Les corps sur scène: un théâtre qui parle surtout de ces corps que nous avons tous

Le tribal maîtrisé de la seconde partie de Double Murder, The Fix. © TODD MACDONALD

De plus en plus, sur nos scènes, les corps s’expriment. Dans toutes les langues et dans tous les styles. Corps racisés, corps douloureux, corps handicapés, corps transgenrés. Parce que corps habités. État des lieux.

Lyon, Maison de la Danse, printemps 2023. Double Murder. Un spectacle, de vie et de mort, chorégraphié par Hofesh Shechter, en tournée mondiale depuis sa création en 2021 et salué unanimement. “Souffle insurrectionnel dans l’air du temps, gestuelle merveilleusement “tripale”, art consommé du zapping, science du plateau et des lumières avec passages au noir qui font grimper le suspense… Shechter est un pyrotechnicien qui en met plein la vue, pour ne citer que nos confrères du Monde. Il est vrai qu’il y a du tripal-tribal dans cette mise en espace de Shechter, chorégraphe israélien, sur ses deux façons de voir le corps. Lui, qui est également à la partition dansée de En corps, film de Cédric Klapisch sorti en 2022, propose, dans ce Double Murder, deux facettes de l’identité humaine. Son côté sombre, violent, dans la première partie, Clowns: des humains grotesques qui dénoncent à quel point on peut, aujourd’hui, prendre la violence comme un divertissement. Puis son côté empathique, cathartique, méditatif, dans la deuxième partie, TheFix, visible après un entracte salutaire. On sent dans les corps en scène que ces deux volets sont diamétralement opposés. Qu’à la violence communautaire de la première partie -identités contrastées, violentées, même si elles fonctionnent en symbiose comme pour un ballet classique- s’oppose le “Care” de la seconde. Les corps, dans ce Fix, second volet élaboré post-Covid, sont chacun seuls, isolés, mais moins violents, plus doux, surtout avec eux-mêmes, mais également les uns avec les autres. Voici pour la construction intellectuelle, et la réception visuelle, des corps.

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Ensemble, c’est tout

Et cette pensée mise au plateau dit beaucoup de notre monde, aujourd’hui. Parce que le Covid, les attentats répétés en Europe et #MeToo sont passés par là et offrent aux corps en scène une autre vie. “Pendant le Covid, avec les danseurs de la compagnie, on ne se voyait pas en direct, mais on communiquait beaucoup en ligne”, nous confie Bruno Guillore, directeur artistique de la compagnie Hofesh Shechter. Et on discutait énormément sur le genre, l’appropriation de la culture, la santé mentale.Une élaboration dans la tête qui passait par le corps, chacun chez soi: les danseurs continuaient à performer dans leur salon. Cette pensée s’est ensuite traduite sur le plateau.

C’est un peu le même discours que nous confie Pierre Thys, sur un sujet connexe, le handicap, ou en tout cas le corps différent. Le directeur du Théâtre National qui a programmé cette saison Une tentative presque comme une autre, dont un des interprètes est porteur d’un handicap moteur, qui a travaillé avec le chorégraphe et ancien directeur de Charleroi Danse Frédéric Flamand il y a une dizaine d’années, et comme programmateur danse auprès de Serge Rangoni, au Théâtre de Liège jusqu’en 2021, peut parler de ce que le corps représente en scène. Maintenant. “Dans le théâtre aujourd’hui, on va au-delà de la danse. Le corps s’inscrit dans la discipline théâtre. On a épuisé ce que le théâtre du XXe siècle pouvait dire. Les théâtres de l’Est, autrichiens, polonais, allemands ont été bien au-delà, très vite, du théâtre français, qui reste accroché au texte. Aujourd’hui, on est au début de l’expérimentation du théâtre qui va vers le corps. Il y a une part essentielle du point de vue physico-sensoriel. Avec le Covid, on a compris que le corps était en danger. Tous les corps comptent, parce que tous les corps souffrent; tous les corps sont en danger”, souligne encore celui qui s’est engagé depuis longtemps à accompagner ces mêmes corps. “Une histoire d’empathie”, selon lui.

Guillaume Papachristou, de face, et Clément, de dos, performant leur gémellité dans Une tentative presque comme une autre.
Guillaume Papachristou, de face, et Clément, de dos, performant leur gémellité dans Une tentative presque comme une autre. © baptiste le quiniou

Corps temporalisé

On en revient à Une tentative presque comme une autre, en tournée en cette fin de saison, de Guillaume et Clément Papachristou. Les jeunes hommes sont jumeaux, trentenaires. Bruns, leurs cheveux. Verts, leurs yeux. Et rieurs. Clément est comédien, il est sorti du conservatoire de Liège voici quelques années. Et comédien, ce n’est pas toujours facile, fait-il comprendre dans le spectacle. Son frère Guillaume n’a pas fait d’études. Il a commencé à parler à 7 ans. Guillaume est atteint d’IMC. Leurs corps, ils l’ont appréhendé ensemble, au fil du temps, “dans un méta-crypto-langage de jumeaux”. Tous les deux, sur la scène du studio du National l’an dernier, ils ont performé cette gémellité contrastée. Sublimée, devrait-on affirmer. Alors, non, ce n’était pas simple. Pas simple de se mettre en scène, pour Guillaume. “Il n’y a pas de corps handicapé sur les scènes, ni ailleurs, puisqu’on est en coquille (sa chaise adaptée, NDLR). Les gens qui ne nous connaissent pas pensent qu’on (les personnes handicapées, NDLR) n’a pas de corps. Moi, le spectacle me fait énormément de bien. On regarde mon corps quand je suis sur scène, alors que d’habitude, on ne regarde que ma coquille. Ce spectacle m’aide à comprendre le handicap. Ça m’aide à comprendre que le handicap sera toujours une énigme. Heureusement et malheureusement. C’est une énigme à résoudre sur toute la vie. En performant le spectacle, c’est comme si je résolvais une partie de l’énigme. Le plus dur, ce n’est pas pour moi, c’est pour les autres qui regardent. Même si, parfois, notamment dans les ateliers qu’on fait avec Clément, j’ai honte. Je n’apporte pas ce que je voudrais.

Et Clément de poursuivre: “Quand il dit ça, je me rends compte de ce que j’ai appris de ce spectacle avec Guillaume: le rapport au temps”. Un rapport au temps que le comédien et son frère souhaitent poursuivre dans l’encadrement des spectacles. Jouer avec Guillaume m’a appris qu’on doit prendre le temps, explique Clément. Un temps sur scène, de silence, de moments de transition mais aussi un temps en coulisse, hors plateau. Un temps qui jusqu’à présent ne prend pas en considération les temporalités réelles des acteurs même si Clément insiste: ils ont été parfaitement encadrés par le National. “Mais je me souviens des conditions pour mettre en pratique ce processus inclusif, c’était très compliqué. Les producteurs devaient s’adapter. On découvrait les besoins de chacun au fur et à mesure. On a dû repenser les moyens de production, parce que si on n’avait pas de temps -ce qui est souvent le cas dans la production d’un spectacle-, le processus était différent des espaces où on a du temps. Il faut penser aux accès, aux temps de repas, au temps pour aller en scène, au temps sur scène qui s’écoule différemment…

Et le comédien de poursuivre qu’il s’interroge aussi, au-delà de ces contingences nécessaires, sur le fait de mettre “Guillaume debout”. “C’est comme si la seule normalité était celle-là. On y réfléchit beaucoup, même si le spectacle continue dans sa forme initiale. Que dit-on, tous les deux, quand Guillaume se lève de sa chaise?” Sans doute, pour poursuivre la pensée du comédien, que la normalité est d’être debout… Et Guillaume de poursuivre: “Je ne sais pas comment dire… Ma vie m’aide à tenir le coup. Je ne connais jamais mes réelles capacités. Mais ça m’aide à tenir, ça m’intrigue. Je connais et en même temps, je ne connais pas mon corps. J’ai l’impression d’avoir plus grandi dans ma tête que les autres. Parce que quand j’étais petit, je devais me débrouiller plus que les autres, et trouver la meilleure manière d’être autonome, physiquement et dans la tête. J’étais obligé d’être plus fort, ce qui rend plus vite adulte.” Puis, Guillaume, lui dont le langage est parfois laborieux, tant il ne suit pas la vitesse de sa pensée, ni les allers-retours de son siège, qu’il monte et descend au fil de la conversation, de poursuivre: “La parole m’énerve beaucoup.” Une parole dont il se moquera, quand on lui parlera de notre article: “C’est juste un one-shot, juste dire ce que les corps en scène sont. On ne va rien en faire de plus?

Corps racisés

Alors oui. C’est là qu’on mesure la limite. Les limites. Limites des mots, face aux essentiels des corps. C’est de ça dont Alesandra Seutin semble vouloir parler. La metteuse en scène a porté le propos de Miriam Makeba, activiste et chanteuse sud-africaine, sur scène, avec son Mimi’s Shebeen, créé au KVS en mars dernier, en tournée et de retour à Bruxelles très bientôt. Un spectacle qui met au plateau les identités noires comme on les voit rarement, corps entiers et forts, performatifs, performants, imposants, interrogeants, incriminants. À la sortie du spectacle, on serait tentée d’évoquer un Sacre du printemps, mais noir. Sauf que ce point de vue-là est terriblement “blanco-centré”. Belgo-belge, peut-être? “Je suis Belge par mon père, mais j’ai travaillé beaucoup en Angleterre, pondère l’artiste, sud-africaine par sa mère. Je bosse essentiellement sur des histoires où les Noirs sont importants. Pour moi, il était évident de travailler avec ces corps noirs, pour avoir cette empathie du corps. Ces corps-là qui sont au quotidien confrontés à eux-mêmes, à leur histoire.

Le mauve, couleur colère, règne sur la seconde partie, pourtant apaisée, de Mimi’s Shebeen.
Le mauve, couleur colère, règne sur la seconde partie, pourtant apaisée, de Mimi’s Shebeen. © DANNY WILLEMS

Et l’histoire de l’écriture de Mimi’s Shebeen, comme beaucoup d’histoires d’écritures théâtrales, commence par une histoire de vie. De corps. “J’étais avec ma mère. On était en 2015, elle était sur un lit d’hôpital, avec un cancer. Elle y a survécu, mais à ce moment-là, elle voulait absolument écouter Miriam Makeba. Donc dans la foulée, j’ai beaucoup écouté cette artiste, que j’entendais quand j’étais petite. J’ai écouté, puis trouvé les bases du spectacle, sur la vie, la mort, les exils, la migration. J’ai ensuite cherché des corps qui pouvaient comprendre ce qu’était l’exil.” Cette recherche a priori intellectuelle d’Alesandra sur Miriam Makeba, cette artiste “qu’elle voyait uniquement comme une belle chanteuse, élégante” quand elle était enfant, s’est muée en force physique, dans Mimi’s Shebeen, quand la metteuse en scène a compris que Makeba était “une activiste, à sa façon de mettre esthétiquement en scène ses engagements”.

Corps traumatisés

Parce que c’est de ça dont on parle, au final. D’une esthétique de l’espace. Du poids des choses, donc de leur fragilité. Alice Barraud ne dit rien d’autre avec son MEME. Alice est circassienne, spécialiste en acrobatie et autres choses complexes avec le corps. Alice était au Mauvais Endroit au Mauvais Moment: Alice était à la terrasse d’un des cafés pris pour cible par les terroristes, à Paris, en novembre 2015. Après ça, Alice a appris qu’elle ne pourrait plus vraiment grimper, escalader, performer. Elle l’a appris sur son lit d’hôpital, dont elle a décidé de faire un agrès circassien, pour son sublime MEME, où elle évolue, en corps et en cœur, avec son amoureux musicien -Raphaël de Pressigny du groupe Feu! Chatterton. Il joue, elle vit.

Ce corps traumatisé, c’est aussi le corps qu’on ne comprend pas pour ce qu’il est, comme dans Lilith, de Lylybeth Merle, présenté aux Garden Parties des Doms, à Avignon l’été dernier. Un corps né homme, révélé femme. Douloureusement, en vie, puis doucement, en scène. Lylybeth Merle, qui vient de mettre en scène son Hippocampe au théâtre Varia, scène fragile mais touchante d’humanité, de transgenralité, cabaret léger pour dire la force d’être différent. D’être née et né dans un corps qui ne devait pas nous être attribué. Mais être née et né. Donc habilitée et habilité à dire, performer. Être en corps. Et c’est sans doute ça, le théâtre de demain, celui de l’acceptation. Un théâtre qui, s’il parle de la différence, parle surtout de ces corps que nous avons tous, avec lesquels tous nous marchons, rions, vivons et aimons. Un corps qui se révèle différent, parce que nous le sommes tous. Un corps essentiel, qui continuera à se dire sur nos scènes, aujourd’hui et demain, qu’on accroche ou pas à son esthétique. Pour citer Christian Billet, dont la phrase nous a été soufflée par Pierre Thys: “Le théâtre est le lieu où on voit et où on entend les corps”. Les corps d’aujourd’hui, forcément en mutation et en interrogations, et en conscience. Alors voyons, et, entendons. Dans la saison prochaine, par exemple, qui promet des corps en mots: Pierre Thys nous a dévoilé un programme 2023-24 qui invite Sade et Pasolini. Des maux, encore.

Double Murder

Double Murder sera présenté en cette fin de mois dans l’écrin du théâtre de La Louvière. On y découvrira des corps torturés puis apaisés. La scénographie est sublime. Des sombres et des clairs, en lumières. Des corps drillés à la perfection physique. On s’installe dans la salle, en attente d’un spectacle qu’on nous a promis “tribal”. Il l’est, mais dans une esthétique propre et convenue. Les corps se courbent, parfaitement. S’enviolentent, avec effets et affects. Dans la première partie, ils ont les collerettes des clowns d’hier, l’esthétique est de blanc, noir et rouge. Les corps se cherchent. Se tuent par humour. Renaissent par cruauté. Montent sur pointes et miment un ballet classique. Racontent la violence. Puis après la pause, les corps partis en coulisse reviennent dans les tons de bleus, adoucis. On ne comprends pas tout, mais on doit l’avouer, on assiste à du très beau. Du très fluide, du très doux. Il paraît, de source certaine -l’assistant du metteur en scène- que les corps en scène ne sont pas rompus à la danse classique. On en doute, tant tout semble dans les deux parties parfaitement pensé, étudié, millimétré. Quand on en parle au metteur en scène lui-même, dont on a applaudi les envolées sublimes et incorporées du film En corps, dans lequel il incarne son propre rôle, il nous explique pourquoi la beauté sauvage du film est différente de ses contours en scène. “Dans En corps, il y a une constante bataille avec l’autorité, le fonctionnement, puis des questions de pouvoir. Dans Double Murder, il y a ce comportement de groupe, qui échappe à tout contrôle -ça, c’est dans la première partie Clowns-, qui devient de de plus en plus violent, pour des raisons qui nous échappent. Dans la deuxième partie The Fix, c’est un autre angle. On voit des êtres bienveillants qui tentent de maintenir nos structures ensemble.” Sauf que. Après n’avoir pas vraiment senti son âme vibrer au spectacle lui-même, à Lyon, printemps 2023, on se demande que dire de ce Double Murder? Qu’il est une performance saluée partout, devant tout, d’une troupe qui sait comment toucher son public, d’un chorégraphe brillant et efficace. Certes. Qu’il est un spectacle performatif, réglé au millimètre aseptisé. Aussi. Mais que malheureusement, il peine à atteindre le cœur. Ce qui est dommage, quand on souhaite parler “en corps”. On vous laisse juger. En corps et cœur.

d’Hofesh Shechter, les 23 et 24/05, au Théâtre de La Louvière, www.cestcentral.be ***

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