Après avoir clôturé une trilogie très sombre, Nick Cave revient avec Carnage, balancé dès cet après-midi sur les plateformes de streaming. Enregistré en quelques jours avec le fidèle Warren Ellis, il laisse passer à nouveau la lumière.
ROCK. Nick Cave & Warren Ellis, « Carnage », distribué par Awal. Disponible en physique dès le 28 mai. ****
S’il y a bien un artiste susceptible d’incarner encore une certaine intégrité rock aujourd’hui, c’est bien Nick Cave. On sait à quel point la notion de « héros » est devenue compliquée aujourd’hui à aborder – tant ils semblent tous tomber les uns après les autres de leur piédestal, démantelés par une époque où le génie n’excuse, heureusement, plus tout. Nick Cave, lui, ne bouge pas. Il est cette icône à la trajectoire quasi inattaquable. Un shaman, transformé quasi en gourou, depuis qu’il a lancé sa newsletter The Red Hand Files, où il répond directement au courrier qu’il reçoit. Malgré cette sanctification, l’Australien continue pourtant de chercher et d’explorer.
Pandémie ou pas, Nick Cave n’arrête en effet jamais. Il y a à peine plus d’un an, il était encore à Bozar pour l’une des dernières dates de sa tournée Conversations with… Il aurait dû revenir avec les Bad Seeds au printemps. Le virus en ayant décidé autrement, il s’est rabattu sur un solo piano, diffusé en live streaming, et publié à la fin de l’année sous le titre Idiot Prayer. Dans la foulée, il renouvelait également sa collaboration avec le compositeur belge Nicholas Lens, en prenant en main le livret de son « opéra de chambre », 12 L.I.T.A.N.I.E.S. Aujourd’hui, c’est avec Warren Ellis, camarade de longue date, qu’il publie Carnage. Un disque présenté comme « brutal mais aussi un album magnifique, imbriqué dans une catastrophe communautaire. » Autant dire que les attentes étaient élevées.
D’autant que ses derniers disques, marqués par le décès accidentel de son fils en 2015, n’ont pas hésité à prendre des contours très sombres, parfois jusqu’à l’opaque. Ce fut surtout le cas de Ghosteen, aux noirceurs électroniques prononcées. À cet égard, il faut parfois pouvoir avouer n’être pas toujours équipé pour la Beauté: on a pu parfois s’ennuyer en écoutant un double album, dont certaines ruminations approchaient le quart d’heure…
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Avec Carnage, le geste se veut cependant plus direct et spontané. Pour leur premier projet publié sous leurs deux noms, Ellis et Cave expliquent ainsi avoir démarré au début du premier confinement, sans forcément avoir un album en tête. « Il n’y avait rien de prémédité », assure Warren Ellis dans la présentation de Carnage. Mais il se trouve qu’en « deux jours et demi, les huit morceaux du disque étaient déjà tous là, sous une forme ou une autre ». L’expérimentation reste la règle de départ, le binôme continuant d’étirer les contours que peut prendre une chanson. En ouverture, Hand of God, par exemple, démarre par un simple piano, avant qu’un glissando synthétique l’amène vers une transe inquiétante. La pulsation est angoissante, les cordes traînantes, une voix étranglée répétant en boucle le titre. Juste derrière, Old Time maintient la prise, Cave psalmodiant sur une rythmique obsédante, déchirée ici par un violon funeste, là par une giclée de guitare métallique. Pour autant, on reste loin de la sauvagerie à la Grinderman, autre projet commun à Cave et Ellis. Trompeur, le morceau-titre de l’album est même une ballade, ponctuée de choeurs émouvants, tandis que Shattered Ground avance sur des nappes de synthés engourdies.
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Tous les éléments de l’écriture de Nick Cave sont présents, entre incantations bibliques et énigmes impressionnistes (« I’m a two hundred pound octopus under a sheet »). Certaines paroles se font cependant plus explicites. Certes, il sera compliqué de déduire un message clair de White Elephant, à l’ironie grinçante. Difficile cependant de ne pas y voir le morceau politique du disque, tournant autour de la situation politique aux États-Unis et, plus généralement, de la remise en cause de certaines hégémonies, blanches notamment. « A protester kneels on the neck of a statue/The statue says I can’t breathe/The protester says now you know how it feels/And kicks it into the sea », chante ainsi l’Australien, piochant dans l’actu de ces derniers mois. Étonnant de la part d’un artiste qui n’a pas hésité à exprimer ses réserves pour le mouvement woke et la cancel culture? En mélangeant ces images, Cave est au contraire très cohérent avec son discours, prônant le doute et le flou – non seulement dans ses textes, mais aussi dans la « vraie » vie -, plutôt que les certitudes et les rigidités, peu importe depuis quel camp elles sont énoncées. Une attitude presque subversive, si l’on y pense, à un moment où chacun est appelé à prendre position, et à s’y tenir, droit et immobile, sans toujours de possibilité de nuance…
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« It’s a singular road », médite Cave en se baladant seul à travers les champs de lavande (Lavender Fields). Une route singulière, mais pas solitaire. Il l’a prouvé avec sa série de concerts-conversations: entre deux morceaux piano solo, il répondait aux questions-confessions des spectateurs, avec autant de pudeur que de générosité. Il s’agissait de créer un « safe space », dixit celui dont le premier groupe, The Birthday Party, a pu être présenté comme le « plus violent du monde ». Et pourquoi pas, contribuer à une nouvelle masculinité rock? Sur scène, Nick Cave a montré que la fougue et la fureur qu’il mettait dans son art n’empêchaient pas la bienveillance. Celle dont il a certainement eu besoin pour accepter le deuil. Celle dont le monde, en crise, ne peut sans doute plus faire l’économie. « La tristesse collective fonctionne un peu de la même manière que la tristesse personnelle, dans un mélange de confusion sombre, d’incertitude profonde et de perte de contrôle », écrivait-il encore récemment sur son blog.
À cet égard, Carnage, derrière son titre carnassier, est bien l’un des disques les plus hospitaliers de l’Australien. À l’image notamment de Lavender Fields ou d’Albuquerque, avec son orchestration de cordes majestueuses et ses choeurs réconfortants. En toute fin, sur Balcony Man, Nick Cave insiste: « What I am to believe? », un peu flottant, un peu groggy. Confiné comme tout le monde, il observe la vie depuis son mirador, s’évadant dans les numéros de Fred Astaire, ou se réconfortant devant le spectacle du jour qui se lève, concluant: « What doesn’t kill you just makes you crazier »…
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