
Politique, sexe, cinéma: Karine Tuil fait tomber les masques du pouvoir dans son nouveau roman post-MeToo (entretien)
Violence des rapports de classes et dynamiques de pouvoir, avec La Guerre par d’autres moyens, Karine Tuil tombe le masque entre façade sociale et vérité intime des êtres.
Empruntant son titre à un cours du philosophe Michel Foucault (d’après une formule du théoricien militaire Carl von Clausewitz), le nouveau livre de Karine Tuil circonscrit d’emblée le théâtre des opérations: «La politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens.» Dans un roman choral s’immisçant dans les coulisses de la politique, du cinéma et de l’édition, l’autrice des Choses humaines (prix Interallié et Goncourt des lycéens 2019) ne fait pas mentir son goût pour une critique acide des groupes sociaux et leurs rituels de puissance. Entre violence des rapports de classes et dynamiques de pouvoir, entre façade sociale et vérité intime des êtres, les masques tombent.
Accueillant le «rôle de sa vie», Hilda incarne une ouvrière de 57 ans assassinée par son compagnon. Un personnage inspiré du roman écrit par Marianne, première épouse de son mari, Dan Lehman. Ruminant dans l’ombre, cet ex-président de gauche devenu impopulaire traverse l’épreuve d’une mort sociale noyée sous l’alcool. Accompagnés de Mélanie, doublure corps de 32 ans, trop vieille pour jouer les jeunes premières, et d’un réalisateur toxique, tout ce «beau» monde part conquérir le festival de Cannes. Mais derrière la montée des marches s’ourdissent bien des descentes aux enfers…
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Slalomant entre exercice de l’Etat, pantomime médiatique et «grand marché de la putasserie artistique», Karine Tuil ne retient pas ses coups pour dépeindre l’univers où tourbillonnent des Narcisse ivres de lumière. Occupation effrénée de l’espace public, affres de l’après-pouvoir, nouvelle économie du sexe… Partout règne une compétition sans partage.
Profondément nourri du réel, habilement charpenté, le livre embrasse un nombre vertigineux de thématiques (emprise, violences sexuelles, émancipation féminine, antisémitisme…), révélant de troublantes coïncidences avec l’actualité. Sans se départir de son ambition romanesque, l’autrice incise quelques tabous sur le temps long des mutations sociétales et les contradictions du désordre amoureux. Attentive à la géographie complexe du désir, elle s’immisce au plus près des basculements de la sphère privée pour sonder le gouffre des renoncements intimes.
Violences sexuelles dans le milieu du cinéma, antisémitisme, âgisme… Aviez-vous conscience en débutant ce livre sur les arcanes du pouvoir qu’il agrégerait autant de questions au cœur du cyclone de l’actualité?
Karine Tuil: C’est un processus mystérieux. Il y a effectivement une sorte de coïncidence où le réel et la fiction se heurtent assez violemment. Je l’ai vécu avec Les Choses humaines, où j’avais commencé à travailler sur le sujet bien avant MeToo. C’est très étrange: parfois le roman révèle des événements qui se produisent. J’ai toujours été très ancrée dans les questions sociétales, politiques, parce que le roman est l’espace du questionnement. On n’a pas tous les éléments d’un livre au début de l’écriture, seulement une sorte de tissage, de réflexion. La pensée a besoin d’espace pour se déployer de la façon la plus intelligente et nuancée possible.
Le livre travaille les fêlures de personnages commis dans leur choix du métier de plaire. C’est ce qui vous a guidée dans le rapprochement entre politique, cinéma et écriture?
Karine Tuil: Je ne devais pas du tout écrire sur l’après-pouvoir. Je pensais clore une trilogie sur la justice. Par les hasards de la vie, j’ai rencontré d’anciens présidents de la République, des conseillers… Dans le même temps, je travaillais sur l’adaptation cinématographique d’un de mes romans. J’ai vu comment cet espace de création et de rapports de pouvoir, de forces en présence, finissait par contaminer le roman lui-même. Ça m’intéresse de travailler de plus en plus les failles de la condition humaine, lutter contre une représentation binaire, montrer ces personnalités dans leur complexité. Leur plus grande vulnérabilité, c’est évidemment ce désir de plaire, d’exister socialement, puis aussi ce désir d’exister dans la vie des autres. Tous les personnages veulent être aimés, avoir cet espace où être enfin eux-mêmes.
Sur l’intimité du couple, vous avez des phrases fortes pour évoquer une «cohabitation dans l’indifférence».
Karine Tuil: Oui, Dan Lehman, mon personnage, a connu ce que Philip Roth appelait ce «coup d’accélérateur sexuel» et il a tout fait exploser pour vivre avec une femme plus jeune. Sauf que, bon, au bout de quelques années, il se rend compte qu’ils ne partagent rien. L’autre devient alors comme un animal de compagnie, qui vit près de vous, vous donne un peu d’affection, mais il n’y a plus la vitalité sexuelle des débuts. C’est le regard féroce mais lucide d’un homme qui a saccagé toute sa vie pour une aventure sexuelle. Le livre parle beaucoup de l’attachement, des liens construits au fil du temps, combien ils sont aussi importants, si ce n’est plus, que tout ce que la société promeut: le renouveau amoureux, la rencontre sexuelle valorisée à travers les sites de rencontres… Vivre, c’est sans arrêt être soumis à des épreuves qui viennent de l’extérieur mais aussi de votre intériorité.
Comment expliquer que vos héroïnes, engagées, déterminées, demeurent corsetées dans un statut de «femmes trophées»?
Karine Tuil: Il existe un contraste très fort entre la représentation de la nouvelle condition féminine et le ressenti des femmes, fragilisées notamment par l’âge. En particulier les actrices, pour qui il est difficile d’obtenir des rôles après 40 ans. A la cinquantaine, il y a une sorte d’invisibilisation, dans la sphère professionnelle et amoureuse. Certes, on vit une période de révolution et de transformation, mais il y a des comportements profondément ancrés qui réclament du temps pour s’en libérer. Je me rends compte que mes personnages féminins ont considérablement évolué en 20 ans. Elles étaient extrêmement soumises dans les premiers livres et aujourd’hui elles s’affranchissent.
Le roman s’inscrit clairement dans l’ère post-MeToo. Or, vos personnages féminins tombent sous la coupe du salaud, subissent des rapports non consentis… Est-ce une façon d’aborder le phénomène de l’emprise?
Karine Tuil: J’étais très étonnée par le succès que rencontrent des titres comme Cinquante nuances de Grey, qui montrent des rapports de soumission et de domination. Il me semble y avoir une distorsion entre ce qu’on affirme publiquement et ce qui fait parfois fantasmer les êtres. On a vu ces dernières années combien les tournages sont des espaces de création et de désir… C’est parce qu’elle est sous l’emprise du réalisateur Romain Nizan qu’Hilda finit par accepter des comportements empreints de machisme, de sexisme, voire de brutalité. Je ne pouvais pas faire l’économie de ce réel-là. L’idée n’est pas de coller à ce qu’on attend forcément de nous dans la représentation contemporaine. Je crois au contraire que c’est en disant des vérités dérangeantes qu’on obtient des transformations, pas en étant dans une réinvention du réel.
«L’égalité n’est pas dans la galanterie, la vie en société. Elle est dans l’échange intellectuel.»
Peut-on dire qu’à l’instar du personnage de Marianne, l’écrivaine, vous pratiquez «l’écriture comme un antidote au déni»?
Karine Tuil: Marianne dit: «On écrit sur ce qui nous fait souffrir.» C’est très juste. J’écris sur ce qui me choque, me dérange, mes angoisses et mes peurs. L’écriture permet un déploiement de la vérité pour aborder tous les points de vue, tous les sujets. C’est un espace où l’on doit pouvoir tout dire, où les tabous peuvent être levés, sans politiquement correct. Ce n’est qu’en exprimant sa liberté qu’on fera évoluer la société, créer un élan de démocratie. Le lecteur aussi ressent cette sensibilité à l’indifférence, à la violence de la société. On voit bien qu’il y a une menace qui pèse sur la liberté d’expression.
Est-ce dans ce sens que vous portez un regard cru, cinglant, sur le monde de l’entre-soi entretenu par le barnum médiatique, mais aussi la part sombre de la notoriété?
Karine Tuil: Oui. Lehman est à la fois féroce mais attachant, très lucide sur la comédie du pouvoir et, plus largement, sur la comédie sociale. Le livre parle du contraste entre la façade sociale et la vérité intime des êtres. C’est quelque chose qui m’a beaucoup marquée dans ma vie, y compris en littérature. Par exemple la découverte de Witold Gombrowicz, repris par Romain Gary, qui disait: «On m’a fait une gueule, on m’a collé une étiquette, je ne peux plus exister en tant qu’écrivain.» Cette idée qu’on vous fait très vite une gueule, surtout dans les sociétés de pouvoir, rend les êtres extrêmement vulnérables. On parle beaucoup de l’exercice de l’Etat, du pouvoir, des personnalités dans leur représentation, mais on ne parle jamais de ce qu’ils ressentent, de la pression médiatique, combien elle peut fragiliser, puis la perte de cette présence quand vous avez été au centre des choses.
Le livre aborde la question de l’alcoolisme, du manque. Comment vous est venue la trouvaille typographique (les caractères qui tremblent) pour rendre ce vertige?
Karine Tuil: On parle beaucoup de l’état d’ébriété mais pas de l’anxiété, du manque, des stratagèmes pour cacher aux autres que vous êtes alcoolique. Je voulais que le lecteur ressente quasi physiquement le vacillement intérieur, le déséquilibre, l’irritabilité, tout ce que fait naître le manque. Ça a été un gros travail avec le compositeur, parce que je voulais qu’il y ait une sorte d’immersion du lecteur dans ce monde de la dépendance.
Plus que la question de l’égalité de genre, vous faîtes primer la qualité de l’échange intellectuel.
Karine Tuil: Lehman est parfois un peu macho, mais dans la qualité de la complicité intellectuelle qu’il a avec Marianne, sa première épouse, il n’est pas du tout misogyne, il éprouve une vraie admiration. Dans La Force de l’âge, Simone de Beauvoir parle beaucoup de ses relations avec Sartre. Ça m’a fascinée parce qu’on voit comment Sartre la considérait comme son égale, recherchait son approbation, voulait savoir ce qu’elle lisait, ce qu’elle en pensait. L’égalité n’est pas dans la galanterie ou dans ce qui relève de la courtoisie ou de la vie en société… La vraie égalité est là, dans l’échange intellectuel.
La guerre par d’autres moyens
Roman de Karin Tuil, éditions Gallimard, 384 pages.
La cote de Focus: 4/5
Un ex-Président entre Sarkozy et Hollande, une arène médiatique à la solde des décideurs, des duels à couteaux tirés dans les coulisses feutrées des antichambres de pouvoir (politique, culturel), chacun en prend pour son grade dans le nouveau Karine Tuil. Entre soif de conquête, désir de plaire et peur de déchoir, l’autrice embrasse toute la duplicité de ses personnages. A ce titre, ce sont les femmes, toutes générations confondues, qui tirent leur épingle du jeu. Actrice intense dans la quarantaine, écrivaine de 58 ans abîmée par la vie ou jeune femme épousant la doxa d’une génération désentimentalisée, ses héroïnes combattent les préjugés tout en se heurtant aux contradictions du désordre amoureux. Au cœur des mutations sociétales, un regard féroce et lucide sur le gouffre entre espace public et sphère intime.
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