Adèle Exarchopoulos, la fille de l’air: « Pour moi, Rien à foutre, c’est avant tout un film sur l’illusion et le fantasme »
Dans le désarmant Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, Adèle Exarchopoulos excelle en hôtesse de l’air sans attaches apparentes qui noie son mal de vivre dans une inlassable fuite en avant. Rencontre, à Cannes.
Révélée chez Kechiche, en 2013, dans le palmé La Vie d’Adèle, Adèle Exarchopoulos affiche déjà une filmo pas loin d’être longue comme le bras qui l’a notamment conduite, avec plus ou moins de bonheur d’ailleurs, chez Élie Wajeman (Les Anarchistes), Arnaud des Pallières (Orpheline), Justine Triet (Sibyl) et Sean Penn (The Last Face). Dans Rien à foutre, premier long métrage réalisé en tandem par Emmanuel Marre et Julie Lecoustre (lire leur interview ci-dessous), elle trouve assurément son meilleur rôle à ce jour, l’électrisante actrice française aux racines grecques conférant à son personnage de Cassandre, hôtesse de l’air faussement épanouie d’une compagnie low cost, une admirable épaisseur dramatique. Que ce soit en improbable et bondissante candidate au coeur de singe dans la série La Flamme sur Canal+ ou dans la peau d’une hilarante simplette qui ne peut s’exprimer qu’en hurlant dans le film Mandibules de Quentin Dupieux, elle a en outre récemment prouvé toute l’étendue de ses possibilités dans un pur registre comique. Bref, à 28 ans à peine, Adèle Exarchopoulos semble désormais capable de tout jouer. La suite? Ce sera chez l’étoile montante du cinéma français Léa Mysius dans Les Cinq Diables, aux côtés de Daphné Patakia et Noée Abita, puis chez l’Américain Ira Sachs dans Passages, aux côtés de Franz Rogowski et Ben Whishaw. L’avide Adèle, c’est sûr, a encore de beaux jours devant elle…
Cassandre, votre personnage dans Rien à foutre, évoque tout d’abord quelqu’un de toujours un peu en transit, qui n’a pas vraiment d’attaches apparentes. Mais peu à peu, on se rend compte qu’en fait si: elle a des racines, et aussi beaucoup de tristesse en elle… Comment la percevez-vous? Comment la décririez-vous?
Je pense que c’est quelqu’un qui, à la suite d’un deuil, prend la décision de devenir hôtesse de l’air. Elle est dans une certaine fuite en avant par rapport à sa tristesse et à sa solitude. C’est une fille qui recherche une forme d’insouciance permanente, qui est dans une espèce d’incapacité à se confronter à la réalité. Comme beaucoup de gens qui perdent un de leurs parents jeune, c’est quelqu’un qui se construit aussi avec un profond manque d’amour, qui va forcément être déterminant dans les choix qu’elle pose. Pour moi, ce film, c’est avant tout une quête. C’est l’histoire de quelqu’un qui, sans s’en rendre compte, est en train de fuir mais qui pourrait malgré tout finir par se trouver. En un sens, on pourrait dire qu’il lui faut tout le trajet du film pour réaliser qu’au fond, dans la vie, l’important, ce n’est pas ce que tu vois mais bien avec qui tu le vois.
Comment s’est passée votre rencontre avec Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, les réalisateurs?
Quand Emmanuel m’a approchée, il m’a fait lire un scénario, tout en précisant qu’il voulait qu’on s’en éloigne le plus possible. Ce film, c’était vraiment une promesse. Emmanuel et Julie tenaient à ce que rien ne soit fixé ou figé. En connaissant le travail d’Emmanuel dans le milieu du court métrage et leur mentalité à tous les deux, j’ai vite senti qu’il y aurait aussi une dimension plus politique derrière celle, intime, développée par le film. Mais pour moi, Rien à foutre, c’est avant tout un film sur l’illusion et le fantasme. Le film parle de la manière dont on fantasme nos liens, le métier qu’on a envie de faire… C’est seulement en découvrant le film terminé que je me suis vraiment rendu compte à quel point c’était aussi un film, non pas contre le progrès, mais un film-constat, un film-autopsie d’un monde où la technologie a pris le pouvoir sur la spiritualité et le partage.
Emmanuel et Julie se plaisent à dire que c’est davantage vous qui vous êtes adaptée à eux que l’inverse…
C’est vrai qu’ils ont une manière de travailler très personnelle. On était vraiment une toute petite équipe sur le plateau. Et la seule actrice professionnelle dans les seconds rôles, c’est Mara Taquin, qui joue ma soeur. C’est le producteur du film qui joue mon père, par exemple. De se retrouver avec des gens qui jouent pratiquement leur propre rôle, quasi comme dans un documentaire, ça permet une immersion vraiment très rapide, c’est assez étonnant. Sur le tournage, je me maquillais, je me coiffais et je me préparais moi-même. Comme le métier d’hôtesse de l’air tient beaucoup à des questions de masque et d’apparence, ça aidait énormément que je gère moi-même la préparation vestimentaire et cosmétique, qu’on installe des rituels qui sont aussi ceux de mon personnage. C’était vraiment une façon de travailler ultraréaliste. Mais moi, de toute façon, j’aime toutes les manières de travailler. Enfin disons que je m’adapte facilement, je n’ai pas une méthode de prédilection.
Le film semble très documenté sur le métier d’hôtesse de l’air. Qu’est-ce qui vous a le plus interpellée dans ce métier?
On a beaucoup tourné en vol, avec de vrais passagers à qui on offrait la possibilité de voyager gratuitement. On faisait parfois jusqu’à quatre vols dans la journée. Genre Paris-Madrid puis Madrid-Londres puis Londres-Madrid et enfin Madrid-Paris. Je me rappelle qu’un jour la directrice de l’école de mon fils m’a appelée juste au moment où on allait décoller. C’est un sentiment très étrange de ne plus avoir aucune prise sur ce qui se passe au sol, d’avoir son quotidien littéralement rythmé par le fait d’être complètement déracinée. Ce qui m’a le plus interpellée dans ce métier? Franchement, la difficulté des horaires. Le fait de n’avoir jamais le même rythme que les autres, la nourriture de l’avion… Physiquement, ce que ça peut provoquer en termes de fatigue mais aussi de dureté de l’apparence. C’est un métier où il s’agit constamment de porter un masque de bienséance. Chaque matin, il y a des briefings où on vous explique quand il faut sourire, comment il faut réagir dans telle ou telle situation… Pendant quelques heures, il s’agit de faire croire aux gens qu’on va être responsable de leur survie et de leurs angoisses. C’est le métier de tous les leurres. Cassandre, dans le film, rêve d’escales à Dubaï ou à Copacabana, et finalement elle se retrouve à Rouen ou à Perpignan.
Lire aussi notre critique de Rien à foutre.
En tant qu’actrice aussi, on est parfois tenue de sourire même quand on n’en a pas envie…
C’est sûr que Cannes, c’est l’exemple parfait. On te demande en permanence de faire ci ou de faire ça. Moi, sur le tapis rouge, je ne souris pas forcément parce que je n’aime pas mes dents et que je n’ai pas envie d’avoir l’air d’une idiote qui rigole à pleine bouche. Ces photos-là, je les ai faites au début et après, comme tous les humains, je regarde les photos et je suis dégoûtée. Mais il y a plein de métiers où on nous demande de nous conditionner. C’est le cas dans tous les métiers de représentation, au fond. Et je pense que, dans tous les cas, il faut toujours faire attention de ne pas devenir ce que les gens projettent sur toi. C’est le gros piège dans lequel ne pas tomber: finir par devenir l’image qu’on te demande d’incarner. Mais alors bon, il y a des métiers tellement plus difficiles que celui d’actrice… Ce serait bien mal venu de ma part de me plaindre.
Il y a, dans Rien à foutre, des scènes assez désarmantes de naturel, notamment celle où vous êtes bourrés après être sortis en boîte, mais aussi cette très belle scène dans la deuxième partie du film avec le personnage du père et celui de la soeur où vous parlez de la mère absente… C’est tellement naturel que ces scènes ne semblent pas écrites. Est-ce que vous avez beaucoup improvisé?
Toutes les scènes du film sont un peu improvisées. On a vraiment décidé de filmer par parties. C’est-à-dire qu’on a d’abord tourné toutes les scènes relatives à l’avion, puis celles en lien avec la maison familiale… Et à chaque fois, l’idée, c’était vraiment de rentrer en immersion. Par exemple, dans la maison familiale, on a décidé de dormir là trois jours tous ensemble et de filmer en même temps. Donc il y a des scènes, comme celle où on parle de notre mère absente, qui ont vraiment émergé et pris forme à ce moment-là. Pour celle où on est bourrés, Manu et Julie voulaient vraiment une séquence où je parle de la mort de ma mère mais où on sente que je ne me rends pas vraiment compte de la gravité de ce que je suis en train de raconter. C’est fou parce que dans cette scène, on a l’air vraiment bourrés alors que pas du tout. Sans rire, c’est vraiment la scène dont je suis la plus fière (sourire). Parce que non seulement on est censés être bourrés, mais on est aussi censés être complètement défoncés, et c’est toujours très compliqué de concilier la défonce avec une certaine diction. Mais j’ai eu la chance incroyable de me retrouver à chaque fois avec des partenaires complètement dans l’échange et dans l’écoute. Si on peut arriver à créer comme ça, ensemble, sans aucun ego, eh bien pour moi, ce n’est que du bonheur. Et ce film, ça n’a été que ça. On avait le droit de rater, on avait le droit de se tromper…
On vous a vue récemment dans un registre très drôle dans le Mandibules de Quentin Dupieux. Aujourd’hui, vous semblez capable de tout jouer…
Non, il y a des trucs que je ne sais pas encore jouer. Ou alors j’aurais vraiment besoin de beaucoup travailler. Mais j’avais toujours eu envie de faire une comédie. Et je n’avais pas forcément eu de propositions en ce sens. En France, on vous met très vite dans une case et c’est difficile parfois d’en sortir. Alors ce rôle dans Mandibules que m’a offert Quentin, honnêtement, il était quand même hyper casse-gueule. Et j’avais super peur. C’était clairement quitte ou double, en fait. Mais ça m’a confirmée dans mon envie de faire rire. Vous savez, c’est parfois très émouvant de croiser des gens qui vous disent à quel point La Vie d’Adèle les a bouleversés, mais la force du rire, c’est encore autre chose. J’ai énormément de respect et d’admiration pour les humoristes. Monter sur scène pour faire marrer les gens, c’est une responsabilité énorme. Le rire, ça peut sauver plein de choses. Ça peut sauver une relation, ça peut désamorcer une situation, un malaise… J’ai rarement ressenti autant de satisfaction qu’après avoir fait Mandibules. Et ça m’a fait tellement plaisir de savoir que les gens se sont vraiment marrés.
Il semble désormais souvent de bon ton de critiquer le cinéma d’Abdellatif Kechiche, pour son côté soi-disant concupiscent notamment. Quel est votre rapport aujourd’hui avec La Vie d’Adèle, presque dix ans après?
Mon rapport avec ce film reste inchangé. En mettant en scène deux personnes qui se rencontrent, Kechiche montre à quel point quelqu’un peut changer ta vie en une seconde. J’étais très jeune au moment de la promotion du film, mais ça me choquait beaucoup quand on me rapportait les propos de ces gens qui disaient que les femmes homosexuelles ne couchent pas ensemble de cette manière-là. Mais qu’est-ce que c’est que ce débat? Qui a décidé de comment devait être l’intimité? L’intimité, c’est quand même l’endroit où tu es censé le plus t’abandonner et le plus être toi-même face à quelqu’un d’autre. Pour moi, c’est aussi ça qui est dangereux aujourd’hui, c’est ce genre de conditionnement, de rapport constant à une norme établie. Mais par qui? La Vie d’Adèle, c’est avant tout une magnifique histoire d’amour. Et ma relation à ce film n’a pas changé d’un pouce.
La méthode du duo aux commandes de Rien à foutre: traquer la vérité au coeur même du réel.
Tandem de cinéastes français, Emmanuel Marre et Julie Lecoustre vivent et travaillent entre Paris et Bruxelles. Le premier a été formé à l’IAD, en Belgique, et a déjà plusieurs courts métrages à son actif. La seconde s’est orientée plus tardivement vers le cinéma. Ils commencent à collaborer en 2018 sur le moyen métrage documentaire D’un château l’autre. Rien à foutre, leur premier long de fiction, est né, en quelque sorte, dans un vol Ryanair entre Paris et Barcelone. « J’étais assis au premier rang, juste en face des hôtesses, se souvient Emmanuel Marre. L’une de ces jeunes femmes avait l’air complètement perdue dans ses pensées, et j’ai eu le sentiment qu’elle venait de vivre quelque chose de très douloureux. Et puis, une sonnerie a retenti et, d’un coup, j’ai vu apparaître sur son visage un sourire très étudié. J’ai compris qu’elle coupait tout et qu’elle commençait le travail un peu absurde et violent qui est celui d’une hôtesse de l’air attachée à une compagnie low cost. C’est l’image de cette jeune femme qui a servi de point de départ au film. Avec cette question sous-jacente: qu’est-ce qu’elle a laissé au sol, au fond, et quel prix paie-t-elle pour le laisser au sol? »
La quête
Remarqué l’an dernier à la Semaine de la critique, à Cannes, Rien à foutre se garde bien de fournir des réponses toutes faites à cette double question. Pas le genre de la maison. Chez le duo Marre-Lecoustre, ce qui compte, c’est d’évidence moins l’arrivée que la quête. Laquelle commence par la recherche d’une vérité quasiment documentaire qui se nourrit au maximum du réel, d’expériences vécues. « Dans les nombreux échanges qu’on a eus avec les hôtesses et les stewards qui ont accepté de se livrer, on retrouvait beaucoup l’idée qu’ils avaient fui quelque chose, prolonge Julie Lecoustre. Un amour déçu, une rupture, un deuil… C’est devenu le socle de notre travail. À partir de là, on a suivi des formations d’hôtesse et, surtout, on a décidé de confier tous les rôles en lien avec ce métier à des gens dont c’est justement la profession. Ces rencontres et ces présences ont nourri le film à tous les niveaux. Et son écriture était d’ailleurs en constante évolution. C’est-à-dire qu’elle ne s’est véritablement arrêtée qu’une fois le film terminé. »
Pour le rôle de Cassandre, le personnage autour duquel gravite tout le film, le tandem a longtemps envisagé de travailler également avec une vraie hôtesse, pas une actrice professionnelle. Tout le film a d’ailleurs été financé de manière à pouvoir complètement se passer d’un visage connu. Pourtant, Adèle Exarchopoulos a fini par s’imposer comme une évidence. « Nous n’avons pas de religion sur les acteurs, reprend Emmanuel Marre. Nous avons donc à la fois rencontré de vraies hôtesses et des comédiennes confirmées. Adèle, à l’arrivée, est la seule qui a réussi à véritablement donner corps à cette image de départ d’une femme capable de switcher en une seconde d’un état à un autre. Elle peut vraiment passer d’une détresse extrême à la fanfaronnade dans un même plan. Elle est très physique, très intuitive aussi. Et puis, elle a complètement accepté de ne pas savoir où allait le personnage. Elle s’est engagée sans filet. »
La beauté des choses imparfaites
En quête constante de naturel et d’authenticité, le film, dont le trajet consiste à revenir peu à peu sur terre, à se poser pour essayer de renouer avec les racines de son personnage, est riche en moments presque volés, nourris de nombreux imprévus et d’improvisations. « Très concrètement, explique Julie Lecoustre, on crée des espaces de jeu et d’échange en amont, où les enjeux de la séquence à tourner sont partagés et discutés avec les interprètes. Mais ce sera à eux, ensuite, de les prendre en charge avec leurs mots, leurs émotions… Le naturel vient de là, c’est-à-dire qu’on part d’un territoire commun au sein duquel chacun va pouvoir insuffler ses propres libertés. Ensuite, on essaie vraiment de magnifier les fragilités du film, ne surtout pas les écraser sous la maîtrise technique. C’est un peu le principe du wabi-sabi japonais, au fond: on préfère souligner la beauté des choses imparfaites, et ne surtout pas tendre vers une espèce de perfection très contrôlée, sans aspérités. »
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