Les secrets du cinéma de Jane Campion
Prix Lumière 2021, la cinéaste néo-zélandaise, dont sort l’étincelant The Power of the Dog, a livré quelques clés de son cinéma à la faveur d’une masterclass lyonnaise passionnée. Extraits.
La formation
« J’étais complètement obsédée par le cinéma, je ne parlais que de ça et ne voulais rien faire d’autre, mais c’était une obsession heureuse. À 27 ans, je suis entrée dans une école de cinéma, pour découvrir qu’il y avait 75 autres étudiants qui rêvaient d’exactement de la même chose que moi. Cela a constitué une leçon d’humilité totale: je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule, mais j’ai voulu essayer, faire des courts métrages et les montrer. Je suis passée du désir de cinéma à l’action. Plutôt que de m’interroger sur mon potentiel, j’ai consacré mon énergie à essayer de faire des choses. J’ai découvert très vite le lien sacré entre mon énergie, ma psyché, ce que certains appelleront créativité, et quelque chose qui semble venir d’ailleurs, relevant d’un rapport avec le divin. C’est peut-être pour ça que l’on ne me fait pas faire ce que je ne veux pas. Quand on ressent cette connexion, il faut la prendre au sérieux, ça se sent dans le travail que l’on fait. J’ai vu hier Titane, de Julia Ducournau, et j’ai ressenti cette énergie. C’est pourquoi ce film est tellement pur, honnête et unique. »
Les inspirations
« J’ai bien sûr appris des grands cinéastes, Malick, Kubrick, Buñuel. J’ai appris le langage cinématographique avec Bresson ou Fellini, j’ai des goûts très larges, je n’appartiens pas à une école cinéphile. Même si je ne l’ai jamais rencontré, je considère Francis Ford Coppola comme un maître pour son travail avec les acteurs, tant par sa façon de les choisir que par sa capacité à créer des conditions où ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. C’est aussi un réalisateur dont on peut revoir les films sans que leur énergie ne faiblisse jamais. Après, le travail d’un cinéaste ne consiste pas à citer les films des autres, mais bien à les digérer, pour faire rejaillir sa propre personnalité. »
Les femmes dans le cinéma
« Toutes les réalisatrices que je connais veulent être considérées comme des artistes plutôt que comme des femmes cinéastes. Cinéaste suffit, on ne dit pas un homme cinéaste, même si ça viendra peut-être un jour. Je suis impliquée dans le combat pour la parité, et je trouve important que la situation commence à changer. Ça n’aurait pas été possible si les femmes n’avaient pas remué les choses. Sur Top of the Lake, j’ai travaillé avec deux réalisateurs, et nous étions simplement des collègues, le genre importe peu, ça ne change rien. Je pense que c’est comme ça qu’il faut envisager les choses. Sans perdre de vue toutefois les siècles d’oppression vécus par les femmes, qui ont été empêchées de se connecter avec leur énergie créatrice. »
The Power of the Dog
« Souvent, je ne comprends ce qui m’a attirée dans un projet seulement quand je commence à en parler. Pour The Power the Dog (adapté du roman éponyme de Thomas Savage, NDLR, lire la critique), plusieurs éléments m’ont interpellée: la profondeur de cette histoire et la solitude de ses personnages, mais aussi la façon dont elle s’insinue dans l’inconscient. Dans le cas d’une adaptation, j’éprouve un sentiment de responsabilité par rapport à l’auteur. A fortiori quand, comme dans le cas présent, ce dernier est mort et qu’une communication s’établit à travers les âges. Il est important pour moi de rendre justice à l’oeuvre, parce qu’il y a une intimité qui se crée entre elle et moi. C’est un cadeau que j’ai reçu, et que je veux transmettre. Je prends cela très au sérieux. J’ai laissé The Power of the Dog enrouler ses tentacules autour de moi, éprouvant de l’admiration aussi bien pour cette histoire que pour la façon dont elle était agencée. L’auteur change de perspective en fonction des différents personnages, un peu comme un serpent se mordant la queue. Je trouve cette forme d’une force prodigieuse. »
La nature
« J’adore la nature, pas seulement quand elle est vierge, j’aime aussi la manière dont l’homme l’a transformée, même si c’est parfois n’importe quoi. La nature inviolée me fait un bien fou, elle soulage mon inconscient, et me remet les pieds sur terre. L’idée qu’elle puisse disparaître me terrifie, évidemment qu’il faut se réveiller et éduquer (…). Mon intérêt pour un projet peut aussi venir de la connexion qu’entretiennent les personnages avec la nature. C’est le cas dans The Power of the Dog, où ils vivent dans un tel isolement que la nature est une partie de leur univers, et qu’elle a un impact immense sur eux. C’est quelque chose que j’ai pu ressentir moi-même en me rendant sur le décor (l’île du sud de la Nouvelle-Zélande figurant le Montana, NDLR). Je pouvais très facilement m’imaginer à la place du personnage de Kirsten Dunst, et éprouver le sentiment de me trouver « into the wild »… »
Le rapport aux personnages
« Mon travail consiste à entrer en eux. Pour ce film, j’y suis parvenue en recourant au travail des rêves, ce que je n’avais jamais fait auparavant. J’ai travaillé avec un psychanalyste qui explorait la relation entre le rêve et le scénario. Il me bombardait de questions en se mettant à la place des personnages et il m’a poussée dans mes derniers retranchements. Il faut avoir le personnage en soi, être profondément connecté avec toutes ses facettes, des plus claires aux plus obscures, c’est la condition pour faire ce travail. »
Le choix des sujets
« Mes sujets me choisissent. Ce fut le cas pour Bright Star, par exemple, autour de la relation amoureuse entre Fanny Brawne et le poète John Keats. La poésie m’intimidait moi-même, et il était évident que peu de gens iraient voir ce film, mais c’était mon destin, je devais impérieusement le faire. Je suis quelqu’un d’extrêmement déterminé. Une fois qu’un projet prend forme dans mon esprit, je veille à ce qu’il aboutisse. J’ai une confiance absolue dans mes projets, et cette confiance crée un champ d’énergie autour d’eux. Ça préserve la flamme, même s’ils ne se concrétisent pas tout de suite. »
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