Quand le rap s’acoquine avec les réac

Kanye West, l’un des rares people s’affichant aux côtés de Donald Trump. © Getty Images
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Né dans les quartiers populaires, nourri à l’antiracisme et l’antifascisme, le rap est-il en train de virer de bord? Des outrances de Booba aux délires de Kanye West, il n’est en tout cas plus tout à fait imperméable aux idées réac’. Voire d’extrême droite. À l’image de la société?

En France, la séquence a fait beaucoup de bruit. Elle se déroule en février dernier. La nouvelle ministre de la Culture Rachida Dati est alors invitée au DVM Show, une émission rap diffusée sur la plateforme Twitch. Un coup de com qui ne va pas passer inaperçu. À l’extrême droite, le président du RN, Jordan Bardella, exigera par exemple des explications sur la présence de la ministre dans une « émission qui fait la promotion permanente du deal ». Dans le milieu rap lui-même, certains s’agaceront de la présence d’une personnalité éminente de la droite, fidèle de Sarkozy -le même qui, quand il était à l’Intérieur, « voulait passer au Kärcher » les banlieues, et a multiplié les plaintes contre les rappeurs.

Cela n’empêchera pas la même Rachida Dati d’enchaîner, un mois plus tard, avec Planète Rap, l’émission-phare de Skyrock. Par contre, contrairement à sa prédécesseure Rima Abdul Malak, elle brillera par son absence lors de la seconde édition des Flammes, équivalent des Victoires de la Musique pour le rap. Il ne fallait sans doute pas pousser le bouchon trop loin…

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Ce n’est évidemment pas la première fois que les politiques tentent de récupérer la culture rap. Y compris à droite -le soutien de Doc Gynéco à Nicolas Sarkozy, encore lui, en 2007. Ces derniers temps, le mélange des genres semble avoir pris toutefois une nouvelle tournure. Désormais, même l’extrême droite semble en effet se brancher sur le rap. Avec tout ce que cela peut créer comme paradoxes et autres chocs des cultures. Dernièrement encore, le RN fulminait par exemple d’avoir vu le rappeur-star Jul, allumer la vasque olympique, chez lui, à Marseille. « Quelqu’un qui fait l’apologie du trafic de drogue, de la haine anti-flic », s’emportait la vice-présidente Edwige Diaz. En oubliant que son patron, Jordan 
Bardella, quand il s’adresse à la jeunesse du parti, a pris l’habitude de rentrer sur l’air de Bande organisée, du même Jul

Plus surprenant, certains rappeurs propagent désormais eux-mêmes des idées proches des partis réactionnaires et populistes. Pas tous, loin de là. Mais des personnalités parfois très en vue n’hésitent plus à flouter les lignes. Aux États-Unis, le cas le plus spectaculaire -et le plus malaisant- est sans aucun doute celui de Kanye West, apportant son soutien à Donald Trump. Mais en France aussi, certaines stars du genre ont multiplié les œillades à l’extrême droite. Revendiquant encore et toujours sa place sur le trône du rap francophone, Booba a ainsi relayé une vidéo de Marine Le Pen contestant à 
l’Assemblée nationale la gestion de la pandémie. Et même s’il continue à le traiter de « facho », il a également republié des propos d’Éric Zemmour. Vous avez dit cordon sanitaire?

Le rap, reflet de la société

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Le 21 février 1995, un jeune Marseillais d’origine comorienne était abattu d’une balle dans le dos par des colleurs d’affiche du Front National. Le drame alimentera un peu plus la rage d’une musique rap et d’une culture hip-hop qui a, dès le départ, fait du combat antiraciste un enjeu essentiel. Avec comme figure privilégiée à clasher, les Le Pen. En avril 2002, quand le patriarche Jean-Marie se retrouve au second tour de la présidentielle, la résistance rap s’organise à coup de freestyles (même le Ministère A.M.E.R. se reforme pour l’occasion, avec le morceau On devrait). En 2004, Diam’s s’adresse, elle, à la fille, avec son fameux Marine. Un morceau en forme de lettre ouverte, qui se termine par la rappeuse répétant en boucle: 
« J’emmerde/J’emmerde/J’emmerde le Front National ».

Vingt ans plus tard, la mobilisation n’est plus vraiment à l’ordre du jour. Dans certains cas, le rap est même devenu perméable aux idées d’extrême droite. « Le fait est que la France entière a dédiabolisé Marine Le Pen », explique Benjamine Weill, philosophe et travailleuse sociale, autrice de À qui profite le sale? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français. Même parmi un public rap qui a longtemps fait du FN/RN le repoussoir absolu? « C’est une erreur classique de croire que les quartiers populaires, dont sont encore le plus souvent issus les rappeurs, sont forcément de gauche. À cet égard, le rap n’est que le reflet de l’opinion publique. » En l’occurrence, la tendance de ces dernières années est assez claire. En Belgique, par exemple, une étude de l’UCLouvain et de l’Université d’Anvers parue il y a quelques semaines indiquait que le paysage politique penchait de plus en plus vers la droite. À quelques jours des élections européennes, les sondages confirment la tendance. Y compris dans ses élans les plus populistes. Certains craignent ainsi de voir l’extrême droite -déjà au pouvoir en Italie, aux Pays-Bas, en Slovaquie, en Hongrie- 
grignoter toujours plus de terrain.

Un mouvement que l’on retrouve dans le rap. Jusqu’à l’émergence d’un rap « identitaire », avec des « personnages » tels Kroc Blanc, Goldofaf ou Millésime K. 
Militants faf (pour la France aux Français) décomplexés, ils ne cachent pas leur haine de l’étranger –« La flamme de la France s’affaiblit, je vais la raviver. (…) Je pars en croisade, appelle-moi Jeanne d’Arc », dixit Millésime K. Jusqu’ici, leur visibilité reste relativement limitée. Sur les réseaux, cependant, certaines de leurs vidéos accumulent parfois des centaines de milliers de vues. Comment expliquer que des expressions fascistes et xénophobes utilisent comme vecteur une musique comme le rap, née dans les cités à forte population immigrée? Benjamine Weill: « C’est une tactique classique de l’extrême droite que de récupérer des sujets de « gauche » et les mettre à sa sauce. Elle l’a fait hier avec le féminisme, en expliquant que les violences faites aux femmes n’étaient pas liées au patriarcat, mais à l’immigration. Elle le fait aujourd’hui avec l’antisémitisme, en défilant après le 7 octobre. »

Même si le rap identitaire d’extrême droite reste une niche, son ombre plane sur le mouvement. Aujourd’hui, certains rappeurs blancs se sentent même souvent obligés de préciser leur positionnement. Sur son dernier projet, Sean a ainsi inclus le morceau au titre explicite Nique un facho. Il s’en expliquait lors d’une interview, dans Le Code de Mehdi Maïzi. L’extrait fera le tour de la webosphère rap. Quelques jours plus tard, l’intéressé postera sur X: « Merci pour la force que vous me donnez mais je suis pas à féliciter non plus. Ça me désole de voir que l’extrait tourne autant, ça devrait être juste la base dans le rap français de baiser les fachos et tout ce qui y ressemble. Cassez-vous de notre musique… »

Millésime K. fervent défenseur de la France blanche. © D.R.

Goût de la subversion

Kaer est bien placé pour observer ces glissements. À la fois, comme ancien membre de Starflam, groupe-phare de la scène belge rap naissante des années 90, qui n’a jamais caché ses combats politiques progressistes. Mais aussi à travers son boulot de coach scénique auprès de la jeune génération. « Le rap est un miroir de la société. Donc si la société penche à droite, ce n’est pas anormal de le voir aussi reprendre certains discours. Et puis, c’est une musique qui a désormais infiltré toutes les couches de la société. Il est présent partout. »

Plus populaire que jamais, le rap a donc percolé dans tous les milieux. Y compris ceux qui n’ont plus grand-chose à voir avec ses luttes originelles. « Mais est-ce le rap qui est devenu mainstream ou les idées d’extrême droite? Au fond, le hip-hop n’est pas une idéologie politique. Ce serait en tout cas réducteur de le rattacher à tel ou tel bord. C’est d’abord et avant tout un mouvement. » Et à ce titre, il est appelé à bouger, muter, se transformer. « Dans les années 90, l’esprit se voulait sans doute plus solidaire. Il y avait par exemple davantage de groupes et de collectifs. Aujourd’hui, on ne parle quasi exclusivement que d’artistes solo. Ça se joue aussi dans les mots utilisés, le vocabulaire employé dans le rap mainstream: faut « faire le chiffre« , « péter le million« . Et ça sur des sons souvent festifs qui peuvent toucher un large public. C’est un débat très vaste en fait. Mais c’est sûr qu’il y a aujourd’hui une célébration de certaines valeurs que l’on pourrait attribuer à la droite. Comme l’individualisme et la réussite matérielle. Mais loin de moi l’idée de critiquer les artistes qui prennent ce pli-là. Je comprends tout à fait. Parce que c’est comme ça que la société fonctionne aujourd’hui. »

Pitcho a lui aussi grandi sur la scène rap belge des années 90 
et constaté l’évolution de l’état d’esprit. « Ce qui est intéressant avec le rap, c’est qu’il a préfiguré la manière de fonctionner des générations actuelles. Quand il est arrivé, il était cette musique électronique, faite avec trois fois rien, par des gens qui n’étaient pas forcément musiciens. C’est plus que jamais le cas aujourd’hui. Avec le temps, on a cependant oublié le fond pour ne garder que la forme.«  Ce qui a sans doute permis au rap de se propager un peu partout, devenant la musique la plus écoutée au monde. Quitte à s’embourgeoiser? Désormais cinquantenaire, le rap est-il en train de virer vieux boomer réac’? « Je ne sais pas ce que veut dire « s’embourgeoiser ». Je vois bien que la réussite sociale et financière y est valorisée. Mais pour autant, contrairement à la pop ou au rock par exemple, la majorité de ses acteurs ne sont pas issus d’une culture bourgeoise. »

Devenu lingua franca de la pop mondiale, le rap est donc pratiqué par tout le monde. Il n’est plus réservé à un milieu ou une pensée politique. Vu sa forme et son goût pour l’outrance, il convient même assez bien à l’expression des extrêmes. Pitcho: « Le rap, c’est quand même le poids des mots, et le choc des propos. Il y a un goût pour la transgression, que l’on retrouve par exemple dans l’attirance pour la figure du gangster mafieux, à la Scarface. Et en cela, ça ne m’étonne finalement pas trop que les idées d’extrême droite y trouvent un canal privilégié. Aujourd’hui, pour certains, le « combat » révolutionnaire n’est plus forcément antiraciste par exemple -après tout, il y a même des lois pour condamner les propos xénophobes, etc. La « vraie » subversion devient alors celle que l’on retrouve dans les discours des partis populistes, identitaires, ou sur les forums complotistes. »

Freeze Corleone, adepte du « grand complot ». © D.R.

Cet univers du « grand complot » se retrouve ainsi, plus ou moins « cartoonisé », chez des rappeurs aussi populaires que Vald ou le problématique Freeze Corleone. La rhétorique est connue. Elle mélange anti-­intellectualisme, défiance envers les médias dits traditionnels et les élites, vus comme les relais officiels de la fameuse « bien-pensance » et du « politiquement correct ». Le tout agrémenté d’antisémitisme, racisme, masculinisme, etc. Avec, ces derniers temps, une cible favorite: le wokisme. Et, en particulier, la défense des droits LGBT. Quand Booba retweete Zemmour, par exemple, c’est pour relayer ses propos transphobes. Benjamine Weill: « Je vois par exemple de plus en plus de rappeurs français qui dénoncent la manière dont les cours d’éducation sexuelle à l’école sont soi-disant dévoyés par le fameux lobby homo, en se référant même parfois au guide Evras, pourtant belge! » Des rappeurs bien installés comme Lacrim ou Dosseh –« Veulent nous faire croire que les gosses sont pas en âge de voter mais qu’ils peuvent changer de sexe », sur le 
morceau Fenikkusu.

« Le problème, explique Benjamine Weill, c’est que l’école publique a abandonné ses missions d’éducation politique. Les jeunes ne sont plus armés. » En contact permanent avec les établissements scolaires, Benjamine Weill en sait quelque chose. Depuis quelques temps, la philosophe-fan de rap s’est ainsi lancée dans une série de vidéos explicatives, qu’elle diffuse sur Instagram et TikTok. Où elle n’hésite pas, par exemple, à s’attaquer à des jeunes rappeurs réacs autoproclamés tel 404Billy. Voire même Booba, dont la fan base -les fameux ratpi- est pourtant bien connue pour harceler ses opposants. Elle décortique les termes Faf, masculiniste, 
complotisme, etc. Jamais elle ne 
prononce pourtant le mot extrême droite. « C’est fait exprès. Parce que son discours dépasse aujourd’hui les seules formations du RN ou de Reconquête. Et puis mon envie est d’abord de décrypter et décortiquer. Après, chacun se pose des questions et fait ses choix. Mais je veux au moins réussir à donner assez de clés. Et montrer que ce n’est pas être rebelle ou subversif que de tenir des propos masculinistes 
ou homophobes… »

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