Jaco Van Dormael: « Plus je vieillis et plus je dois apprendre à faire des films avec moins d’argent! »

C'est arrivé près de chez vous: 25 ans déjà... © Isopix
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

L’aide au cinéma belge francophone a 50 ans. L’heure est à la fête, mais l’avenir pose toujours question.

Un demi-siècle d’aide au cinéma, cela se fête. La Commission de sélection des films aura encore, en 2016 et avec une enveloppe de 8,47 millions d’euros, soutenu 114 projets, « tous créneaux confondus » (donc en incluant téléfilms et séries télévisées). Benoît Mariage, réalisateur entre autres des Convoyeurs attendent et des Rayures du zèbre, reconnaît l’importance de ce système de subsidiation: « Passer à la Commission, c’est déjà voir si le projet est viable. Quand tu écris un scénario, c’est le premier enjeu, comme un label de qualité, au-delà même de l’argent que tu reçois. Bien sûr, après c’est au producteur et à toi de poursuivre le financement, mais cela te donne une énergie pour le faire. C’est le passage obligé. On te demande: « T’as eu la Commission? » Ne pas l’avoir, c’est quand même mal parti… Tous mes films l’ont eue, les courts métrages puis les longs. Si je n’avais pas reçu cette aide, je ne sais pas si j’aurais fait ces films… J’ai réalisé des films à vocation plus populaire, mais un projet comme L’Autre, avec un sujet difficile (deuil d’enfant, handicap, NDLR), qui a eu un public confidentiel mais qui a été à Sundance, n’aurait jamais vu le jour sans l’aide de la Communauté française. » Jaco Van Dormael, dont le Toto le héros a lancé le mouvement de reconnaissance du cinéma belge francophone avec sa Caméra d’Or à Cannes, resitue les choses dans leur précieux contexte: « Le plus intéressant avec ces 50 ans et leur bilan, c’est qu’il y a autant de cinémas belges francophones que de cinéastes belges francophones. Peut-être parce que n’ayant pas de tuyaux, on ne fait pas des films formatés, ronds qui ont la forme du tuyau, on fait des films en forme de triangle, en forme de fleurs, des films qui restent parfois coincés dans d’autres tuyaux, ailleurs comme ici… Des films prototypes qui ne répondent à aucune demande du marché puisqu’il n’y a pas de marché! Quand on montait Toto, dans la salle d’à côté ils montaient C’est arrivé près de chez vous. On entendait, à travers les murs, les répliques d’un film à l’autre, c’était très drôle! André Delvaux nous avait montré qu’il était possible de faire du cinéma en Belgique, il a ouvert cette porte-là… Et puis au début des années 90 il y a donc eu Toto et C’est arrivé près de chez vous, et on s’est dit: « En plus il peut y avoir un public belge qui s’y retrouve! » »

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Liberté et marché

Van Dormael se fait l’avocat de l’aide publique dans un contexte où le tax shelter (encouragement fiscal à l’investissement) génère de plus en plus d’argent. « Tout le monde n’en bénéficie pas, clame-t-il. Plus je vieillis plus je dois apprendre à faire des films avec moins d’argent! L’aide au cinéma, comme plus généralement l’aide à la culture, reste une chose indispensable pour les petits pays. Les économies touchent toujours d’abord les domaines de la pensée: on taille dans l’enseignement, la recherche scientifique et la culture. Les trois postes, avec la santé, qui font que demain peut être meilleur. Si on défend l’idée que la pensée est un exercice plus long qu’un tweet, le cinéma en fait partie. Une fois qu’il n’y a plus de pensée, il n’y a plus que le marché! Certes le cinéma résonne dans le marché, mais il ne lui appartient pas. Grâce entre autres aux systèmes d’aide, chez nous, on peut continuer à expérimenter, à ne pas faire une comédie parce que c’est ce que veut TF1, ou faire des films pour les faire entrer dans le tuyau américain… »

Frédéric Sojcher, réalisateur (Cinéastes à tout prix) mais aussi enseignant (à la Sorbonne) et historien du cinéma belge, souligne une réalité liée à l’afflux d’argent privé: « Le tax shelter amène plus de financement, ce qui permet de faire tourner les maisons de production, de faire travailler des techniciens et des comédiens belges, ça crée un écosystème et c’est positif. Par contre, il y a un effet pervers, dû à la concurrence entre ce système belge et le crédit d’impôt français. Plein de films français, y compris de très grosses productions, sont depuis des années tournés en Belgique. Une délocalisation qui n’a pas plu aux pouvoirs publics français, qui ont augmenté l’attractivité de leur crédit d’impôt. Un antagonisme s’est créé, qui est dommageable à tout un pan du cinéma belge francophone, celui des réalisateurs pas encore reconnus en France, qui font un premier film et ne trouvent pas de co-producteur français tellement les systèmes sont devenus peu compatibles. Avec aussi pour conséquence beaucoup moins de chance pour le film d’être diffusé en France, dont le marché là-bas représente pour nos films dix fois plus que le marché francophone belge… Je rêve d’un équilibre vertueux, avec au centre non plus les questions économiques mais les questions de création. Aujourd’hui, on risque une dérive qui privilégie les flux financiers aux dépens de la dimension artistique. Il faudrait donc renforcer la Commission du Film! »

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Aujourd’hui et demain

Jan Bucquoy, le remuant auteur de La Vie sexuelle des Belges, s’est vu récemment refuser à quatre reprises l’aide de la Commission. « Je vais chez les Flamands, maintenant« , préfère-t-il en rire. Un autre franc-tireur épatant, le producteur Vincent Tavier (C’est arrivé près de chez vous, Calvaire, Panique au Village, Ernest et Célestine) fait lui aussi entendre une voix dissidente: « Bien sûr avec le tax shelter, la multiplication des guichets, il y a aujourd’hui beaucoup d’argent en jeu en Belgique. Et c’est tant mieux! Mais je regrette tout de même l’époque où on devait se débrouiller par nous-mêmes, où les réalisateurs étaient souvent leur propre producteur. Quand Ernest et Célestine a reçu le Magritte du meilleur film (en 2014), j’avais dit qu’on s’était battus pendant 20 ans pour faire un cinéma belge, mais qu’on était en train de redevenir l’arrière-cuisine du cinéma français, avec tous ces films français qui viennent se tourner chez nous, avec ces films belges qui se remettent à choisir des acteurs français pour essayer de fonctionner sur le marché français… Quand je vois les Dardenne prendre Marion Cotillard (pour Deux jours, une nuit, NDLR), j’ai l’impression qu’ils reviennent 20 ans en arrière, à l’époque où ils prenaient Robin Renucci pour jouer un sidérurgiste liégeois (dans Je pense à vous en 1992, NDLR), et qu’ils se trompaient. Je me demande si on n’a pas bouclé une boucle, et si notre cinéma n’est pas en train de faiblir à nouveau. Même s’il reste des films atypiques comme Amer et Le Grand Tour, les Français me disent: « Vous avez recommencé à faire des films français, mais moins bien que nous. » Et je trouve qu’ils n’ont pas tout à fait tort… »

La clé réside sans doute dans le choix entre le tout au marché, le rêve sans doute illusoire d’une industrie, et la poursuite d’un « état d’esprit décomplexé, décloisonné, une vision un peu artisanale » (dixit Tavier) où l’apport de la Commission peut rester décisif, si volonté politique il y a. Et ce pour que ça continue, encore et toujours, à arriver près de chez vous…

Thierry Zéno: le précurseur

Jaco Van Dormael:
Son sulfureux Vase de noces (1974) figure évidemment dans la liste des 50 films retenus pour les 50 ans. Cette oeuvre inclassable enflamma la Semaine de la Critique au Festival de Cannes, 18 ans avant C’est arrivé près de chez vous. Thierry Zéno fait figure de précurseur, tant sur le plan de la reconnaissance internationale que de l’artisanat génial et de l’audace absolue, également auteur d’un documentaire très fascinant, Des morts (1979). Sa disparition soudaine, à 67 ans, prive le cinéma belge d’un de ses créateurs les plus originaux.

« Pourquoi les Belges ne nous aiment pas? »

Jaco Van Dormael:
À l’heure de célébrer la belle aventure d’un cinéma belge francophone hors norme, et de sa reconnaissance internationale que les festivals ne cessent de propager, le poil à gratter de l’absence d’adhésion du public local devait se faire sentir. Inévitablement. Mais de là à imaginer que la ministre de la Culture Alda Greoli (photo) lâche en pleine conférence de presse de 50/50 « Pourquoi les Belges ne nous aiment pas?« … La question semblait aussi spontanée qu’elle n’est réductrice. Les raisons du peu d’enthousiasme populaire pour un cinéma perçu (à tort) comme élitiste ou ennuyeux, ne peuvent s’assimiler à un « ils ne nous aiment pas » façon Calimero. L’étroitesse du marché (quatre millions d’habitants dans la Communauté Wallonie-Bruxelles), l’absence de sens identitaire fort (qu’ont par contre les Flamands), l’omniprésence d’un voisin puissant et de même langue (la France bien sûr, de la même façon que l’Allemagne phagocyte le public potentiel du cinéma autrichien) sont entre autres à envisager. Il n’y a pas de solution miracle. Accepter de vivre et d’encourager un artisanat fécond, plutôt que de rêver d’une improbable industrie, n’aurait rien de sot.

50 ans, 50 films
Toto le héros
Toto le héros© Isopix

Les chiffres parlent d’eux-mêmes! Depuis le 22 juin 1967, date de l’arrêté royal instaurant la Commission de Sélection des Films, pas moins de 1638 films ont reçu le soutien de cette dernière. En détails: 315 longs métrages, 704 courts, 563 documentaires et 56 oeuvres expérimentales (baptisées « films lab »). Pour fêter le cinquantième anniversaire d’une initiative porteuse et même à plus d’un titre décisive dans le développement d’un cinéma belge francophone de -grande- qualité, les responsables de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont préféré aux raideurs d’une commémoration pompeuse une opération bien concrète de rediffusion de 50 films. 50 films pour 50 ans. 50 films qu’un vaste programme de projections (auquel la Cinematek, Bozar et Flagey sont notamment associés de près) étalées sur un an va remettre en pleine lumière. Encore fallait-il choisir les oeuvres à ainsi honorer. Allait-on constituer un jury formé de connaisseurs (historiens, critiques, représentants de la Commission), chargé d’opérer une sélection? Que nenni! L’administration a préféré choisir elle-même les heureux élus… Une manière particulière que quelques esprits frondeurs jugeaient, en riant sous cape, plus proche de la Corée du Nord que d’une démocratie éclairée… La sélection n’est néanmoins pas trop critiquable, même si certaines absences (dont celles de Raoul Servais pour l’animation et de Richard Olivier pour le documentaire) peuvent apparaître injustes. Il y aurait forcément, vu le nombre et la qualité d’ensemble, quelques absents de marque pour seulement 50 élus. C’était inévitable, même si un peu cruel. 20 longs métrages, 15 courts métrages et 15 films documentaires figurent donc dans la fameuse liste, et la plupart le méritaient. Pas tous, mais l’heure n’est pas à la polémique, même si on remarque une certaine priorité donnée à des oeuvres plutôt récentes par rapport à une mémoire profonde peut-être ignorée de certains décideurs. D’André Delvaux à Joachim Lafosse en passant par Chantal Akerman, Jaco Van Dormael, Thierry Knauff, les frères Dardenne ou Thierry Michel, tous les grands sont là. Et la liste a de quoi rendre fiers ceux et celles qui ont aidé la création cinématographique à se développer d’aussi belle manière. Le cinéma belge francophone s’illustre dans une mesure disproportionnée par rapport à la taille très modeste de l’espace et de la population concernés. Le nombre de réussites artistiques est impressionnant pour une petite communauté. Que de l’argent public ait pu servir -et serve encore- à pareil phénomène est un élément moteur qu’on ne saurait minimiser. Que la fête continue, donc! Et qu’un public jusqu’ici toujours frileux s’y joigne finalement!

  • www. 50cinquante.be: ce site officiel, bien fait, contient entre autres des fiches sur tous les films retenus, ainsi que la liste des projections déjà programmées (et se poursuivant jusqu’en juin 2018).

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