Entretien avec Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020: « J’avais envie d’un roman planétaire »

Hervé Le Tellier © Francesca Mantovani/Éditions Gallimard
Anne-Lise Remacle Journaliste

Avec L’Anomalie, tout juste sacré Prix Goncourt, Hervé Le Tellier signe une fiction rythmée et ludique qui met l’homme face à sa plus grande interrogation: son double.

En mars 2021, un Boeing 747 à destination de New York atterrit de façon inhabituelle dans le New Jersey… trois mois plus tard et pour la seconde fois. Ses 243 passagers, personnel de bord inclus, sont alors retenus dans un hangar, sous haute surveillance, dans le cadre d’un protocole inédit. Parmi eux, Blake, tueur à gages sous couverture de cuistot; Sophia, fillette de 7 ans au secret pesant; Slimboy, musicien nigérian ambitieux; André, architecte français entre deux âges amoureux transi de Lucie, monteuse de cinéma distante; Joanna, avocate à la carrière impeccable et Victor Miesel, écrivain en quête de sens. En coulisses, s’agitent Adrian Miller, probabiliste tout sauf héroïque et dont la nature flottante résiste à l’esprit de sérieux, et Meredith Harper, spécialiste de la théorie des graphes sur laquelle il a des vues. Au milieu de nombreux agents officiels rassemblés par une situation de crise qui non seulement pourrait avoir des répercussions géopolitiques mais dépasse l’entendement humain, ces deux-là cherchent une explication rationnelle à cette faille.

Quatrième président de l’OuLiPo, attiré donc par les potentialités de la littérature, tout juste signé chez Gallimard, Hervé Le Tellier (Assez parlé d’amour, Eléctrico W) secoue ici avec une bonne dose d’humour réflexif un shaker maîtrisé. L’Anomalie, roman injecté de références pop, à la lisière entre les séries Black Mirror et Les Revenants, se fera tour à tour noir, anticipatif, romantique ou réflexion sociale et philosophique, comme pour mieux embrasser les soubresauts produits par sa question centrale: quelles concessions est-on prêts à faire avec le réel quand on est soi-même en jeu?

Entretien avec Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020:

Votre roman embrassait-il dès l’origine un large contexte international?

J’avais envie d’un roman planétaire, déjà parce que j’en avais les moyens. Quand on écrit, si on veut faire une scène Mars ou Jupiter, c’est à notre portée: les effets spéciaux ne sont pas un problème. Je voulais qu’il se passe dans quatre lieux déterminants: l’Afrique, l’Asie partiellement (le sous-continent indien et la Chine) et enfin les Etats-Unis et l’Europe qui ont formé dans mon imaginaire d’enfant les deux parties d’un monde puissant qui est en train de basculer. Je me suis donné des protagonistes qui correspondent à mon envie: ils se déplacent, voyagent et rendent plus courtes les distances sur cette petite planète, aujourd’hui menacée. Je voulais d’un roman calvinien, c’est-à-dire qui travaille sur la question de la multiplicité du genre, sur le mouvant des personnages.

Vous mettez surtout l’accent sur les enjeux émotionnels que ce bug temporel provoque. Pourquoi?

Pour les personnages, leur duplication peut avoir des conséquences tellement énormes que ça les incite à s’interroger sur ce qu’ils vont maintenir ou non de leur existence, sur l’essentiel ou non de ce qui nous constitue tous. A mon sens, notre ciment, ce sont les liens que nous entretenons avec les êtres qui nous tiennent le plus à coeur. L’amour quel que soient ses directions – filial, constitué autour du désir ou de la tendresse – est la question au centre, avec ses deuils, ses déchirements ou ses possibilités de résolution (par le sacrifice, par la coopération, entre autres). C’est pour ça que j’ai beaucoup de protagonistes: ils visent avant tout à constituer une forme de cheptel de situations.

La question du rythme de l’ouvrage – cette façon frontale d’entrer en connexion avec chacun des personnages – a aussi son importance ici. Etiez-vous inspiré par l’écriture sérielle ou filmique afin de produire cette fluidité?

C’était moins une question d’écriture que d’avoir au préalable à l’esprit des scènes cinématographiques: il s’agissait de transformer ça en littérature. Nous avons la tête farcie de représentations déjà existantes – cela facilite pour le lecteur l’identification des lieux. Plus la peine de faire trois pages descriptives sur une place! J’avais envie de travailler sur la diversité de lieux et de personnages et ça peut évidemment faire penser à la série… J’en regarde, j’adore certaines: Sur Ecoute de David Simon est formidable. Mais n’oublions pas qu’elles viennent d’une façon de faire plus ancienne qui remonte au XIXe siècle avec le feuilleton et des personnages comme Rocambole. On pourrait encore remonter plus loin et très bien faire une série avec l’Iliade et l’Odyssée!

Pendant le confinement, les gens voulaient tous se mettre à écrire, et ça, c’est le résultat d’un rapport de désir au texte et à l’objet.

En tant qu’oulipien, avec quel type de contrainte avez-vous joué?

Le plus souvent, les contraintes viennent après les questions thématiques. Ici, elles sont d’ailleurs relativement faibles du point de vue oulipien. La première touche à la structure: les personnages sont tressés entre eux d’une certaine manière, avec chacun leur espace de départ. J’ai une règle: hors de question que ce que je me fixe constitue un frein à la fluidité – lorsque c’était le cas, j’ai un peu triché en déformant le fil narratif pour que la lecture en soit facilitée. La deuxième contrainte, c’est que pour les premiers paragraphes de certains chapitres, je me suis imposé d’utiliser des livres de ma bibliothèque qui avaient compté pour moi en les décalant un tout peu d’un point de vue de l’atmosphère ou des lieux. Ce n’est pas un appui qui aide, mais qui plutôt ralentit. J’aime bien cette idée qui amène vers des directions qu’on n’a pas du tout anticipées. Le début de La Promesse de l’aube de Romain Gary est ainsi décalé dans un chapitre de la troisième partie.

Avant l’incident d’avion, votre personnage d’écrivain, Victor Miesel, porte un regard un peu désabusé sur le milieu littéraire. Qu’en est-il pour vous? Aujourd’hui, vous voilà récipiendaire du Goncourt… ça n’est pas rien!

Le regard circonspect que peut avoir Victor Miesel sur l’édition fait partie de ceux que peuvent avoir certains auteurs. La vision que j’en ai est que les prix servent avant tout à faire lire. Je me souviens bien que j’ai découvert Ajar quand La Vie devant soi a obtenu le Goncourt. J’ai à la fois une méfiance à l’égard du système – légitime parce qu’il ne couronne pas nécessairement les livres que moi j’aime… mais ça reste subjectif, je n’aime pas que de bons livres – et à la fois un grand respect pour un système qui existe depuis des années. Ce rapport des Français au livre est encore très respectueux et un peu mythifié. Pendant le confinement, les gens voulaient tous se mettre à écrire, et ça, c’est le résultat d’un rapport de désir au texte et à l’objet. Cet élan simultané vers la lecture et l’écriture qu’ont les francophones est formidable: ça tient peut-être à la langue elle-même et à son histoire. A ce qu’elle peut véhiculer de projets universels.

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