Camille Laurens: «L’emprise dans le couple est plus en plus visible»

Ta promesse, de Camille Laurens, plonge dans les rapports d’emprise au sein du couple. © Photo Francesca Mantovani/Gallimard

Dans son dernier roman, Ta promesse, Camille Laurens plonge dans les eaux troubles de l’emprise amoureuse et de la perversion narcissique. Un thriller psychologique haletant.

Depuis la parution de son premier roman, Index (P.O.L, 1991), Camille Laurens s’est imposée comme l’une des figures incontournables de la littérature contemporaine française, exploratrice confirmée des contrées romanesques de l’autofiction, ou plutôt de ce qu’elle nomme l’«autruifiction». Elle revient avec Ta promesse, roman à suspense qui décortique la mécanique de l’emprise, et navigue avec virtuosité dans les eaux troubles des histoires d’amour, territoires ultimes de fiction.

Quelle est l’étincelle qui a fait jaillir ce récit?

C’est la constatation que les rapports de domination amoureuse et d’emprise toxique dans le couple étaient de plus en plus visibles. Je pars toujours de choses que je connais, c’est donc quelque chose que j’ai pu expérimenter dans ma vie, mais que j’ai également pu observer autour de moi. Je me suis beaucoup renseignée sur ces questions, essentiellement dans des ouvrages de psychanalyse, puisque c’est un domaine qui m’intéresse beaucoup. Quant à l’étincelle littéraire, il faut savoir que je commence toujours par la fin du livre. C’était donc l’image du mimosa que l’on trouve à l’entrée de la maison conjugale qui m’a inspirée, comme figure à la fois de la joie, du bonheur et de ce que la narratrice va perdre.

«Quant à l’étincelle littéraire, il faut savoir que je commence toujours pas la fin du livre.»

Dès le début, vous instaurez un trouble dans l’énonciation, comme un effet de miroir avec le gaslighting, cette forme de manipulation mentale, que subit votre héroïne?

Effectivement les instances de narration sont troubles, c’est quelque chose que j’aime faire dans mes livres. J’ai du mal à l’expliquer, mais disons que l’on m’identifie toujours à mes narratrices, alors que je ne souhaite pas être assignée à résidence dans ce «je» qui n’est pas moi, et c’est ce que j’essaie de faire comprendre à travers ce jeu de miroirs, pour provoquer un sentiment d’incertitude chez le lecteur. On pourrait dire que c’est une manière pour moi de montrer qu’il peut exister un doute sur qui manipule qui. Et la manipulatrice suprême, c’est celle qui écrit le livre que vous avez entre les mains. C’est elle qui est re-dupliquée dans cette supernarratrice qui parle au début. J’aime ces enchâssements. Ce n’est jamais un récit linéaire avec une narratrice clairement identifiable. Le prénom de l’héroïne, Claire, est ironique d’ailleurs, rien n’est tout à fait clair dans cette histoire. On ne peut pas dire d’emblée qui parle, quelle est la vérité des uns ou des autres.

«Le prénom de l’héroïne, Claire, est ironique d’ailleurs, rien n’est tout à fait clair dans cette histoire.»

Votre narratrice livre une clé de lecture à la fin du récit, exprimant son souhait que le lecteur soit aussi perdu qu’elle.

Voilà, exactement. C’est l’histoire d’une femme qui perd pied, qui ne sait plus où elle en est, et je voulais que le lecteur accompagne ce mouvement. D’abord un mouvement d’émerveillement, d’idylle amoureuse, avec néanmoins des moments de discordance, que l’on retrouve dans le flou narratif. Et puis peu à peu, qu’il suivre le trajet de la narratrice jusqu’au dénouement. C’est pour cela aussi que j’ai voulu emprunter la forme du thriller. J’en ai beaucoup lus et vus au cinéma, des enquêtes policières où l’on résout des énigmes. C’est une forme que j’affectionne en tant que lectrice, mais c’était aussi pour moi un moyen de faire en sorte que le lecteur reste avec ma narratrice, qu’il ait envie de connaître la suite, de ne jamais la lâcher. Peut-être justement parce que c’est une femme qui va être abandonnée, il fallait qu’elle soit accompagnée dans le récit.

Il y a le trouble et l’incertitude, pourtant la quête du récit est posée d’emblée, c’est celle de la vérité, ou d’une vérité.

Oui, bien que ce soit une vérité très difficile à établir. La vérité psychologique des êtres est forcément sujette à interprétation. Il fallait des preuves tangibles, des faits, d’où l’idée du papier que Claire trouve dès le début du livre, et qui fait naître tout à la fois l’énigme et l’envie de la résoudre. Que prouve ce papier? J’ai conduit tout le récit sur cette base, et ce questionnement: que s’est-il passé entre eux pour en arriver à cette violence physique? C’est pour cela aussi qu’il y a des témoins; je voulais un roman choral, polyphonique, car la vérité n’est pas une. L’un dit qu’il était fou d’elle, l’autre qu’il ne pensait qu’à lui. Et nous, en tant que lecteurs, que pensons-nous?

«On m’identifie toujours à mes narratrices, alors que je ne souhaite pas être assignée à résidence dans ce “je” qui n’est pas moi.»

Le tribunal où se déroule une partie du récit est le théâtre de cette vérité. C’est le lieu de la parole par excellence, du témoignage, du contradictoire aussi.

Cette histoire se prêtait bien au tribunal. C’est une emprise invisible, il n’y a pas de coups, de violence physique. La seule arme, c’est le langage: des mensonges, des contrevérités, des manipulations. Et puis des promesses trahies. Il y a beaucoup d’oralité, beaucoup de dialogues dans le livre puisque c’est à travers le langage, et son envers, le silence, alternant paroles tendres et mépris ou humiliations, que Gilles assoit son emprise.

Les mots ne laissent pas de traces.

Claire met du temps à entendre. Quand Gilles lui dit «Ta place est dans mon cœur», qu’il le lui répète, c’est une banalité, qui est aussi une façon de ne pas répondre. Quand elle réalise que la langue sonne creux, elle comprend quelque chose. Les mots sont le lieu de sa puissance. Alors quand Gilles fait dire n’importe quoi aux mots, qu’il les vide de leur sens, c’est ce qu’il y a de pire pour elle en tant qu’écrivaine.

Mais les mots sont aussi son outil, et c’est grâce à eux qu’elle va reprendre le pouvoir.

Exactement, c’est un mouvement de balancier. Lui essaie de la détruire par la parole, elle reprend pied par l’écriture. C’est sa chance.

Dans le livre, on se situe souvent du point de vue de Claire, mais il y a ce que vous appelez un «portrait-robot» de Gilles, un pas de côté qui nous permet d’entrer dans son esprit de pervers narcissique.

Gilles étant dans le coma, j’ai dû utiliser un subterfuge, c’est Claire qui le fait parler, comme s’il s’auto-analysait. Cela revient à la fois à lui donner une conscience de lui-même qu’il n’a pas dans la réalité, et à reprendre le dessus en le mettant à nu, alors que c’est quelqu’un qui veut rester masqué avant tout. La particularité du pervers narcissique, c’est qu’il est dans le déni constant de ses fautes, de ses manquements, de ses défaillances. C’est un personnage très opaque, une psychologie faite de vide. Quelqu’un qui ne fait que mimer, reproduire des émotions qu’il a apprises de manière artificielle, mais qu’il n’éprouve pas.

Ce passage montre les fils du marionnettiste. D’ailleurs, le psychiatre, à un moment, dit que leur histoire est comme un «mode d’emploi».

Le livre est sorti depuis dix jours, et un grand nombre de femmes m’ont écrit pour me dire qu’elles avaient l’impression de lire leur propre histoire. Certaines m’ont même donné un nom, en me demandant si c’était mon modèle! C’est toujours le même mécanisme. D’abord le bombardement d’amour, puis les petites humiliations qui font perdre confiance, jusqu’à la phase de destruction. Le tout est imbriqué. On me dit parfois: «Claire est vraiment naïve, elle ne voit pas les signaux d’alerte?» Mais si au premier mot bizarre on s’arrête, il n’y a jamais d’histoire d’amour, non? A quel endroit place-t-on la frontière entre ce qui est intolérable, un manque de respect absolu, et ce que l’on accepte parce que l’autre est différent, qu’il a son histoire et qu’on ne cherche pas le prince charmant? Où est la ligne rouge?

C’est une question de tolérance, et de foi, non? Toute histoire d’amour est une fiction. Vous parlez dans le livre de la suspension consentie de la crédulité vis-à-vis des histoires d’amour, comme pour le roman.

Oui, forcément, on a envie d’y croire! On peut passer sur des discordances, des couacs, parce qu’on croit à l’histoire d’amour. Claire ne peut pas d’emblée concevoir que cet homme lui veut du mal. Elle ne peut déceler l’intention de l’annihiler. D’ailleurs, est-ce vraiment une intention, ou ne peut-il tout simplement pas faire autrement?

Justement, la présence de cette intention maligne dès le début de l’histoire ou pas change la nature des souvenirs que l’on s’en fait. Et le texte pose la question: qu’est-ce qu’on fait des beaux souvenirs des histoires qui finissent mal?

Oui, ces souvenirs peuvent-ils seulement rester beaux quand on se dit que tout était faux, que ça n’a pas été vécu, ressenti mais joué? C’est peut-être ce qu’il y a de plus douloureux, de se dire rétrospectivement que rien n’était vrai. Ça aussi cela dit, c’est sujet à interprétation. On peut se dire que Gilles y a cru aussi au début, au moment de la cristallisation. C’est ce que dit son ami en tous cas. On peut garder la joie des souvenirs, ou laisser le sentiment d’avoir été floué prendre le dessus.

Je voudrais revenir sur la vérité. Claire fait dire à Gilles qu’il s’inquiète avant tout que la vérité soit publique, ou publiée. C’est symptomatique de notre ère post-MeToo?

Bien sûr. Pour ce type de personnage, ce qui compte, ce sont les apparences. L’être n’est qu’une syllabe du paraître. Gilles n’a pas vraiment de personnalité, il mime des sentiments qu’il n’éprouve pas. Il est dans une posture, porte un masque. Et quand soudain il est démasqué, c’est insupportable. Seul le regard de l’autre peut le valider. Il cherche l’admiration des autres pour exister. Seul, il n’existe plus. C’est pourquoi que le schéma se répète, c’est que dès qu’une conjointe se rend compte de la situation, il part pour trouver une validation narcissique chez quelqu’un d’autre.

Les mots ont une grande importance, il y a d’ailleurs des décrochages poétiques dans le récit, en vers libres.

Ce sont les mots de Claire, elle reprend pied dans cette forme littéraire qu’elle ne pratiquait pas auparavant. Il y a un tel chaos dans son cœur et son esprit qu’elle ne peut s’en remettre à une forme organisée romanesque. Ce qui lui vient, c’est cette forme sans ponctuation, et impersonnelle. Elle passe par le pronom «on» indéfini, elle n’est pas encore prête à dire «je». Et puis certains moments, d’une grande violence, ne peuvent pas se rationaliser dans une syntaxe ordinaire.

D’une certain façon, Gilles fait perdre les mots à Claire, jusqu’à ce qu’elle les retrouve. Ce rapt des mots est au cœur de la promesse qu’il lui demande de poser: que jamais elle n’écrive sur lui.

Là aussi, c’est toujours une question d’interprétation. Quand il lui dit ça, dès le début, vu de l’extérieur, on pourrait y voir un red flag, un homme qui se prétend amoureux mais qui demande à une femme dont c’est le métier, une spécialiste de l’écriture de soi, de ne pas écrire sur leur histoire… Elle, au début, l’interprète positivement. Elle se dit qu’il a bien compris qu’elle n’écrit que sur les histoires terminées, que l’on écrit toujours sur le corps mort de l’amour comme le disait Marguerite Duras. Elle y voit une façon de lui demander de ne jamais la quitter. Mais il y a un deuxième stade d’interprétation. Claire se dit: C’est peut-être bizarre, il n’a pas confiance, il pense que si j’écrivais sur lui cela pourrait lui nuire… Et puis enfin, une dernière étape: Il veut m’empêcher d’écrire, il veut m’enlever ce qui est ma force vitale. Ce sont ces trois phases que traverse Claire, à différents moments de crédulité ou de lucidité.

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Cela pose évidemment la question des promesses en amour.

Oui, vaste question! Le fait qu’elle lui demande en retour de ne pas la trahir, c’est parce qu’elle perçoit intuitivement que la promesse qu’il lui a demandé de faire, c’est déjà une trahison, une façon de ne pas la respecter dans ce qu’elle a de plus cher. Que les choses ne sont pas aussi idylliques qu’il voudrait le faire croire. Ces promesses, ce ne sont pas des promesses d’amour, comme « Promets-moi de m’aimer toujours». Et puis il y a d’autres promesses dans le livre, il y a les promesses d’enfance, qui apparaissent à la fin. Celle que sa mère exige de Gilles, une promesse qu’il ne peut pas tenir, qui le met dans un conflit de loyauté, une promesse perverse et intenable. Et puis pour Claire, il y a la promesse faite par son père de revenir sur le lieu de leurs vacances en famille, alors qu’ils n’y retourneront jamais. On croit que cela n’a pas d’importance, ces promesses d’enfance qui ne sont pas tenues, alors que c’est fondateur. Évidemment, j’ai beaucoup pensé à cette phrase de Romain Gary dans La Promesse de lAube, et je la cite dans le livre: «L’amour maternel nous fait à l’aube une promesse que la vie ne tient jamais.» C’est aussi l’histoire de nos vies, toutes ces promesses d’avenir qui ne sont jamais entièrement tenues.

Pour terminer, quels sont pour vous les quelques mots qui encapsulent au mieux ce livre, ce qui vous a poussée à écrire cette histoire?

C’est toujours mon interrogation sur la nature de l’amour. On me demande souvent si c’est une histoire d’amour, finalement, ce roman. J’ai envie de dire oui, c’est quand même, malgré tout, une histoire d’amour, parce que pour reprendre une phrase du roman, «l’amour, c’est tant qu’on y croit». C’est la suspension de l’incrédulité dont on parlait. A un moment, une histoire commence, et comme quand on commence à lire un roman ou à regarder un film, si on n’y croit pas, c’est fini. Mais quand on y croit, c’est sublime. Par la suite, cela peut se dégrader, mais à un moment, on y a cru, et c’est comme si cette croyance même était l’amour. Il faut que les deux continuent d’y croire, le plus longtemps possible. Parfois, l’un cesse d’y croire plus vite que l’autre, c’est cette discordance qui est à l’œuvre dans ce roman. Claire et Gilles ne sont pas au diapason.

Thriller

Ta promesse

de Camille Laurens

Gallimard, 359 p.

4/5

Claire est accusée d’avoir agressé Gilles, avec lequel elle a vécu une fulgurante histoire d’amour. Mais qu’est-ce qui a bien pu amener cette écrivaine à s’en prendre à l’homme qu’elle a aimé? Au fil d’une narration menée tambour battant semant le trouble aussi bien sur celle qui dirige le récit que sur la nature de la relation qui unit les amants, Ta promesse figure un mode d’emploi incarné des mécanismes déployés par les pervers narcissiques. Variation habile du livre de procès et du thriller paranoïaque, le roman interroge tout autant la façon dont notre foi en l’amour constitue un possible aveuglement, que celle dont les histoires se déconstruisent quand elles sont soumises à un regard rétrospectif. La promesse (intenable) du titre vise à priver de mots celle qui en vit. Le roman les lui restitue. 

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