Black Country, New Road, L’impératrice, Ada Oda… Comment les groupes se réinventent (ou pas) après avoir perdu leur chanteur ou leur chanteuse

Black Country, New Road a changé de cap après le départ du chanteur Isaac Wood.
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors que Black Country, New Road se réinvente en s’accordant au féminin, L’Impératrice et Ada Oda ont perdu leur chanteuse ces derniers mois. Comment gérer la situation? Peut-on changer de voix sans perdre son identité?

Le 31 janvier 2022, envahi par ce «sentiment de peur et de tristesse qui rend la pratique du chant et de la guitare difficile», Isaac Wood annonçait subitement quitter Black Country, New Road. C’était quatre jours seulement avant la sortie de leur deuxième album Ants from Up There. Un disque de singer-songwriter entre Bright Eyes et Arcade Fire sur lequel il prenait de plus en plus de place. Son départ aurait pu sonner le glas du groupe de rock indé britannique. Mais trois ans plus tard, BCNR est toujours debout.

«Ça a été des moments de doute et d’inquiétude, se souvient son saxophoniste Lewis Evans. L’éventualité d’un arrêt pur et simple n’a jamais été sur la table, pour être honnête. On voulait que le groupe continue. Parce que c’est quelque chose dans lequel on est bons. Dans un premier temps, on avait deux options: celle de faire un break, de se trouver d’autres boulots; puis celle d’honorer la tournée des festivals pour laquelle on s’était engagés. Ce qui signifiait se créer un nouveau répertoire, monter un set complet à base de nouveaux morceaux. Ecrire et composer de la musique est notre seconde nature. On s’est donc mis au travail et on a rapidement assemblé de quoi donner des concerts. Ce fut stressant mais c’est beau aujourd’hui de penser à cette résilience, à cette obstination pour permettre à la musique d’avancer.»

Comment survivre au départ de son chanteur ou de sa chanteuse? Changer de voix sans perdre son identité? Sachant qu’elle est souvent une sorte d’empreinte digitale dans le monde de la pop. Malgré toute sa musicalité, Black Country, New Road n’a pas décidé de virer instrumental. Que du contraire. «On évoquait déjà l’éventualité que quelqu’un d’autre chante avant même le départ d’Isaac. Que les projecteurs ne soient pas braqués sur une seule personne, commente la bassiste Tyler Hyde. On s’est toujours présentés comme un collectif au sein duquel tout le monde est sur un pied d’égalité. Or, dès que tu as un chanteur trop longtemps à la tête du groupe, l’attention se porte essentiellement sur lui et plus sur les autres. Il se retrouve avec un énorme poids sur les épaules. On avait déjà entamé ces réflexions et ces conversations.»

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L’histoire du rock regorge d’exemples plus ou moins inspirants. Le batteur de Genesis, Phil Collins, est devenu son chanteur après le départ de Peter Gabriel. Brian Johnson a fait oublier Bon Scott, qui s’était étouffé par son vomi, au micro d’AC/DC. Et Black Sabbath a tenté de remplacer Ozzy Osbourne par une succession de chanteurs: Ronnie James Dio, Ian Gillan (ex-Deep Purple), David Donato, Ray Gillen, Glenn Hughes, Tony Martin… Chez les Doors, Ray Manzarek et Robby Krieger ont tenté de se partager les voix de Jim Morrison. Ils auraient même essayé par tous les moyens d’embaucher Iggy Pop (qui aurait trouvé macabre et irrespectueuse l’idée de remplacer un mort) et ont fini par embarquer Ian Astbury de The Cult pour les Doors of the 21st Century.

Là où certains cherchent des voix similaires, voire des imitateurs ou des clones, d’autres comme Black Country, New Road profitent de l’occasion pour se réinventer. «C’est dans notre ADN depuis le début, reprend Lewis Evans. Pas seulement à cause de circonstances qu’on a choisies, d’ailleurs (NDLR: au départ, les BCNR se faisaient appeler Nervous Conditions, mais ont pris leurs distances avec leur premier chanteur Connor Browne à la suite d’accusations d’abus sexuel). On a toujours essayé de rester fidèles à ce qu’on voulait raconter et notre maison de disques nous l’a toujours permis. La plupart des groupes à succès qui ont perdu leur chanteur l’ont remplacé par une voix ressemblante sous la pression de leur label et de leur entourage. On n’a pas été confrontés à tout ça. On a une fanbase qui veut écouter de nouvelles choses. Qui prend du plaisir en se demandant ce qu’on va faire et ce qui suivra. Tu ne peux pas nous comparer à AC/DC ou aux Beach Boys. L’attachement est différent. Quand tu arrives à un certain niveau de notoriété, si ton chanteur veut se barrer ou disparaît, il y a trop de monde branché par ses chansons pour, en faisant ce qu’on fait et en tirant un trait sur le passé, avoir une réaction aussi chaleureuse que celle dont on a pu bénéficier. Nous ne sommes pas un grand groupe. Notre public est curieux et engageant. On a eu la chance de pouvoir se réinventer et d’avoir le soutien pour y arriver.»

Solutions en interne

Black Country, New Road a cherché des solutions en interne, comme on dit dans le monde des entreprises. Et ce sont désormais les trois filles du groupe qui en tiennent le micro.

«Quand c’est arrivé, on s’est dit qu’il nous fallait au moins trois chanteurs. Que chacun déjà puisse refuser de chanter s’il n’en avait pas envie et il n’a pas été question de changement de nom, racontent-ils d’une voix. Black Country, New Road a de tout temps été un projet collectif. Puis Isaac voulait qu’on le garde. Ça a aussi joué un rôle important dans notre décision.»

Le groupe a en revanche tout de suite décidé qu’il ne jouerait plus ses anciens morceaux. «Pas nécessairement parce que des chanteuses prenaient la place d’un chanteur, poursuit Lewis Evans. Mais parce que ses textes étaient extrêmement personnels. Ça aurait été bizarre d’inviter quelqu’un d’autre à les interpréter. Même si Isaac nous avait filé la permission et dit de ne pas hésiter si on en avait envie. Tous les morceaux ne sont pas aussi universels qu’Highway to Hell.» «Je tiens juste à préciser que ce n’est pas spécifique à Isaac, ajoute Tyler. Si May (NDLR: Kershaw) devait faire une pause, Georgia (Ellery) et moi ne pourrions jamais chanter For the Cold Country. Et May et moi ne pourrions pas interpréter les chansons de Georgia non plus. Ça me filerait presque la nausée de chanter ces choses.»

Forever Howlong avec son titre un peu folk rock british de la fin des années 1960, début des années 1970 («Pentangle aurait très bien pu sortir un disque qui s’appellerait comme ça») fait à nouveau bouger les lignes. Changer de chanteur modifie-t-il automatiquement la musique et son approche? «Oui et non, répond Lewis Evans. Notre mode de travail et notre processus restent inchangés. On amène nos chansons en répétition et on les adapte. On reste les mêmes musiciens et on continue de communiquer de la même façon. Mais nos goûts évoluent et notre musique reflète toujours celle qu’on écoute.»

Au moment de Ants from Up There, ils baignaient dans l’indie rock des années 1990: Arcade Fire, Neutral Milk Hotel…  Sur Forever Howlong, ils embrassent l’univers de songwriters seventies. «Beaucoup d’entre nous écoutent des trucs comme Warren Zevon, Dory Previn et Janis Ian…» Tyler approfondit: «J’aime beaucoup les auteurs comme Biff Rose et Randy Newman, qui jouent avec les extrêmes, juxtaposent des textes ultranégatifs et une musique très espiègle. On peut aussi parler du groove de The Band, qu’on n’avait pas le sentiment d’avoir glissé dans Black Country auparavant. On ne sonne pas du tout de cette façon, mais quand on en venait à parler de feelings, de tempos, c’était toujours à eux qu’on en revenait.»

Cette perspective féminine au lieu de masculine permet d’ouvrir la conversation. C’est libérateur et amène un vent de fraîcheur.

Changement de perspective

Au-delà de la voix et de ses sonorités, le changement de chanteur amène aussi souvent celui de perspective. Chez BCNR, elle était masculine et est devenue féminine. «On ne peut pas ignorer le fait qu’on est trois filles à chanter, réagit Tyler. Ce qui est chouette, c’est que le monde que ce groupe habitait était plutôt masculin. Cette perspective féminine permet d’ouvrir la conversation. On écrit en plus toutes les trois de manières très différentes. Ça élargit le spectre et amène un vent de fraîcheur. C’est libérateur et parle à davantage de gens. Même si on perdra peut-être quelques fans en chemin.»

«Le contenu des paroles et les thèmes ont changé. Mais le son aussi, analyse Lewis. Tu dois approcher les choses différemment. Sur le plan technique par exemple, j’ai dû réfléchir aux fréquences que j’occupais avec mon saxophone. Passer d’une voix masculine à trois voix féminines a beaucoup modifié mon registre. Après, il n’y a pas d’agenda, de grandes intentions et déclarations derrière tout ça. C’est juste que les trois personnes qui voulaient chanter sur ce disque étaient les filles.»

La situation du groupe a guidé jusqu’au choix de son producteur. En l’occurrence James Ford. «On voulait bosser avec quelqu’un d’extrêmement expérimenté. C’était pour nous comme une déclaration d’intention pour notre premier album avec ce nouveau line-up. On voulait donc un producteur qui puisse aller chercher le meilleur de nous avec le temps qu’on avait à notre disposition. Quelqu’un qui avait beaucoup travaillé sur des voix pop, aussi. Parce qu’on voulait être sûrs que Tyler, May et Georgia sonnent exactement comme elles le désiraient. Et on avait besoin de quelqu’un qui, avec de vagues descriptions, soit capable de matérialiser ce son. Genre « j’aimerais sonner comme Madonna sur cette chanson. Est-ce possible? » James est un mec sympa, relax et marrant. Il a produit des disques qu’on a vraiment aimés. Comme le dernier Beth Gibbons ou Tranquillity Base Hotel and Casino des Arctic Monkeys.»

Ada Oda: comment poursuivre sans Victoria?
Ce n’est pas un poste remplaçable comme dans un bureau.

Quid d’Ada Oda?

Si Flore Benguigui, qui a quitté L’Impératrice et révélé à Mediapart le sexisme ambiant qui régnait au sein du groupe français, a été rapidement remplacée, les Belges d’Ada Oda dont la carrière décollait ont annoncé qu’ils arrêtaient les frais après le départ de leur chanteuse Victoria Barracato juste avant la sortie de leur excellent deuxième album: Pelle d’Oca. «L’Impératrice a mis quelqu’un d’autre à la place. Ce n’est pas trop notre manière de voir les choses. On a la chance de ne pas avoir un label qui pousse à ça, justifie César Laloux. Il y a une réalité économique pour nous musiciens ou encore pour la maison de disques qui a engagé des frais importants. Le merchandising, les vinyles, c’était à 80% après nos concerts. Mais pour nous, le plus simple et évident, c’était d’arrêter. Je suis à l’initiative de la majorité des morceaux sur cet album mais chaque membre du groupe y a apporté sa touche, son charisme et son individualité. Victoria a été plus que d’autres la porte-parole du projet à beaucoup de niveaux. Au moment de la séparation, ce n’était pas un poste remplaçable comme dans un bureau. On nous a même dit en Italie que ce qui faisait notre charme, c’était son italien, là-bas exotique, que sans elle, ce serait moins original.» 

Le cas est ici relativement particulier. «Je n’ai jamais aimé ma voix. Que ce soit en chanson ou à l’interview, avoue César. Et ça ne rend pas les choses simples. Tu es toujours dépendant de quelqu’un d’autre. Tu dois trouver une âme sœur.» L’ancien BRNS pourrait malgré tout envisager de refaire de la musique avec Clément Marion, Alex De Bueger et Aurélien Gainetdinoff… «Après le coup sur la tête, quand les émotions retombent, tu te demandes comment continuer d’une autre manière à faire de la musique. Nous en avons discuté lors du départ de Victoria, mais n’avons rien entamé de concret. Hypothétiquement, le plus intéressant et le plus vraisemblable serait d’envisager le truc vraiment différemment. Il faut aussi comprendre et apprendre de ses erreurs… Pourquoi pas ouvrir davantage le projet à la collaboration? Si on revient un jour, ce sera de toute manière avec quelque chose de neuf, de différent. Dans une autre langue, peut-être. On ne va pas réapparaître avec quelqu’un d’autre qui essaie de copier à l’identique les chansons telles qu’on les connaît.»

Black Country, New Road: Forever Howlong

Distribué par Ninja Tune/Pias. Le 28 octobre à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles. 3,5/5

Que ce soit ou non par la force des choses, Black Country, New Road se réinvente à chacun de ses albums. Après l’accidenté et radical For the First Time (2021) et le disque de songwriter indie Ants from Up There (2022) porté par le chant d’Isaac Wood à ranger aux côtés d’Arcade Fire, de Neutral Milk Hotel, Sufjan Stevens et Bright Eyes (il y a aussi eu depuis un live de transition), le sextet anglais signe un troisième album studio à trois voix, féminines celles-là, qui dégage encore un peu plus ses horizons. Savamment arrangé, porté par son souffle et sa grandeur orchestrale, Forever Howlong joue avec les fantômes folk des années 1970, évoque tour à tour Kate Bush et Joanna Newsom et tutoie les aventuriers de la pop de chambre.

 

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