Philip Roth, Great american novelist

Philip Roth © REUTERS/Eric Thayer
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Après avoir pris sa retraite en 2012, l’auteur de Portnoy et son complexe et de La Tache décède à 85 ans. Voici pourquoi Philip Roth restera un auteur essentiel.

« Les gens qui détestent Philip Roth sont bien souvent les gens qui ne l’ont pas lu. » Mars 2015. Philip Roth accorde ce qui restera comme l’une de ses toutes dernières apparitions télévisées à La Grande librairie de François Busnel. Cette introduction que lui réserve le présentateur français témoigne de deux choses. D’abord, Roth est de ces phares littéraires incontournables à propos de qui tout un chacun peut prétendre avoir un avis sur les livres sans en avoir lu la première ligne. Ensuite, il existe plus d’un malentendu autour de Philip Roth -paradoxes dont l’écrivain new-yorkais était probablement le premier à jouer lui-même. À l’occasion des cérémonies entourant ses 80 ans, la romancière Louise Erdrich ne l’avait-elle d’ailleurs pas rebaptisé d’un nom indien Ojibwé signifiant « L’éternel homme des contraires » (Everlasting Man of Opposites)?

Comment un auteur juif new-yorkais obsédé par l’américanité et à l’oeuvre dérangeante, insolente, libre et inclassable, a-t-il réussi à marquer à ce point nos représentations américaines (ces scènes de Portnoy ou de La Tache cousues pour toujours à notre inconscient)?

Famille je vous hais

Né le 19 mars 1933 dans la grande banlieue de New York (mais de l’autre côté de l’Hudson) à Newark, troisième plus vieille ville des États-Unis, dans un quartier presque entièrement juif, Philip Roth est à la tête d’une oeuvre plurielle, protéiforme, contenant de nombreux cycles et sous-cycles romanesques. Au total, 31 livres, abondamment traduits. On lui a souvent annoncé le prix Nobel. Il a reçu le prix Pulitzer et deux fois le National Book Award.

Ses romans, racontés à travers divers postures, dédoublements et ressassements, racontent peut-être en premier lieu l’histoire d’une émancipation: le besoin de quitter le nid familial, et la culpabilité qu’accompagne cette rébellion à jamais problématique. Dès son tout premier recueil de nouvelles, Goodbye Columbus, en 1959, ses histoires mettent en scène le tiraillement qu’il y a à vouloir être un bon fils, reconnaissant envers ses parents, tout en nourrissant le fantasme d’une nécessaire rupture contre cette « oppression » familiale. Comme il le fait très justement remarquer à sa comparse la romancière irlandaise Edna O’Brien dans Parlons travail (un recueil d’entretiens passionnant paru en 2004, où c’est Roth lui-même qui se fait l’intervieweur), la raison pour laquelle ces relations familiales le préoccupent autant est peut-être précisément qu’il est écrivain (ajoutant ironiquement que s’il avait été avocat ou dentiste, il aurait moins été amené à creuser, ressasser et se repaître de cette enfance). Dans L’Écrivain fantôme en 1979, son personnage Zuckerman a l’intention de publier une nouvelle sur une vieille querelle de famille dans un magazine. Il reçoit alors une lettre d’un rabin sur la demande de son père. La lettre est désopilante, qui lui expose un certain nombre de questions qu’il serait bon que Zuckerman se pose avant d’envisager une telle publication, dont celle-ci: « Mis à part l’intérêt financier pour toi-même, quels bénéfices, à ton avis, la publication de ce récit dans un magazine national pourra-t-elle apporter a) à ta famille b) à ta communauté c) à la religion juive d) au bien-être du peuple juif?« ). Zuckerman renoncera à y répondre: « L’Histoire littéraire était en partie l’histoire de romanciers exaspérant leurs compatriotes, leur famille et leurs amis. » Ce pacte selon lequel on ne dévoile pas les secrets d’une communauté est une question qui a énormément taraudé Philip Roth.

Le scandale Portnoy

« Allumons la mèche et on verra bien ce qui se passe« : voilà comment Roth explique pourtant en 1969 l’état d’esprit dans lequel il écrira Portnoy et son complexe. Paru en pleine révolution sexuelle, le livre fait l’effet d’une véritable déflagration. Il revêt aujourd’hui une importance capitale dans l’Histoire littéraire US -un incontournable, grand rôle du répertoire littéraire américain aux côtés de Huck Finn, ou Moby Dick (dans Mad Men, on voit Don Draper lire Portnoy). Confessions d’un personnage nommé Alexander Portnoy à son psychanalyste, le livre est un monologue exubérant, désopilant, outré, excessif d’un juif américain qui se rebelle contre son clan (un père constipé, une mère inquiète) et part découvrir l’Amérique pour ses parents. Suscitant les plus systématiques identifications entre Philip Roth et Portnoy, ce « Raskolnikov de la masturbation », le livre fait scandale comme rarement dans l’Amérique puritaine qu’il visait précisément. Il reçoit des attaques très violentes pour obscénité: on accuse Roth d’être un juif qui pratique la haine de soi, ou un pornographe. C’est le livre qui déterminera sa carrière, et avec lequel il eut toujours un rapport problématique.

Great american writer

Roth est, comme presque tous les romanciers américains, très vite attaché, obsédé par l’écriture du « grand roman américain » -un roman qui exemplifierait la destinée américaine. Il fait, d’ailleurs, partie d’un certain patrimoine aux États-Unis. Une position qui lui fera, par exemple, devenir le troisième écrivain à entrer de son vivant à la Library of America (l’équivalent de la Pléiade), comme ce fut seul le cas en leur temps d’Eudora Welty et de Saul Bellow. Mais contrairement à bon nombre de romanciers américains contemporains, Roth n’est pas un écrivain consensuel ou politiquement correct (on lui reprochera par exemple beaucoup sa misogynie, certaines femmes dans ses livres servant surtout à mettre en évidence les personnages masculins). À rebours d’une littérature plaisante, destinée à contenter et rassurer son lectorat, Philip Roth, très rétif aux médias et à la critique en général, a souvent dit que quand il écrivait, il ne pensait pas à un lecteur bienveillant, mais qu’il imaginait plutôt la manière dont un lecteur « anti-Roth » allait ne pas aimer son livre. Anticiper la manière dont on va haïr ce que vous êtes en train d’écrire: la posture en dit long sans doute sur la vision de son travail et de ses valeurs.

La charge, la férocité, la provocation: vu de ce côté de l’Atlantique, Roth a souvent représenté l’un des meilleurs moyens pour les non-Américains (il est traduit dans 41 langues) d’en apprendre sur les facettes les moins roses des États-Unis. Spectatrice engagée de l’Histoire politique des années 40 à 2000, son oeuvre est un commentaire acerbe sur la psyché US, une sorte de parallèle de fiction à l’Histoire officielle. L’un de ses cycles, celui constitué par Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste, La Tache et Le Complot contre l’Amérique, décrypte spécifiquement son pays à travers des périodes clés: l’opposition à la guerre du Vietnam, le McCarthysme, et « l’indignation hypocrite » des années Clinton. À cet égard, Le Complot contre l’Amérique, uchronie dans laquelle Roth imagine l’arrivée au pouvoir, en 1941, de l’aviateur, sympathisant du régime nazi et membre du comité America First Charles Lindbergh en lieu et place de la réélection de Rossevelt, est probablement sa relecture la plus explicite de l’Histoire nationale (et incontestablement sa plus pertinente aujourd’hui…).

On dira beaucoup de Roth qu’il n’a cessé de questionner l’identité juive new-yorkaise. Juif américain victime de quotas et d’un antisémitisme américain latent tout en n’ayant pas connu la Shoah, Roth s’est toutefois souvent défendu d’appartenir à « l’école juive de New York » tout autant que de parler de la judéité dans ses livres. Celui qui revendiquait être « avant tout romancier avant d’être juif » confiait ainsi dans un entretien passionnant avec la critique anglaise Hermione Lee

: « Parler de la judéité ne m’intéresse absolument pas. Ce n’est pas ce dont un livre parle qui fait d’un livre un livre juif. C’est un genre de sensibilité qui rend mon livre juif. » Philip Roth fait partie de cette troisième génération qui ne sait plus qu’une poignée de mots yiddish. Il écrira donc en anglais. Mais au début de sa carrière, et singulièrement dans un livre comme Portnoy et son complexe, il usera de termes « Yigglish » à des fins burlesques ou pittoresques (des études lexicales montrent que cette occurrence aura tendance à disparaître, Roth écrivant de plus en plus par la suite dans un anglais « épuré » de ses particularismes -l’anglais du King’s English ou presque).

Roth et ses doubles

Quelque chose changera après Portnoy: Roth quitte l’extravagance, l’hystérie et le clownesque pour lui préférer un prisme plus sombre. C’est ce que le critique Pierre-Yves Pétillon appelle le tournant du « roman réflexif »: « le roman qui a pris conscience de son propre statut de fiction et se replie sur lui-même. » Virtuose du dédoublement, du floutage entre vrai et faux, Philip Roth se créera alors des doubles (un tropisme particulièrement bien analysé dans un livre comme Avec Philip Roth de la journaliste Josyane Savigneau): Kepesh dans Le Sein, Professeur de désir ou La Bête qui meurt, voire Philip Roth lui-même dans Opération Shylock. Parmi eux, Nathan Zuckerman. Personnage de jeune auteur inconnu fan de Thomas Wolfe (Zuckerman veut devenir comme lui un « génie romantique »), d’Henry Miller, de Styron, de Bellow et de Malamud en proie aux mêmes démons que son créateur, il devient son alter ego le plus célèbre sinon officiel, la marionnette à partir de laquelle Roth explorera quelque chose comme la trajectoire possible d’une vocation artistique aux États-Unis. Dès L’Écrivain fantôme en 1979, on retrouvera Zuckerman tantôt comme narrateur, tantôt comme personnage, dans Zuckerman délivré (1981), La Leçon d’anatomie (1983), L’Orgie de Prague (1985). Dans La Contrevie, il est déjà malade et atteint d’impuissance à 44 ans.

Si Roth aime tant Zuckerman, c’est qu’il incarne possiblement des prolongements et élaborations fantasmatiques ou cauchemardesques de sa propre vie, passée à écrire. Roth, dans une interview à la Paris Review: « On connaît tous ces histoires de gens qui entrent dans un commissariat pour confesser des crimes qu’ils n’ont pas commis. Eh bien, les faux témoignages arrivent aux écrivains également. Ce qu’il y a de curieux avec la question biographique, n’est pas qu’un écrivain écrive à propos de ce qui lui est arrivé, mais bien comment il écrit là dessus. Une question plus curieuse est pourquoi et comment il écrit à propos de ce qui ne s’est pas passé. »

Exit le fantôme

Difficile, à voir la manière dont Zuckerman disparaîtra finalement et définitivement (désintégré) en 2009 dans Exit le fantôme (un titre emprunté au MacBeth de Shakespeare), de ne pas faire de rapprochement avec l’annonce que Roth fera lui-même quelques années plus tard. En 2012, le romancier est en train de faire l’événement de la rentrée littéraire en France avec la traduction de Némésis, un roman qui ressemble à un retour aux sources: on y suit, dans la Newark dans les années 40, Bucky Cantor, jeune homme dévoué pris dans la tourmente d’une épidémie de polio. À travers ce personnage qui a son âge, Roth met en scène un questionnement métaphysique sur l’idée de hasard et de responsabilité dans la vie de chacun… et en profite pour annoncer qu’il en a fini avec l’écriture. Une décision rarissime dans le monde littéraire, où la vie, comme ailleurs, est souvent trop courte, et où l’on meurt habituellement sans avoir mené à bien un ou plusieurs livres inachevés. Dans le cas de Roth, elle n’est peut-être pas si inattendue que ça: Némésis vient en réalité clore un cycle de romans entamé en 2006 avec Un homme et poursuivi avec Indignation et Le Rabaissement. Des romans courts qui tous abordent la mort (la mort après une opération chirurgicale, la mort en Corée, le suicide, la polio). Dans chacun de ces livres, le personnage a à faire avec sa « nemeses », un terme très courant aux États-Unis et qu’on pourrait définir comme une fatalité, une malchance: « cet ennemi qu’on ne peut pas vaincre« . À l’époque, son annonce fracassante (faite aux Inrockuptibles) fait le tour du monde littéraire: « Je n’ai pas l’intention d’écrire dans les dix prochaines années. Pour tout vous avouer, j’en ai fini. Némésis sera mon dernier livre. Regardez E. M. Forster, il a arrêté d’écrire de la fiction vers l’âge de 40 ans. Et moi qui enchaînais livre sur livre, je n’ai rien écrit depuis trois ans. Je ne pense pas qu’un livre de plus ou de moins changera quoi que ce soit à ce que j’ai déjà fait. Et si j’écris un nouveau livre, il sera très probablement raté. Qui a besoin de lire un livre médiocre de plus? »

Depuis 50 ans rivé à l’écriture, et désespérément dépressif entre deux livres (ce qu’il appelait dans Exit le Fantôme « être un écrivain sans livre« ), l’Américain prend vraisemblablement cette décision métaphysique déchirante comme un aveu: il ne supporte plus la difficulté de l’écriture. Une conception que Roth a depuis toujours chevillée au corps. À Hermione Lee: « Quand on commence, on cherche ce qui va vous résister. On cherche le problème. Parfois au début, le doute augmente non pas parce qu’écrire est difficile, mais parce que ce n’est pas suffisamment difficile. L’aisance peut être le signe que rien ne se passe; l’aisance peut en fait être pour moi le signal que je dois arrêter, tandis qu’être dans le noir de phrase en phrase est ce qui me convainc de continuer. » À l’aube de ses 80 ans, celui qui expliquait: « Je travaille toute la journée, matin et après-midi, tous les jours. Si je suis assis là pendant deux ou trois ans, à la fin j’ai un livre » est fatigué. Plus fondamentalement, sa retraite tient sans doute aussi à un découragement général. Un défaitisme quant à l’avenir de la littérature, ailleurs exprimé dans un de ses livres par l’écrivain Lonoff à Nathan Zuckerman: « Nous, les gens qui lisons et qui écrivons, nous sommes finis, nous sommes des fantômes qui assistons à la fin de l’ère littéraire. »

Longue vie

Sur les rapports pour le moins compliqués que Roth entretient avec la biographie, l’écrivain de 85 ans avait d’ailleurs confié dernièrement qu’il était en train de remettre une série de feuillets à son biographe. « Je n’ai pas le choix. Si j’avais le choix, je préférerais qu’il n’y ait pas de biographie sur moi, mais il y aura des biographies après ma mort, donc autant être sûr qu’il y en ait une qui soit exacte. Mais je ne contrôlerai pas son travail. De toute façon, 20% seront faux, mais c’est toujours mieux que 22% »

L’art et la littérature: plus que chez un autre sans doute, le geste d’écrivain de Roth s’est définitivement accompli sur ce terrain mouvant, complexe et par définition condensé. « Vous me demandez le lien entre l’art et la vie? C’est un peu comme le rapport qu’il y a entre les 800 heures que m’a prises ma psychanalyse, et les huit heures que je prendrais pour lire Portnoy à voix haute. La vie est longue et l’art est court« , résumait celui qui aimait aussi à dire, à propos de sa décision de se retirer, et avec la mauvaise foi et l’ironie qui faisaient aussi sa signature personnelle: « Cette retraite est une vraie réussite. Ma carrière je ne sais pas, mais ma retraite est très réussie. » Goodbye, Columbus.

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