure. J’aime beaucoup cette idée. Mes films en sont imprégnés, ils ne vont pas tout droit, ce ne sont pas des locomotives. Pour ça, il faut prendre le train. »

Perdre Jacques Demy

Soudain, une assistante déboule: « J’ai perdu Jacques Demy, qu’est-ce que tu en as fait? » Le temps qu’on comprenne qu’on parle là de portraits qui doivent partir pour l’exposition valencienne, on assiste à un dialogue surréaliste. « Il est décroché, Dali? Et Ionesco, tu l’as, Ionesco? » Agnès Varda s’excuse: « Je passe mon temps à perdre les choses. Je coupe avec mes ciseaux, et deux minutes après, j’ai perdu les ciseaux. » Cette distraction au monde, elle en a à vrai dire fait la base de son cinéma. « Si vous êtes curieux, comme par hasard, vous voyez ce que les autres ne voient pas, ou vous voyez un petit mieux, avec plus d’acuité. » Une esthétique qui n’a jamais cherché la « belle image », mais plutôt à capter en quelques plans fragiles, parfois mal mis, les pensées, la vie. Il s’est toujours agi, pour Agnès Varda, de se laisser passionner par les gens rencontrés, écoutés. De s’attarder sur des visages. « Les choses minimales révèlent beaucoup. Les gens ne sont pas en défense dans les choses minimales, ils sont en défense pour les grands actes, vous comprenez. Dans les petites choses, il y a une beauté, quelque chose de spécifique qui se dégage d’eux tout doucement, qui est tellement rare, tellement pas protégé. »

Depuis 2003 et son installation Patatutopia à la Biennale de Venise, Varda a désormais entamé ce qu’elle appelle sa troisième vie. Parle avec passion et amour du détail de ses installations passées et futures. « Je suis peut-être prétentieuse de dire que l’art sert à quelque chose mais je n’ai pas de doute là-dessus. Nathalie Sarraute avait un très beau mot, elle disait: « Il faut reconnaître. » Je fais des choses pour que les gens les reconnaissent, parce qu’ils ont les clés en eux. Ils ne s’en sont pas encore servi, mais si je leur dis que la porte est là, ils ouvrent, et ils y sont. Je pense vraiment que c’est ce qu’on peut faire de mieux: créer des plages, des petits moments où on touche les gens. Leur faire faire des petites connexions avec leurs propres émotions, des choses qu’ils savent, qu’ils savaient, qu’ils ne savent plus. »

Dans son salon, une seule mais célèbre pendule sans aiguille, glanée sur la route dans le film du même nom. « Le temps, je ne sais pas ce que c’est. J’ai beaucoup de difficultés avec les années, je m’embrouille. Je ne sais pas si j’ai connu quelqu’un il y a 30 ans ou l’année dernière. J’ai des repères: les dates des films et les dates des enfants, alors j’arrive à peu près à dire. Cette confusion est assez agréable, parce que rien n’est absolument chronologique. »

Dans la salle de montage attenante, on vient enfin de remettre la main sur Jacques Demy. « Tous les deux, on avait le projet de vieillir ensemble. Ça me plaisait bien, parce que l’idée du vieillissement, elle est vraiment dure. Vous avez tout ce qui s’en va, tout ce qui disparaît… Je suis fatiguée, j’ai mal partout. Mais j’ai de la chance d’être dans le temps présent. Je pense que rien n’est dû, vous comprenez. Je suis dans l’instant, j’apprécie. »

Agnès et les femmes

Cléo de 5 à 7, 1962

Inspiré par les peintures belles et effrayantes de l’Allemand Hans Baldung Grien, Cléo de 5 à 7 filme l’aprèsmidi d’une chanteuse superstitieuse (Corinne Marchand) qui attend avec angoisse les résultats d’un examen médical. Pensé en temps réel, de 5 à 7 heures, de la rue de Rivoli aux jardins de l’hôpital Salpêtrière, le film est un parcours minuté et sensible dans un Paris noir et blanc fait de tramways, de boutiques, de cafés. Sur fond de chansons de Michel Legrand et passant sans cesse de la coquetterie à l’angoisse, de la peur à la curiosité, le film raconte l’éveil sensible d’une femme à elle-même.

Documenteur, 1971

Réalisé à Los Angeles en 1971 où elle accompagne Jacques Demy qui tourne Model Shop pour Hollywood, Documenteur est de son propre aveu le film préféré d’Agnès Varda -le plus triste aussi. Travaillé en toile de fond par la culture populaire des fresques murales califor niennes auxquelles elle avait consacré un documentaire en bonne et due forme un an plus tôt (Mur Mur), une fiction étrange sur la dépression sourde d’une femme (Sabine Mamou) laissée par son compagnon et devant assumer seule la garde de son fils (Mathieu Demy). Un film nu, lancinant, magiquement hasardeux.

L’Une chante, l’autre pas, 1977

Sorti au lendemain de la promulgation de la loi Veil, le film le plus joyeusement militant d’Agnès Varda. La réalisatrice y filme en chansons quinze ans de l’amitié de deux femmes (Valérie Mairesse et Thérèse Liotard) sur fond de luttes féministes -le droit à la contraception, à une sexualité épanouie et au plaisir de devenir mère. Tourné dans une ambiance hippie délicieusement fanée, le film est réalisé par une équipe comptant autant de femmes que d’hommes. Et beaucoup de leurs enfants courant dans tous les sens. Chez Varda, le féminisme a toujours été d’abord derrière la caméra.

Sans toit ni loi, 1985

Cheveux sales, bottes en lambeaux et blouson de cuir revendicateur, Sandrine Bonnaire a 17 ans quand elle incarne la Mona rageuse d’Agnès Varda dans Sans toit ni loi. Soit le récit, entre fiction et documentaire, des derniers jours hivernaux d’une vagabonde qui tape dans les poubelles et dit non à la société. Pour reconstituer les derniers instants d’une jeune femme violemment seule et libre, Varda imagine treize travellings de droite à gauche, entrecoupés du récit face caméra des rares témoins ayant croisé sa route. L’un des films les mieux écrits de Varda. Lion d’or à Venise en 1985.

CYCLE AGNÈS VARDA, PORTRAITS DE FEMMES, DU 18/02 AU 28/02 À FLAGEY. AGNÈS VARDA SERA PRÉSENTE AU STUDIO 5 LES 25 ET 26/02.

PROJECTION DE LA COPIE RESTAURÉE DE CLÉO DE 5 À 7 À BOZAR LE 27/02 À 20H EN PRÉSENCE D’AGNÈS VARDA.

RENCONTRE YSALINE PARISIS, À PARIS

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