Arts vivants: quand les plasticiens entrent en scène

Le bruit des arbres qui tombent, de Nathalie Béasse. © JBlin

Arts vivants et arts plastiques ont toujours entretenu de subtiles liaisons. Qu’il s’agisse d’aiguiser un engagement politique, un rendu sensible ou une expérience purement esthétique, leur croisement est porteur de sens renouvelé. On a voulu le comprendre via le parcours d’artistes plasticiens venus des Beaux-Arts à la scène.

Point de départ de la réflexion: un début de saison sur nos scènes fort en images, économe en mots. Pensons notamment à One Song, de Miet Warlop, musique furieuse au plateau et performance sportive de l’extrême. Ou encore à Icirori, où Consolate nous emmenait dans sa forêt, comme elle nous le confiait, un univers de sons et de sensations davantage que de texte pour une expérience envoûtante, “dérangeante” de par son installation particulière, en quadrifrontal. Au Théâtre de Liège en mars, The Employees de Lukasz Twarkowski effacera les frontières entre tous les arts et toutes les sensibilités. Le texte de théâtre serait-il mort? Vive le théâtre d’images? Visuel 1-verbe 0? Pas si simple. La tendance esthétisante se marque également en danse. À Charleroi Danse, c’était un trio dansé en suspension, performatif et esthétique, qui en novembre dernier emportait le public, le Dehors est blanc de Tumbleweed. Tandis que le collectif (La)Horde débarque fin de ce mois janvier avec Age of Content, floutant la frontière du réel et du virtuel avec un visuel hyper travaillé.

Une vieille idée

Pour Jonathan Châtel, metteur en scène, auteur, scénographe et professeur au Centre d’études théâtrales de Louvain-la-Neuve, l’image est un langage supplémentaire sur scène. “Le lien entre les arts visuels et les arts de la scène sont consubstantiels dès la naissance de la mise en scène moderne. Je pense à Lugné-Poe (créateur du Théâtre de l’œuvre et homme de théâtre français de la fin du XIXe siècle, NDLR), qui pratiquait un théâtre symboliste, et faisait appel à des plasticiens pour la création de ses décors, parce qu’il voulait une interprétation kinesthésique du texte. Le logos n’était déjà plus au centre, le théâtre devenait une expérience plurielle du monde, hors du simple enchaînement de mots. De nombreux penseurs évoquent pour expliquer l’actuelle prolifération d’images au théâtre l’intermédialité -la collaboration de différents médias. Je préfère la notion d’interartialité des scènes, un dialogue, une hybridation entre les arts, et la recherche de l’effet de sens que produit ce dialogue. Prenons Castellucci et son spectacle Sur le concept du visage du fils de Dieu (2010). Sur scène, une représentation géante du Christ, tirée du Salvator Mundi d’Antonello de Messine. Sur le plateau se jouait la fin de vie d’un vieil homme que son fils devait accompagner. Il y avait ce dialogue entre l’idéal de charité et d’amour du prochain que porte le christianisme et la réalité de la scène où le fils s’agaçait du comportement de son père incontinent. C’était une méditation sur la souffrance et la mort par le truchement du dialogue entre le tableau et les corps en scène. Le contraste était très fort, les intégristes religieux ont été choqués parce que Castellucci avait touché quelque chose de sensible dans nos sociétés de tradition judéo-chrétienne.

Star des scènes européennes, Romeo Castellucci s’est en effet fait connaître par un art essentiellement plastique, ses mises en scène au théâtre comme à l’opéra (on peut d’ailleurs voir son Die Walküre à la Monnaie du 21/01 au 11/02) étant toujours faites d’images fortes. Sa formation aux beaux-arts est certainement pour beaucoup dans cette meilleure compréhension de l’interaction entre les images et les mots. Le texte est un matériau comme un autre et n’est plus matière première. Dick Tomasovic, professeur à l’ULiège et titulaire d’un cours liant arts vivants et arts visuels constate “une présence, semble-t-il, accrue d’artistes venant des beaux-arts sur -et autour- des scènes contemporaines”. Une tendance qui peut s’expliquer: “Probablement que les politiques, très dynamiques, d’ouvertures institutionnelles favorisent ce type de “passage à l’acte dramatique. Tant du point de vue des musées, qui veulent de plus en plus proposer des manifestations et des événements “live”, que des théâtres, qui se rêvent de plus en plus en centres culturels et lieux de créations interdisciplinaires.

L’essor performatif

Beaux-arts et arts vivants sont très articulés depuis la naissance du théâtre d’art à la fin du XIXe siècle: on sait combien les mouvements symbolistes, constructivistes ou expressionnistes ont circulé entre les arts plastiques et ceux de la scène. Tout au long du XXe siècle, le développement de la danse moderne et contemporaine a aussi grandement joué pour des échanges féconds entre les artistes des arts de la scène et des beaux-arts. Mais un point de jonction particulier entre ces deux champs artistiques a sans doute émergé avec la pratique de la performance. L’historienne de l’art et contemporanéiste à l’ULiège Julie Bawin réfute aussi la nouveauté des croisées des chemins de l’art vivant et de l’esthétique: elle pointe l’émergence et l’affirmation de la performance. “Pour moi, le lien entre esthétique et arts vivants est manifeste dès les années 60-70. C’est un rapport entre d’une part un art fondé sur le geste, le corps et d’autre part un art qui peut être entreposé. C’est pour ça que les artistes plasticiens ont été vers le mouvement. La performance, une réaction politique des plasticiens à un art qui se marchandise, sauce seventies donc. Mais Tomasovic de pondérer: “La performance est de plus en plus formulée et institutionnalisée, et ce à partir des années 70, comme si, pour reprendre les termes anglo-saxons, le performance art devait finir par s’approcher des performing arts.” Soit du live art, donc, de l’art vivant. CQFD? Et si ceci peut sembler très théoriquement universitaire, il suffit de s’ancrer dans la pratique pour mieux comprendre.

En ce début d’année, le Théâtre Varia à Ixelles offre jusqu’au 1er février un focus à la Française Nathalie Béasse. Pour cette artiste protéiforme (metteuse en scène, chorégraphe, scénographe…), la performance a été l’entrée dans le spectacle vivant, un tremplin des écrans vers la scène. Nathalie Béasse a en effet étudié les beaux-arts avec, dans un premier temps, une volonté farouche de s’arracher du carcan trop contraignant de ces derniers. “Dans les arts plastiques, le mot “esthétique” est mis en avant, alors que dans l’art vivant on en parle moins. Pourtant c’est lié. En outre, en arts plastiques, il existe une sorte de code que j’ai voulu casser, pour qu’il n’existe plus de frontière.” Pour Nathalie Béasse, qui “a du mal à rentrer dans les cases”, le rapport entre esthétisme et art vivant, c’est ce qu’elle construit au fur et à mesure. “C’est une globalité. À la fois je veux casser l’esthétique, puis j’y reviens. Il n’y a pas de questionnement, les deux vous habitent quand vous êtes à la lisière des arts.” Cette frontière qu’elle parcourt, elle l’a découverte par la performance. En particulier celle de Marina Abramovic. “Depuis toujours, le rapport à l’image faisait partie de moi. Étudiante aux Beaux-Arts, je suis partie en Allemagne dans une école qui enseignait la performance, école “habitée” par Abramovic. Je pensais qu’on allait filmer. Mais moi qui n’avais jamais travaillé mon corps, toujours à un banc de montage, j’ai dû performer… Ce rapport physique à l’espace, à la répétition, m’a impressionnée. Être ici et maintenant, oublier le mental, être dans un rapport à l’autre, au corps de l’autre. On travaillait sur l’enfer. Alors que je répondais à des questions sur le sujet, les autres performeurs ont remarqué que je bougeais sans cesse. Ils m’ont demandé de me mettre dans un pas de porte, de ne plus en bouger, pour inventer une narration qui venait de moi. C’est ça que j’ai appris. À mon retour en France, j’avais des traces de coups partout, je me sentais vivante. J’avais besoin de ce rapport fort à être dans l’espace. De sortir du plan, du plat, de l’image. Être dans la 3D a été une grande découverte. J’ai appris que quand on est artiste, il faut être dans son corps. Je voulais faire un film live, avec du cinéma, de la musique. Tout devenait terrain de jeu, comme une peinture avec des éléments de décor. Au début de mon travail, il y avait peu de texte, c’était du théâtre-danse, du théâtre physique. Mais ça a façonné mon langage.” Si chez elle le texte est matériau, pâte ou argile qu’elle façonne, la chair l’est tout autant. Notamment dans la direction des comédiens. “Je suis dans un travail très dirigé, comme si j’avais une vision de ce que je voulais. Je dis aux comédiens de ne pas improviser. Quand je donne un texte à une personne, c’est comme une prolongation de moi. C’est un travail de l’ordre de la composition, de l’installation.

Le moins, le mieux?

L’image en force donc, ou du moins un rapport au visuel davantage appuyé. Mais qu’en est-il d’un effet de mode, celui de voguer sur un minimalisme ascétique opposé à la profusion actuelle d’images? “Dans l’art contemporain, ce n’est pas parce qu’on fait beaucoup d’images ou de belles images qu’on va accéder à la profondeur des images”, poursuit Jonathan Châtel. Et d’embrayer sur Claude Régy, maître de la réduction de la forme théâtrale, qui concentrait ses mises en scène, souvent, dans de simples cubes noirs, d’où sourdaient des lumières subtilement évocatrices. “Il voulait réduire son théâtre à une image mentale, celle que le spectacle va réveiller chez le spectateur. On vit dans une société de déferlement d’images. Le théâtre serait le lieu où on peut couper ce déferlement, où on peut se relier à notre capacité intrinsèque de rêver, créer.” C’est donc d’une réflexion sur les arts visuels qu’il s’agit: “Ce n’est pas parce qu’on montre de façon explicite que c’est clair, ce n’est pas parce qu’on multiplie les images que c’est de l’art. Au contraire, en réduisant l’image à un trou noir, on peut avoir un sens extraordinaire.

Petit Eyolf, mis en scène par Jonathan Châtel.
Petit Eyolf, mis en scène par Jonathan Châtel. © Bernard Coutant

Dans son travail de scène, Jonathan Châtel fonctionne lui-même à l’épure esthétisante… et parlante. “Il faut épuiser les images pour arriver à une image pure.” Dont acte: dans son adaptation du Petit Eyolf d’Ibsen (2013), au lieu de figurer sur scène, comme c’est d’habitude le cas avec cette pièce du XIXe bourgeois, un intérieur cossu, il a mis sur scène… cinq tonnes de terre! “Suivant les lumières, le temps qui passait, les images des corps composés par les acteurs, les spectateurs pouvaient se projeter au fur et à mesure, voir une tombe, un fjord… Cette épure, ce minimalisme permettent la projection imaginative des spectateurs sur ce qu’ils voient. C’est là que se joue pour moi l’enjeu politique du théâtre, dans ce dialogue des imaginaires.” Et de poursuivre: “L’épure n’est pas un signe du temps, c’est pour moi une nécessité intime. Au théâtre, je veux un lieu à la fois de solitude et de communauté, un lieu de calme dédié à l’implicite, à la profondeur, au plaisir du rêve, où ce qui compte c’est le mystère de la présence humaine. Une œuvre d’art est le résultat de l’interaction entre le spectateur et la mise en scène. Le spectateur crée son poème sur le poème qu’il est en train de voir. Un œuvre doit engager un dialogue davantage qu’en mettre plein la vue. À ce sujet, Lars Noren dit préférer “être penché en avant pour regarder ce qui se joue qu’être collé à son siège”. Le spectateur doit être actif. Avec les séries, par exemple, on est sur un mode de consommation addictive d’une forme d’art. Je n’ai rien contre mais le théâtre peut, selon moi, proposer une autre expérience via le mouvement de l’épure, permettre de trouver le mystère de la simplicité, de la fragilité humaine.” Reste alors à inventer un nouveau langage, qu’il soit de mots ou de sensations. Sans nécessairement opposer épure et mise en scène prolixe. Sans illustrer, en faisant ressentir. “Tout ce qui est en jeu, poursuit Châtel, au-delà des choix formels, c’est la manière dont les idées et les images vont tisser un dialogue riche, neuf, singulier.” Un travail auquel s’attellent les nouvelles générations, qui viennent donc souvent des arts plastiques. Lukasz Twarkowski et (La)Horde sont de ceux-là, jeunes artistes issus des underground esthétiques, cherchant, par les corps, les espaces et les sensations, d’autres langages, d’autres formes de théâtre.

Toucher au sensible

Une réflexion nous vient dans les allées de Sculptor of Time de Bill Viola, au musée de la Boverie à Liège. Dans cette exposition, les “prises de vues” du vidéaste américain, comme autant de prises de vies, font naître la sensation que nous sommes face à un phénomène vivant. Comme si les artistes de l’inerte voulaient aujourd’hui davantage impulser la vie, le mouvement, dans leurs œuvres. Dans ces pages, en novembre dernier, Vincent Delvaux, le commissaire de l’exposition liégeoise déclarait: “Viola pratique une véritable phénoménologie du visible. Celle-ci stimule davantage l’émotion que l’intellect.” Une définition qui se rapproche du cahier des charges de l’art vivant. Qui veut émouvoir, ou en tout cas toucher au sensible, pour donner à voir, à penser, à agir. Voilà, sans doute, l’avenir de l’art: insuffler la vie, dans ce qu’elle a de plus mouvant, chez le spectateur. Pour qu’il reparte, plus riche d’expériences et de sens. Et de questions, aussi.

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