Décryptage: les sorties physiques et numériques décalées, politique du désordre

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

De plus en plus d’albums apparaissent sur les plateformes de streaming avant que le vinyle et parfois même le CD soient disponibles. Une idée en tête ou une balle dans le pied?

Depuis quelques années maintenant, le monde et l’industrie de la culture ne tournent plus tout à fait rond. Ou du moins plus toujours dans le même sens. Le circuit traditionnel de distribution a été remis en cause et la chronologie des sorties a été profondément bousculée. Il n’est pas rare de voir des documentaires à la télévision avant leur diffusion dans les salles, de pouvoir regarder des films chez soi (de manière tout à fait légale même parfois) avant qu’ils ne débarquent dans les cinémas. Le milieu de la musique aussi a revu sa gestion du calendrier. Il est ainsi devenu assez courant que des albums tout beaux tout neufs soient diffusés sur les plateformes digitales bien avant leur sortie physique et leur apparition dans les magasins de disques. « Pour les labels de Konkurrent (Dead Oceans, Captured Tracks, Sacred Bones et autre Sub Pop…), tout a commencé avec le début du corona, explique Geert Mets, responsable promo en Belgique du distributeur… C’est arrivé très vite. Les usines de pressage étant à l’arrêt, les délais se sont allongés. À l’époque, ce n’était pas bien grave. Les magasins étaient fermés et comme les groupes avaient annulé leurs tournées, ils n’avaient plus de stand de merchandising à approvisionner. Des dates de sortie avaient toutefois déjà été fixées. Les labels ont donc décidé de maintenir le digital et que le physique arriverait quand il arriverait. » Si les usines ont d’abord été privées de leurs ouvriers par les mesures sanitaires, c’est ensuite le manque de matières premières, de papier, de carton, qui s’est fait sentir. « C’est surtout le vinyle qui a souffert dans un premier temps. On a d’ailleurs maintenu la date de sortie de la majorité des CD. Il faut savoir que la production d’un compact disc nécessite une dizaine de jours de travail une fois que l’enregistrement définitif a été envoyé. Pour le vinyle, on était déjà sur des délais de 12 semaines. On en est maintenant à six ou huit mois. À côté de Konkurrent, j’ai mon propre petit label et je me suis rendu compte que je devais prendre davantage de marge de sécurité. Pour être sûr, il faut compter un an. »

Pour le vinyle, on était sur des délais de 12 semaines. On en est maintenant à six ou huit mois.

Geert Mets (Konkurrent)

Il y a quelques semaines, Jack White invitait Sony, Universal et Warner à lancer leurs propres usines de pressage pour absorber la demande folle de produits vinyles. « Au moins une fois par semaine, commentait-il, quelqu’un me demande de l’aider à expédier son vinyle à la fabrication. C’est naturel, sachant que j’ai ma propre usine et mon propre label. Avec des délais de production qui tendent à se rapprocher de la durée d’une grossesse, il est évident que, dans un monde qui tourne autant autour du bon timing, du fait d’arriver au bon moment -avec un album, un single, une tournée-, ces calendriers tuent l’élan, l’âme, l’expression artistique et beaucoup trop souvent les moyens de subsistance. Il faut faire quelque chose. »

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« L’année passée, toutes les usines pressaient du Adele, sourit Geert Mets… Les majors ont compris à un moment donné que le vinyle était porteur et se vendait à nouveau. Elles pratiquent des prix très chers. Elles ont hijacké le Record Store Day. Et elles ont tellement de poids dans leurs commandes qu’elles ont la priorité. Jusqu’à l’arrivée du virus, ça allait, les gens prévoyaient. C’était seulement embêtant pour les repressages qui exigent de la rapidité. »

Artifacts, qui compile des inédits et des faces B de Beirut avec les premiers travaux de Zach Condon, est arrivé fin janvier en digital mais n’a débarqué que quelques semaines plus tard dans les bacs des disquaires. « Qu’est-ce que ça dit? Et surtout qu’est-ce que je fais, moi, de tout ça?, poursuit Geert Mets. A priori, je veux de l’actualité et de la place dans les médias quand le produit est en vente évidemment. Or, on a eu un paquet de critiques et de retours sur Strand of Oaks par exemple, mais le disque est arrivé trois mois après en magasin. Au-delà de la visibilité, il y a la question des charts. Parce que tout ça a évidemment un impact sur l’Ultratop qui prend en compte à la fois le physique et le digital. L’album de Sufjan Stevens et d’Angelo De Augustine est sorti en matériel six à huit semaines après être apparu sur les plateformes. Il est rentré dans les charts mais n’a jamais figuré en tête alors qu’il aurait très bien pu. »

Conjoncturel?

D’un label à l’autre, tous ne partagent pas les mêmes points de vue. Mais il est de manière générale différent dans les maisons de disques. « Chez nous, ce décalage est tout sauf la norme. Ce n’est pas par choix. Pas quelque chose de prévu, de calculé, explique Damien Waselle, le boss de Pias Belgique. On essaie de toujours sortir en physique et en digital simultanément. Mais il y a les soucis de fabrication, la pénurie de matières premières et l’encombrement des usines. On a eu le coup avec le dernier Beach House. Et le groupe flamand Sons sortira sur les plateformes le 22 avril mais seulement le 27 mai en physique. »

Pour lancer la sortie d’un album, c’est en effet une grosse machine qu’il faut mettre en branle… « Ça concerne toute la chaîne. Le marketing, la promo, la presse. La sortie d’un album, c’est un phénomène d’entraînement. Il y a un morceau, un autre single, les clips. Puis on ne change pas comme ça une date de sortie, même digitale. Dès qu’il s’agit d’une sortie internationale plus ou moins importante, tous les pays ont négocié avec les plateformes, mis des choses en place. Spotify et compagnie soutiennent aussi les nouveautés avec leurs propres outils de promotion. Bref, si la campagne marketing et la tournée sont déjà lancées, c’est compliqué et pas pratique de tout bousculer. À quatre ou six semaines, c’est vraiment chiant de tout bouger. »

On ne change pas comme ça une date de sortie, même digitale.

Damien Waselle (Pias)

50% des ventes de Pias sont des ventes physiques et les délais de livraison sont pour le moment gigantesques. Si le label n’a pas les masters d’ici un mois, un mois et demi, c’est d’ailleurs déjà foutu pour cette année. « Il y a définitivement une question de volume de commandes. Presser 500 pièces, c’est une chose. Mais 100.000, c’en est une autre. Il faut aussi se dire que quand tu commandes 50.000 exemplaires à une petite usine sympa, ça ne l’arrange pas du tout. J’ai l’impression que la situation s’améliore et rentre dans l’ordre. Les usines se rééquipent. J’espère que c’est conjoncturel, mais je ne sais pas. »

Le streaming digital n’a pas pour seule vertu d’ouvrir l’appétit, c’est aussi une incroyable source d’information. Aussi bien en termes d’identification que de quantification des utilisateurs. Le Big Data permet aux artistes de connaître précisément leurs fans. Il dit les préférences et les habitudes de consommation et est un curseur pour les programmateurs. Le bouche-à-oreille est l’une des meilleures façons de se faire connaître en ces temps de partage où les consommateurs passent leur vie sur les réseaux. Le succès digital est un gage de rémunération future, que ce soit la vente de disques ou plus sûrement de places de concerts. « Le client demande à son marchand de disques, qui demande au distributeur, qui demande au label, résume Geert Mets. Konkurrent n’est pas un producteur. Nous, on vend les produits des autres. Et on subit la pression des magasins. Bien sûr il y a les questions de planning: l’artiste parle avec son manager, avec son label, peut-être aussi avec son tourneur, et établit une stratégie. Mais je ne comprends pas la logique de maintenir une sortie digitale en amont. Ce n’est dans l’intérêt de personne. Tu imagines pour les groupes? Tu es en tournée et tu n’as pas ton nouvel album sous format physique à vendre. Dans l’économie actuelle, ça fait mal de se passer de cette source de revenus… »

Jack White, qui possède sa propre usine de pressage de vinyles à Detroit, exhorte les majors du disque à ouvrir les leurs.
Jack White, qui possède sa propre usine de pressage de vinyles à Detroit, exhorte les majors du disque à ouvrir les leurs.© press

Frustration et confusion

Dans toute cette confusion, les magasins de disques figurent évidemment en première ligne. Il y a forcément des difficultés à vendre (de moins en moins bon marché en plus, mais ça c’est une autre histoire) des produits disponibles gratuitement ou via abonnement depuis des semaines dans sa version dématérialisée. A fortiori en ces temps d’inflation galopante où la consommation de musique est pour beaucoup devenue jetable. Devant un flux de sortie impossible à absorber et dans un contexte où le temps disponible s’est transformé en denrée rare (des passionnés confient avoir arrêté d’acheter des disques faute de temps pour les écouter), la durée de vie des albums a pris un petit coup dans la tronche. « Dès qu’un truc est disponible en ligne, les gens viennent nous le demander, explique André Tart, alias Dédé, du Caroline Music. On doit expliquer. Mais un client sur quatre ne comprend pas. Prends le Bruno Mars/Anderson. Paak. Il arrive d’abord sur les plateformes. Tu le trouves ensuite en CD. Mais pour le vinyle, il faudra attendre juillet. Ça prête à confusion dans la tête des gens et nous on passe pour des branquignols. « Ça y est, c’est sorti, c’est sur le GSM. » Donc pour eux, ça existe et nous, on est des toquards. »

Ça prête à confusion et nous on passe pour des branquignols.

André Tart (Caroline Music)

Un décalage se crée entre ce qui marche et ce qui est disponible au format physique… « On en arrive à une situation où les sorties en magasin ne collent plus à l’actualité, continue le disquaire. Ça mène à la frustration du client. C’est la loi de l’offre et de la demande. Et cette demande, il faut la satisfaire tout de suite sinon elle s’étiole sur la distance. On doit établir des listes d’attente mais on n’a pas de délais clairs. On en est presque à ne plus annoncer les dates de sorties. En plus, on nous demande maintenant de lancer les précommandes pour des disques qui sortiront en juillet. Mais les tendances peuvent changer. La musique est vivante, elle bouge. »

Pour lui, le retour physique de la musique est victime de son succès. « Il provoque des goulots d’étranglement. » Mais un autre phénomène mène à ces failles temporelles et ces étranges calendriers. Une espèce de teasing, de réflexion marketing… « Avant, la mise en ligne servait surtout à appâter le client mais maintenant certains ont tendance à mettre tout leur album à disposition. De manière générale, je parle des artistes rap et r’n’b, les Mac Miller, les Earl Sweatshirt et compagnie. Les autres ont plus tendance à dévoiler l’un ou l’autre single, de continuer à voir ça comme une espèce d’amorce pour la sortie physique. »

Le sens de tout ça, certains peinent à le trouver. « Le magasin de disques Fatkat a fermé à Anvers, intervient Geert Mets. Son patron expliquait ne plus savoir comment ça marchait, ne plus comprendre le fonctionnement de l’industrie. Et j’avoue que, parfois, moi non plus. On est en train de sortir de la pandémie et les sorties décalées arrivent encore. Pourquoi? Est-ce une nouvelle manière de travailler? Pour l’instant, on n’a pas vraiment d’explication. »

On est en train de sortir de la pandémie et les sorties décalées arrivent encore. Pourquoi?

Geert Mets (Konkurrent)

Tout au plus peut-on comprendre l’artiste qui veut donner ses concerts devant un public qui connaît ses nouvelles chansons. De report en annulation, le calendrier du live a été complètement chamboulé depuis deux ans. Si certains vont jusqu’à oublier qu’ils ont acheté des tickets, d’autres se retrouvent à jouer avant la sortie de leurs disques des morceaux que personne ne connaît… Est-ce que finalement la situation actuelle ne reflète pas une certaine manière de penser? Cette idée que l’artiste se paie de toute façon avec ses concerts et non plus avec sa musique enregistrée. « Il n’y a qu’un seul bon côté à tout ça, rigole Dédé, le fait que l’écoute en magasin a pratiquement disparu. Avant, t’avais quand même des mecs qui faisaient leur petite pile et qui passaient deux ou trois heures au bout de ton comptoir à écouter des disques… »

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