Renouveau de la BD SF: le futur, c’est aujourd’hui
La science-fiction vit un nouvel âge d’or en bande dessinée, entre le retour de Métal Hurlant, une déferlante d’albums et l’apparition de nouveaux imaginaires. Une contre-culture devenue tendance, plus pessimiste mais moins contestataire.
« Le futur, c’est déjà demain« , annonce fièrement la une du nouveau Métal Hurlant (lire encadré), orienté il est vrai « near future » pour son premier nouveau numéro, sous-genre d’un genre (re)devenu très à la mode: on n’avait, semble-t-il, jamais publié autant de récits de science- fiction, au sens large. Pas un éditeur, du plus généraliste au plus indépendant, qui ne possède désormais ses albums voire sa collection anglée SF ou « anticipation », accueillant souvent ce que la jeune génération d’auteurs et autrices a à proposer de mieux et souvent de plus original. Mais on est loin désormais de la sous-culture des années 70, contestataire, flamboyante, adulte et foutraque tels que des Moebius, Druillet ou Bilal l’ont inventée dans le Métal de 1975, ou des space operas à la Valérian qui marquèrent leur époque. Aujourd’hui, la SF est tendance, fréquentable et même très bankable, à voir le cirque médiatique qui accompagne la BD Goldorak (voir le Focus de la semaine dernière) et le dernier Travel Book de luxe édité par Louis Vuitton, qui voit Schuiten… voyager sur Mars.
« Les Humanoïdes Associés voulaient révolutionner la science-fiction?, s’interroge Vincent Bernière, nouveau boss de Métal dans son éditorial. Aujourd’hui, elle est au sommaire du journal de 20 heures et sur CNN en flux continu. » Et de fait, alors qu’on aurait pu croire que la réalité, qui a depuis longtemps dépassé la (science-)fiction entre la dématérialisation des connaissances, la fusion homme-machine ou les nouveaux touristes de l’espace, allait sonner le glas d’un genre qui ne pouvait guère plus se projeter en avant, on a vu au contraire tout un nouvel imaginaire se déployer. Un imaginaire protéiforme et très générationnel, et qui n’a -paradoxalement- plus grande foi en l’avenir.
Indés, très indés
Bien sûr, il reste les tenants populaires d’une SF « un peu seventies« , pour reprendre les mots mêmes de Serge Perrotin, scénariste rompu et auteur de la minisérie Lynx, « qui explore des utopies et exprime, encore, une espérance dans l’avenir et l’humain« . Une SF « classique » désormais, dans laquelle on peut classer des séries comme Aquablue, Aldebaran, Futura ou ce Lynx qui voit des agents du « Département Interplanétaire de Prévention des Catastrophes Écologiques » enquêter sur des planètes éparpillées aux quatre coins de la galaxie, « d’abord sur le thème de l’eau, ici sur le climat et le réchauffement climatique, et enfin, dans le troisième, sur la gestion des déchets« , précise Perrotin. « Des problématiques d’aujourd’hui, que je fonds dans une grande aventure futuriste et, j’espère, aussi un peu optimiste quant à la manière dont l’homme peut et doit agir sur des événements qui paraissent effectivement inéluctables et très inquiétants. Mais j’ai horreur du cynisme actuel, très parisien, qu’on trouve aujourd’hui dans une certaine BD indépendante qui s’est mise à la SF. Plus nihiliste, plus négative. Certes, on va tous dans le mur et c’est inéluctable, mais on peut encore freiner l’impact. Sinon, quel désespoir pour les jeunes! »
Quel désespoir peut-être, mais que de bons albums! Parallèlement à cette SF globalement inoffensive et surtout divertissante, on a effectivement vu apparaître toute une génération d’auteurs et d’autrices classés indés, voire très indés, se réapproprier cette sous-culture qui n’avait jusque-là guère droit à la reconnaissance ou au format roman graphique: Ces jours qui disparaissent de Thimothé Le Boucher, Carbone & Silicium de Mathieu Bablet, Alt-Life et Soon (avec Benjamin Adam) de Thomas Cadène, Le long des ruines de Jérémy Perrodeau, Ion Mud d’Amaury Bündgen, mais aussi l’incroyable Grand Vide de Léa Murawiec ou le fascinant Eksploracja de Julie Michelin… Autant de one-shots qui tiennent autant de la SF que du roman graphique, et qui ont repoussé parfois très loin les limites d’un genre que l’on croyait très codé, et par exemple jusqu’ici très peu ouvert aux questions de genre ou aux imaginaires plus féminins.
Penser le présent
Ugo Bienvenu, dont le personnage fétiche du robot Mikki fait justement la une du nouveau Métal Hurlant, est l’un des fers de lance de cette nouvelle génération surdouée et totalement décomplexée, mais aussi plus plombée que les précédentes. Après Préférence système, et alors qu’il est surtout occupé à travailler sur son premier grand film d’animation (avec Mikki), le voilà qui sort Total, un petit format né d’abord dans sa propre structure éditoriale et très indé Réalistes, qui comme son nom l’indique, est friande d’un certain « réalisme futuriste » dont il est le maître, et qui se réfère directement à des auteurs comme Paul Gillon ou Raymond Poïvet, trop longtemps oubliés voire sous- estimés. Dans Total, on suit le parcours halluciné d’un homme d’affaires qui pousse le capitalisme dans ses plus extrêmes retranchements, entre quelques clones, une compagne de synthèse et des E.T. aux caractères changeants. « Ce que je décris, ce n’est pas ce « near future » dans lequel je me retrouve peu, mais bien aujourd’hui, précise Ugo Bienvenu. Je montre et j’extrapole une problématique en marche, un monde qui meurt, mais je ne réfléchis pas à demain, je me penche sur aujourd’hui. La science-fiction, c’est ça: c’est mettre de la philosophie et de la réflexion dans un récit. Que l’on revienne et que l’on réinvente la science-fiction aujourd’hui, c’est contraint, presque naturel: on a été tellement noyés de récits sur le futur, et le futur nous a tellement déçus, qu’on a réussi à ne plus le rendre désirable! Or la science-fiction est « utile » dans des moments où justement l’humanité a du mal à se projeter en avant, a l’impression de faire face à un mur ou à une menace d’extinction, comme après la Seconde Guerre mondiale et la bombe atomique, et comme aujourd’hui avec le réchauffement climatique et l’effondrement annoncé. La SF de l’âge d’or était en réalité très anxiogène, celle d’aujourd’hui ne l’est pas moins. Mais au moins, elle donne à penser le présent. »
Lynx – T. 2, de Serge Perrotin et Alexandr Eremine, éditions Paquet, 56 pages. ***
Total, d’Ugo Bienvenu, éditions Denoël Graphic, 376 pages. ****
Souvenirs et perspectives
Deux points de repère pour situer la bande dessinée de science-fiction d’aujourd’hui. D’abord LE point de repère du passé que constitue ce mythique Métal Hurlant -et qui n’a donc pas grand-chose à voir avec son actuelle resucée: Denoël Graphic a eu la bonne idée de rééditer Métal Hurlant 1975-1987 – La machine à rêver, la somme consacrée au sujet par Gilles Poussin et Christian Marmonnier, et depuis longtemps épuisée. Le duo multiplie les entretiens avec les principaux protagonistes de cette aventure éditoriale née entre autres d’une fâcherie de certains auteurs avec le magazine Pilote, et qui a de fait bouleversé les codes esthétiques de toute une époque, et à laquelle nombre de créateurs contemporains, comme Denis Villeneuve, réalisateur canadien du récent Dune, se réfèrent encore. Le livre propose aussi et surtout une iconographie extrêmement riche sur cette aventure d’un autre temps. Projection vers l’avenir de la SF ensuite, qui s’annonce pimpant: la marque de luxe Louis Vuitton ouvre pour la première fois ses prestigieux et très chics Travel Book à la science-fiction, avec Mars, un récit qui alterne des textes de Sylvain Tesson et de grandes illustrations de François Schuiten. On est loin de la para-BD mal imprimée et franchement pas très bourgeoise des seventies…
Le voilà donc, ce nouveau Métal Hurlant qui faisait baver d’avance sur les réseaux tous les fans de la première heure, devenus quinquas aujourd’hui. Et de prime abord, il en jette: Ugo Bienvenu en couverture, et presque 300 pages, dont 250 de BD, avec ce qui se fait de mieux aujourd’hui en la matière: Alfred, Mathieu Bablet, Franck Biancarelli, Merwan, Lucas Varela, Fabien Velhmann, mais aussi quelques Américains comme Mark Waid et Brian Michael Bendis, ou encore l’Australienne Tommi Parrish. Le tout emballé dans une thématique « near future » sur laquelle viennent gloser des cadors comme Bilal ou Damasio… Du beau monde donc, mais un travail de marque plus que d’esprit: que ce gros mook bien rangé aux allures de digest, avec le blabla devant et les BD derrière, semble éloigné de l’esprit foutraque et punk qui prévalait à la naissance de Métal en 1975 et qui a fait la légende du magazine autant que sa perte après une aventure incroyable, longue de douze ans. Ce catalogue de la SF contemporaine -qui alternera à chaque parution, quatre fois par an, BD de création et BD vintage et/ou des récits complets du Métal originel- est au contraire la preuve par l’exemple du changement de statut et de lectorat des récits de science-fiction. Les fous furieux ont été remplacés par des gestionnaires -en l’occurence Vincent Bernière, qui avait déjà racheté et relancé Les Cahiers de la bande dessinée- qui voient dans la SF de la matière vendable et surtout exportable: l’avenir de ce nouveau Métal sera lié aux éventuelles adaptations étrangères, comme le Heavy Metal américain le fut pour le Métal Hurlant français. Un business plan plus que de la passion aveugle, qui en a déjà fait reculer certains. Ugo Bienvenu a d’ores et déjà quitté le navire, déçu par sa frilosité. Il lancera son propre Mikki Magazine d’ici la fin de l’année.
- Métal Hurlant n°1, trimestriel collectif, 290 pages.
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