Laurent Raphaël

L’édito: La réalité dépasse la SF

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Comme une vilaine grippe, on a d’abord cru que ce serait passager. Un état transitoire qui vous plonge dans une torpeur paralysante et vous fait voir le monde à travers une vitre opaque. Tout est soudain brouillé, déformé, la réalité se liquéfie, ses contours se délayent dans les vapeurs de la fièvre. Ce qui était essentiel devient superflu, et inversement. Une expérience éprouvante, aux limites de soi et du réel, soudain si instable, avant un retour à la normale, à l’équilibre, à l’apparente solidité des faits.

Sauf que là, depuis quelques années, cette impression d’être coincé dans une réalité parallèle ne se dissipe pas. Si un autre virus est venu accentuer la sensation d’effondrement, c’est à un dérèglement bien plus général que l’on doit la catastrophe au ralenti qui se joue actuellement. Et qui rend l’impensable probable et les certitudes aussi fragiles que de la porcelaine. Comme si l’architecture du monde se modifiait sans cesse, créant une confusion permanente obligeant à bricoler en temps réel des outils pour survivre et ne pas sombrer dans la déprime.

Pour décrire cette fébrilité métaphysique, certains se tournent vers la science-fiction. Et les univers de Philip K. Dick en particulier, dont les romans sombres, comme le cultissime Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques? (1968) ou le bien nommé Simulacres (1964), déploient des mondes imaginaires vérolés par le faux qui interrogent la notion même d’humanité. C’est le cas par exemple du penseur David Lapoujade, qui s’emploie dans L’Altération des mondes (lire la critique) à démontrer la proximité entre les dystopies du maître américain et l’état actuel de délabrement de nos démocraties.

Sans céder à la sinistrose, il faut bien admettre que ça ne tourne pas rond en ce moment. La violence surgit pour un oui ou pour un non, le bon sens est devenu une denrée rare, la mesure passe pour une faiblesse ou, pire, une trahison. Une forme d’autodestruction de la modernité dont la littérature ou le cinéma se font abondamment l’écho. Sous des formes plus ou moins métaphoriques. Ainsi de L’Anomalie, prix Goncourt 2020, matérialisant cette sidération dans une faille spatio-temporelle provoquant le dédoublement des passagers d’un vol Paris-New York. À travers cet incident, Hervé Le Tellier questionne les notions spongieuses de temps, de vérité et d’exactitude. Une interpellation vertigineuse que l’on retrouve dans Le Silence de Don DeLillo, huis clos atone sondant le vide et le désarroi faisant suite à une panne générale d’électricité, mais ce pourrait être aussi bien une pandémie ou une crise financière.

Le socle minimum de valeurs communes a volé en éclats. La question n’est pas de savoir si c’était mieux avant dans un accès stérile de nostalgie, mais de prendre la mesure des changements de paradigmes pour esquisser une nouvelle morale adaptée à ces temps troublés. Sinon le risque c’est de voir les extrêmes occuper le centre dévasté et/ou les mastodontes du big data dicter leurs lois du commerce scélérates et imposer une société de surveillance renforcée.

En attendant ce sursaut moral, le climat de paranoïa nourrit un « ensauvagement » du monde. À la fois parce que plus personne ne peut prétendre détenir la Vérité, concept devenu aussi mouvant que la banquise. Mais aussi parce que le commentaire sentencieux a remplacé l’échange d’idées, et l’affirmation péremptoire le doute raisonnable.

À qui la faute? Difficile de pointer un responsable en particulier. L’hypercapitalisme qui transforme la moindre ressource en marchandise et oblige à penser les relations sociales en termes de consommation n’est pas innocent dans cette affaire. Mais on peut aussi pointer la naïveté (ou le cynisme) de ceux qui ont chanté les louanges de la révolution numérique sans voir l’envers de la médaille. Internet est comme le feu de Prométhée, il peut éclairer la nuit, chasser les ténèbres. Il peut aussi servir à brûler les bibliothèques, la connaissance et ses ennemis…

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