Révolution de Palais pour Feu! Chatterton (entretien)
Obsession des écrans, sort des migrants… Avec leur troisième album, Palais d’argile, les Français de Feu! Chatterton interrogent un monde en changement et se rapprochent du dancefloor.
« La glace fondait dans les Spritz, c’était à n’y comprendre rien. Tout le monde se plaignait en ville du climat subsaharien. On n’avait pas le moral, mais on répondait bien, à tous les mots, les traits d’esprit du grand serveur central. Un monde nouveau, on en rêvait tous. Mais que savions-nous faire de nos mains? Zéro. Attraper le bluetooth (…) Presque rien. » Titre d’ouverture du nouveau Feu! Chatterton, Monde nouveau dresse le décor d’un album mouvementé, à l’image de son époque et de ses paradoxes. Le chanteur Arthur Teboul et le guitariste/claviériste Clément Doumic racontent un disque mis en boîte l’été dernier à Bruxelles « là où Bashung avait enregistré son dernier album« . Dans un studio ICP dont ils n’ont même pas eu le temps de tester la piscine. Remise en question de soi et d’une société qui marche sur sa tête.
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Quel a été le point de départ de Palais d’argile?
Arthur: En tournée, on ne compose pas. Parce que c’est une dynamique très intense et qu’on est concentrés sur les concerts. Souvent, après environ un an, on a envie de refaire des chansons. Sauf qu’une petite angoisse naît du fait qu’on ne s’y est plus essayé depuis longtemps. À chaque fois, c’est un frisson, une excitation. Mais aussi l’angoisse. L’angoisse de la feuille blanche. De ne pas savoir comment faire. Ce qui nous a décomplexés, c’est qu’on a commencé il y a deux ans à travailler sur un film. Une comédie musicale de Noémie Lvovsky. Elle nous a demandé d’écrire les chansons qui seraient chantées par ses comédiens et comédiennes. On a donc repris le travail en studio avec un scénario sur lequel s’appuyer. De la matière vivante. Ce qui est délicat quand on écrit des chansons, c’est toujours ce qu’on veut raconter. Une fois qu’on le sait, le reste vient plus vite. Le film est l’adaptation d’une pièce de théâtre, La Grande Magie, d’Eduardo De Filippo, écrite dans les années 40. L’histoire d’un magicien qui fait plus ou moins disparaître une femme sous les yeux de son mari. Quelques mois plus tard, en juin, on a profité d’une pause. On s’est isolés dans les Cévennes. Et on a écrit en cinq jours une poignée de morceaux pour notre disque.
Au-delà de vous mettre le pied à l’étrier, cette expérience a marqué l’écriture de l’album?
Arthur: Je vais te répondre que oui mais à l’époque on ne s’en rendait pas vraiment compte. Savoir que ce n’était pas des chanteurs mais des acteurs qui allaient chanter ces morceaux nous a fait assumer des titres plus directs, je crois, la recherche d’une certaine simplicité. Puis il y a aussi peut-être l’aspect choral. Ça a été un plaisir immense de pouvoir se glisser dans la peau de plein de personnages. Quand on chante avec Feu, je suis moi. Enfin, plus ou moins. Pour La Grande Magie, j’ai été une jeune fille naïve de 17 ans, un bourgeois frustré de 50, un magicien roublard ou une femme très séduisante un peu triste… Plusieurs personnages cohabitent dans Palais d’argile. Je sais qu’il y a forcément une femme. Dans Laissons filer, je chante « Que trouveras-tu dans le jeu rebattu des cartes du matin: un fou, une dame, un chien ou rien? » Ça représente un peu le disque. Tu as le fou et le sage. L’enfant et l’adulte. Le musicien raté de Compagnons. Peut-être aussi les affres de la schizophrénie dans Aux confins.
En termes de sonorités, quand et pourquoi décidez-vous de vous diriger vers ce côté plus électronique?
Clément: Je n’ai pas vraiment l’impression qu’il y ait plus d’électronique qu’avant mais on l’a utilisée de manière plus précise. Il y a l’influence de LCD Soundsystem mais moins pour les chansons que pour le type de production. James Murphy, dans ses disques mais aussi dans l’avant-dernier Arcade Fire qu’il a produit, a associé avec brio des sonorités électroniques, des synthétiseurs et de vraies batteries. C’est son coup de génie et ça nous a marqués tout au long de nos trois albums. Le travail d’Arnaud Rebotini et de l’ingénieur du son Boris Wilsdorf donnent l’impression qu’il y a plus d’électronique dans ce disque alors que pas vraiment.
Arthur: On a davantage assumé. Il y a trois ans, on aurait voulu amener un peu de sophistication aux morceaux plus pop et on aurait essayé de tirer ailleurs une ballade rock de neuf minutes comme Libre, qu’on aurait trouvée trop prog. Cette fois, on y est allés à fond. Notre deuxième album était beaucoup plus calme que le premier. Par contraste et par réaction, on a eu envie de créer des chansons qui procurent de l’énergie sur scène. On aime allonger. Rentrer dans une espèce de transe répétitive. On n’a pas eu peur d’y aller.
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La plupart des morceaux ont été écrits pour un spectacle aux Bouffes du Nord finalement annulé à cause du Covid.
Clément: En effet. On ne l’a jamais joué mais ça leur apporte beaucoup de relief. C’était le premier confinement. Une semaine avant la première, on pensait encore qu’il y avait de l’espoir.
Arthur: Ça devait durer huit soirs. Cette création originale a vraiment donné naissance à l’album. On allait y jouer que des nouveaux morceaux qu’on prévoyait d’enregistrer. Mais comme on était dans un théâtre, on avait l’ambition de proposer un spectacle. Un concert avec une vraie dramaturgie, une narration. Il y avait des actes, des décors, des interactions avec des comédiens. Ça commençait un peu comme l’album avec toute une partie sur les écrans. Ensuite, on en sortait pour entrer dans un truc mystique. Ça nous a donné un cadre narratif pour le disque. On avait déjà eu l’occasion de monter un spectacle hybride mêlant littérature et musique avec Éric Reinhardt. On aime bien ce genre d’exercice parce qu’il fait naître des idées. C’est inspirant de sortir des formats traditionnels.
Domination des machines, avancée des déserts, love songs digitales… C’est quoi le sujet de votre disque?
Arthur: Je ne me pose pas en me demandant ce que je veux raconter. C’est après. Quand on me le fait remarquer. « Ah ouais, c’est ça que je voulais dire… » Je suis à la recherche des mots quand même. Parce que c’est mon métier. Donc, j’ai envie d’inventer. Et je vais marcher pour trouver des mots. Mais la plupart du temps, ils viennent comme une réponse à une inquiétude, une angoisse, une peine, une joie. Plus rarement de la joie, en fait. Quand j’ai la joie, je n’ai pas besoin de mots. Tout ce que tu dis est vrai, mais c’est parce qu’il y a eu beaucoup d’interrogations dans la vie ces derniers temps. Sur le sens du monde, le rapport aux valeurs avec lesquelles on a grandi. Donc le rapport à soi. La remise en question. Comme tout va très vite, tout est liquide, tout est flux, faire ces pense-bêtes est une manière d’essayer de comprendre le monde.
Vous êtes des stressés, des anxieux, des noyés?
Arthur: Qui ne l’est pas désormais, franchement? Je pense qu’un maître yogi d’aujourd’hui n’atteint pas le niveau d’un paysan du XIXe siècle en termes de calme, d’enracinement, de tranquillité. C’est comme ça. On a gagné sur d’autres plans.
L’aspect prophétique du disque, écrit avant le confinement, est dû à une tendance dans l’évolution de notre société?
Clément: Je pense, oui. Il y a des choses qui interpellent de manière prophétique et en même temps, si ça n’avait pas été cet événement, cette crise, ça aurait été autre chose. On baigne depuis des années dans ce climat un peu électrique. On attendait la catastrophe.
Arthur: La théorie de l’effondrement, la collapsologie, ça fait un moment qu’on en parle. Mais on peut voir les choses autrement. Même le virus n’est pas un effondrement. C’est paradoxal. Les signes avant-coureurs continuent d’être avant-coureurs. La crise ne fait que s’amplifier. Même une épidémie mondiale ne sera pas la petite goutte qui fait tout s’effondrer. Les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon, NDLR) n’ont jamais été aussi riches. Ça a encore servi la dématérialisation de nos sociétés et de nos économies. On peut voir le truc comme monde d’avant/monde d’après mais aussi comme un continuum. Il devient difficile de penser que le libéralisme, le capitalisme libéral ne peut pas s’adapter à tout. J’ai l’impression que c’est un ogre capable de tout manger et de se réinventer. C’est compliqué. Et quand c’est compliqué, nous, on fait des chansons. Ce ne sont pas des réponses. Les scientifiques décortiquent le monde avec des équations et ensuite leurs hypothèses sont infirmées ou confirmées. Ils modélisent. C’est rassurant. Ça permet de simplifier le réel. Peut-être que la chanson est la même chose avec d’autres formes d’équations. Des équations émotionnelles.
C’est ce que vous aviez recherché dans vos études, cette rationalité?
Arthur: Seb (Sébastien Wolf, claviers, guitares, NDLR) est docteur en physique. Il a fait sa thèse pendant notre deuxième tournée. Il te dirait que c’est la même chose. Que la recherche en science s’apparente vraiment beaucoup pour lui à la musique… C’est tâtonner pour chercher une vérité. Il va te dire, pour schématiser, qu’en science la vérité doit être extérieure à toi. Mais en musique, tu dois chercher une justesse intérieure. Ce qui la rend sans doute plus étrange et accidentelle mais aussi très excitante. J’étais bien plus cinglé que maintenant quand j’étais en école de commerce.
La première chanson de l’album, Monde nouveau, est mixée par Nk.F (Damso, PNL). Vous avez collaboré avec Prince Waly aussi. Quel est votre rapport au rap?
Arthur: On aime ça depuis toujours. On appartient à une génération qui a grandi avec le rap. On est nés fin 80. On écoutait Skyrock.
Clément: C’est même pas une question de goût. On a grandi avec le 113, IAM et NTM.
Arthur: Et même les États-Unis. Un Dr. Dre. Le hip-hop est dans notre ADN. Au-delà de tout ça, le rap est une musique de la parole. Et moi, avant de savoir chanter, je parlais sur la musique. Waly me confiait qu’il aimerait être Michael Jackson. Que s’il savait chanter, il le ferait. Souvent, les choses se font un peu par défaut. Ce qui est joli. Moi, je ne savais pas chanter. Je ne connaissais rien. On était au lycée ensemble. J’écrivais des textes. Je voulais faire de la musique avec eux et il fallait que je trouve un truc. Après, tu essaies de développer des techniques intéressantes. Sur le rythme, l’assonance, l’allitération. Des jeux sur les sons, l’élasticité. Et dans le genre, c’est dans le rap que tu trouves les meilleurs trucs. C’est aujourd’hui le genre musical, malgré ses défauts (les sujets sont un peu répétitifs, souvent un peu lourds), le plus audacieux, le plus inventif. Le plus populaire aussi. Mais comme il est décomplexé, tu peux avoir du Kendrick Lamar, du Kanye West. Et même du Beyoncé.
Clément: Tu as des idées de prod géniales sur les grands disques de hip-hop d’aujourd’hui comme le Blonde de Frank Ocean. C’est très inspirant.
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Pourquoi avoir choisi Arnaud Rebotini à la production?
Clément: On aimait beaucoup son travail sur la BO de 120 battements par minute, son album Music Components et son groupe d’avant, Black Strobe. On avait travaillé avec Samy Osta sur les albums précédents et on voulait s’aérer. Trouver un défi ailleurs avec une nouvelle collaboration. On cherchait des producteurs anglo-saxons mais avec le Covid, on n’a pas pu aller à l’étranger ou faire venir quelqu’un. On s’est tournés vers des Français. Ne trouvant personne qui nous convienne, on a réfléchi à des artistes. Les artistes de musique électronique comme Arnaud produisent et mixent leurs trucs eux-mêmes. En plus de ça, il venait du rock avec Black Strobe. Ça sonnait comme une évidence…
Arthur: Arnaud nous a tout de suite parlé de LCD Soundsystem. C’était déjà une référence pour nous. Les morceaux avaient cette couleur. Cet alliage de textures synthétiques, de batteries chaudes et de rock. Il fallait trouver un équilibre. Dès qu’il a su qu’on voulait enregistrer en live la plupart des morceaux, dans une formation très rock, il a voulu faire appel à l’ingé son bruitiste indus Boris Wilsdorf (Einstürzende Neubauten)… Le format pop, il y a toujours un moment où il nous agace. On essaie alors de le saloper. On ne peut pas s’en empêcher. C’était important pour nous qu’Écran total ait un côté ultra catchy. Parce que le propos est tellement vicieux et sarcastique. On adore imaginer que les gens dansent sur des paroles terribles. Un peu à l’image de la vie.
Distribué par Caroline/Universal. ***(*)
Ils ont toujours revendiqué l’influence d’Alain Bashung, Léo Ferré, Noir Désir mais aussi celle de Led Zep, Radiohead et LCD Soundsystem. « Il y a des trucs qui sont des phares, des repères. Des gens à qui on se réfère pour avancer. » Sur Palais d’argile, disque jusqu’au-boutiste, les cinq Feu! Chatterton perpétuent l’héritage mais assument aussi pleinement leurs aspirations pop et dansantes (Monde nouveau, Écran total…). Entre tradition et modernité, rock et musiques électroniques, poésie classique et sens de la punchline, Feu! Chatterton continue d’imposer son style et a tout pour continuer à conjuguer ses ambitions artistiques au succès populaire.
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