Trésors oubliés: zoom sur ces albums qui refont surface après avoir disparu des radars
Cet automne, Leo Nocentelli des funky The Meters, sort un album solo enregistré en… 1971. L’album refusé, égaré, négligé puis, in fine, ressuscité, est un genre en soi. Affres discographiques, de Neil Young à Kanye West en passant par Bowie.
Acte 1: un demi-siècle?
6 et 7 mai 1976, on est à Forest National pour les Rolling Stones. En première partie, The Meters, groupe funky-bayou de La Nouvelle-Orléans. Ils tirent leur groove de la tradition du Sud humide et des liens avec la tribu des Neville Brothers. Aucune idée alors -Internet n’existe pas- que le guitariste du groupe, Leo Nocentelli, a enregistré un album perso complet en 1971. Jamais publié en son temps, Another Side, qui sort enfin en cet automne 2021 via le label Rough Trade, va donc attendre sur des étagères pendant un demi-siècle. Il faudrait sans doute une enquête serrée pour savoir comment ce genre de scénario est plausible. Au fond, cela passe après l’écoute musicale de dix titres qui n’ont pas vraiment de date de péremption. Sans doute en raison d’une esthétique folk-funky assez originale. Quelque part entre James Taylor et le remue-fesses naturel du Sud américain. Via aussi une guitare acoustique très présente, très accrocheuse, qui emmène les chansons originales de Leo comme sa reprise du Your Song d’Elton John. Un disque singulier, vraiment à découvrir.
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Acte 2: allô?
Le scénario initial est un grand classique des compagnies de disques. Quasi un blockbuster commercialo-artistique. Le chargé d’A&R (abréviation d’Artists and Repertoire, directeur artistique) -à 95% un homme- qui t’a signé toi, artiste solo ou ton groupe, ne répond plus au téléphone. Fixe -on est plutôt avant le cellphone. Le standard du label à Los Angeles, Londres ou New York, est dans l’impossibilité de te le passer. La téléphoniste -à 95% une femme- s’embrouille sur les raisons exactes de la non-communication possible. Tu raccroches. Trois jours plus tard, tu apprends que le mec qui a craqué pour ta musique et t’a fait signer un contrat de trois albums sur Warner, Columbia, Polygram, Harvest, EMI, Atlantic, Island ou quelques dizaines d’autres, a été viré. Nettoyage à sec, c’est la méthode. Normalement avec chèque. Du jour au lendemain, face à un changement de patron et/ou d’actionnaires. Ou pas, juste l’air du temps et de sang frais vampirisé. L’ouvrage Rock’n’roll Justice (lire notre article du 25 novembre: Comment l’histoire du rock s’est aussi écrite dans les tribunaux) revient sur les embrouilles entre artistes et labels. Et nonobstant la notoriété des premiers, on y voit souvent un drôle de rapport entre un esclave contractuel et un maître omnipotent international. L’industrie du disque est aussi brutale que celle de la sidérurgie ou du hard discount: tu ne plais plus à la hiérarchie, tu dégages. Tout de suite, même si tu as signé du lourd. Principe corporate appliqué: aucune mémoire ne subsiste du jour au lendemain, ni pour les signataires, ni pour les signés qui partent au purgatoire. Leur oeuvre se retrouve au placard, même s’ils viennent d’enregistrer un album complet avec l’A&R désormais pestiféré.
Acte 3: le récidiviste Young
Le premier exemple du genre qui remonte naturellement à la surface discographique est celui de Neil Young. Le Canadien misanthrope est même un récidiviste du genre. D’abord, il y a des enregistrements datés d’août et septembre 1973. Grosse couille dans le suprême de potage folk-rock, il s’y révèle traumatisé par la perte récente de deux proches: Bruce Berry, le roadie de Crosby, Stills, Nash & Young, et le compagnon Danny Whitten, guitariste avec lequel Neil enregistre au sein du groupe Crazy Horse depuis 1969. Tous deux meurent d’overdose: Whitten d’un mix de Valium et vodka, Berry sous dope de coke et d’héro. Même s’il n’est pas très sentimental, Young a du mal à se remettre d’avoir viré Whitten, devenu junkie. Après l’avoir congédié pour cause d’incapacité musicale sous effets de drogues, il lui donne un ticket d’avion et 50 dollars pour rejoindre la Californie, où il meurt le 18 novembre 1972, le lendemain de son renvoi. Young culpabilise et ce décès ajouté à celui de Bruce Berry fait fermenter des chansons traversées par la faucheuse dans un album noir, Tonight’s the Night. Le label concerné, Reprise Records, sous-marque de Warner, fondé en 1960 par Frank Sinatra et Dean Martin, trouve les chansons trop sinistres pour être publiées, estimant qu’elles peuvent « casser l’image folk de Neil« . À la place, Reprise sort à l’été 1974 l’album On the Beach, par ailleurs guère folichon. Quand sort finalement Tonight’s the Night en juin 1975, c’est aussi la confirmation que le plus sombre, le plus déprimant de l’électricité rock est désormais possible. Moralement, l’influence sera prégnante, y compris pour le punk qui arrive. Mais on ne change pas les mauvaises habitudes de retour. En 2020, Neil Young publiait Homegrown, bouclé 45 ans auparavant… Et ce n’est pas fini! Il vient de déclarer la prochaine parution, sous le titre Summer Songs, de démos de 1987. Particularité: il ne se souvient pas de les avoir enregistrées.
Acte 4: même Bowie
Bowie, en personne, connaît l’humiliation de se faire rembarrer par sa firme de disques. On est au tout début des années 2000 et la superstar enregistre l’album Toy, avec Mark Plati. Soit une poignée de versions up-to-date de ses chansons sixties -plutôt obscures comme Liza Jane-, auxquelles s’ajoutent de nouveaux titres contemporains. Le label de Bowie d’alors, Virgin-EMI, cale nettement sur l’idée et sur les chansons et refuse de sortir le disque. Objet d’une fuite sur Internet une dizaine d’années plus tard, il finit par être officiellement publié à l’automne 2021. Vexé par son label qu’il quitte pour cette raison, David Bowie signe chez Columbia. Recyclées dans des faces B et des éditions limitées, les chansons niées vont aussi trouver refuge au sein de l’album Heathen paru en 2002 et puis, en 2014, dans un box de trois CD intitulé Nothing Has Changed.
Acte 5: Jimi, Kanye et Prince
Créateurs compulsifs, ils le sont. Quand Jimi Hendrix meurt -en septembre 1970, dans des circonstances jamais vraiment éclaircies-, il a publié trois albums studio et un live. Un demi-siècle plus tard, les compteurs s’affolent et dénombrent treize disques supplémentaires en studio, une vingtaine de lives, dont certains dans des festivals devenus fameux (Woodstock, Miami Pop). Vous y ajoutez au moins une quinzaine de compilations et comprenez ce que rentabilité signifie pour la Fondation Hendrix.
Un sort assez semblable à celui post-mortem de cette autre hyper-vedette black qu’est Prince. Le Kid de Minneapolis (1958-2016) a enregistré des centaines d’heures et même « 8.000 chansons » inédites, nombre aussi délirant qu’invérifiable. S’il n’y a que trois albums studio posthumes officiels parus entre 2018 et 2021 (Piano and a Microphone 1983, Originals, Welcome 2 America), plus du live et de la compilation, on peut penser que les réserves d’enregistrements pourraient encore approvisionner le marché musical pendant un ou deux siècles.
Le troisième lascar afro-américain est le seul qui roule encore: Kanye West, beau cas d’école psy. Au-delà du CV déjà encombré -copain de Trump, prédicateur néo-évangéliste, mari de Kim Kardashian, problèmes de santé mentale- faut bien dire que le rappeur est un fucking puzzle. Incapable de faire du surplace discographique, il ne cesse de modifier ses enregistrements au fil du temps, rajoutant des morceaux, en donnant d’autres versions. Pour le meilleur et le reste. En cela, Kanye est un OSNI (objet sonore non identifié). Un article de Variety, bible du showbiz US, s’est récemment plongé dans son parcours de mixes, remixes et ajouts. Au-delà de dix albums perso officiels -de The College Dropout en 2004 à Donda en août de cette année, l’itinéraire discographique de Kanye part complètement à l’ouest. Trajet effarant et impossible à détailler, sauf dans un Focus spécial. Alors, classiquement, Kanye revisite sa borne Life of Pablo trois mois seulement après sa sortie initiale. Ouvrant une proposition 2.1 comme quoi un disque -ou son équivalent Spotify- n’est jamais qu’un work in progress, l’artiste se donnant le droit de le (re)façonner des jours, semaines, mois ou années plus tard. Et là, ce n’est plus le label qui choisit, mais bien l’auteur.
Acte 6: et en Belgique?
« À ma connaissance, Pias n’a jamais refusé d’album en tant que tel. On travaille beaucoup sous licence, c’est-à-dire que l’on distribue et promotionne un « produit fini ». Même si on écoute bien évidemment les prémices du futur disque, les démos, avant que ça prenne la direction des studios définitifs. On a comme principe de laisser la liberté artistique aux gens avec lesquels on travaille. » Le patron de Pias Belgique, Damien Waselle confirme aussi un fait purement économique: sur un si petit marché que la Belgique, certains albums qui n’iront pas sur les territoires étrangers, pour cause de genre, n’ont pas vraiment les moyens d’être mis au frigo. Ou dans des caves qui attendent la résurrection.
Jacques Duvall -faut-il le rappeler- a écrit quantité de chansons pour Lio, Chamfort et compagnie depuis les années 70. Il réfléchit: « Je n’ai pas d’exemple en tête d’album français ou belge reporté ou mis au frigo pendant des années, voire des décennies. Culturellement parlant, c’est différent de la méthode anglo-saxonne« . Évidemment, là, on parle de dimension de marché mais aussi de ce qui est de « l’exception culturelle française« , et par élargissement, francophone. L’artiste y est moins considéré comme un simple produit par le marché. Avec cette exception un rien surréaliste, à la belge, précisée par Marc Hollander, le boss de Crammed Discs. Dirigeant son propre passé-futur, à la fois patron et musicien -notamment au sein des Tueurs de la Lune de Miel-, il ressort en 2014 des morceaux d’Aksak Maboul, abandonnés en 1983, sous le titre bien choisi d’Ex-Futur Album. Le mot de la fin? Provisoire, évidemment. Mais si un artiste ou groupe belge a expérimenté la chose, prière de vous adresser à la rédaction.
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