Que reste-t-il du fanzine rock à l’ère numérique?

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Jaune Orange sort un fanzine pour ses 20 ans, mais que reste-t-il des écrits rock photocopiés d’antan? Le support a-t-il encore un sens aujourd’hui? Et où se perpétue son esprit?

En 2020, Jaune Orange fêtait ses 20 ans. Le virus a perturbé et repoussé les réjouissances mais le collectif, majeur et vacciné, s’est inventé un fanzine. 20YO, lisez Twenty Years Old. Une page A3 qui partage coups de coeur discographiques et littéraires, mettant à l’honneur des artistes de Liège et d’ailleurs. Le deuxième des six numéros est prévu pour le 6 janvier. « On voulait garder le contact, se reconnecter avec celles et ceux qui viennent à nos concerts, assistent au Micro Festival et achètent nos disques, explique Sébastien Landauer. Les algorithmes des réseaux sociaux sont tellement « fucked up » que même les gens qui te suivent ne voient pas toujours tes publications. 20YO, c’est une espèce de rétrofuturisme. Un clin d’oeil qui lie passé, présent et futur. De l’antinostalgie avec un outil anachronique. Le fanzine rock -JO en faisait il y a 20 ans- a relativement disparu de la circulation. Mais il est facile à copier et pas cher à produire… »

Plutôt que de se regarder le nombril, JO a donné la parole à d’autres acteurs culturels de la Cité ardente: le magasin de disques Lost In Sound, la librairie Livre aux Trésors… « On propose aussi des interviews croisées d’artistes et de graphistes qui ont travaillé ensemble. On donne de la place à des illustrateurs pour qu’ils dessinent des strips. Le fanzine est, j’ai l’impression, devenu une sorte de happening. Tu le sors pour célébrer quelque chose. Je suis né en 1986, j’étais un peu jeune pour connaître son âge d’or. Mais l’image d’Épinal que j’en ai, c’est celle d’un music lover ou d’un amoureux d’art en général qui avait des choses à dire, envie de créer son média. Et donc du coup, qui tapait ça sur une page A4 et la faisait photocopier au bureau de papa. »

« Le fanzine, c’est une publication à diffusion aléatoire réalisée par des passionnés, définit Nicolas Grolleau, fanzinothécaire. Vu que le mot fanzine est la contraction de fan (fanatique) et de magazine, c’est un magazine fait par des fans. Nous, on utilise plutôt le terme de passionnés. Ça peut être des amateurs ou des pros. Des gens qui produisent sur d’autres supports. »

Nicolas travaille à la Petite Fanzinothèque Belge. Inaugurée en 2011, elle regroupe et archive au Bunker, dans le quartier chaud bruxellois, les publications indépendantes et autoproduites belges. Bandes dessinées, éditions à tirage limité, arts plastiques, littérature… La Petite Fanzinothèque tient également une base de données consultable en ligne et organise, une fois par mois, les Mercredis du fanzine, un « café littéraire » autour de ces publications underground.

Mini communautés

Apparu aux États-Unis à l’aube des années 30 avec la presse de science-fiction (le premier fanzine avéré publiait des correspondances d’aficionados), le fanzine est avant tout un espace de liberté. Un journal souvent sans existence officielle et sans impératif de vente. Publication Do It Yourself, il a flirté avec toutes les disciplines (BD, cinéma, séries télévisées, musique, poésie, arts plastiques…) et a été de tous les combats (féministes, estudiantins, écologistes, anarchistes…). Il a aussi plus souvent qu’à son tour batifolé avec les guitares. « Le fanzine rock a surtout pour particularité de mélanger les photos et le texte, résume Nicolas. L’idée est vraiment de monter son petit magazine. Tu as les agendas, les critiques et autres retours d’expérience. C’est très personnel. Et les seules traces qui existent de certains concerts. »

Le support a joué un rôle fondamental dans le développement du punk, de la scène alternative hexagonale ou encore aux States, dans les années 90, du mouvement Riot Grrrl. « En Belgique, il y a eu des petits coups autour de groupes et de mini communautés. Je pense notamment à Aredje, le fanzine de René Binamé. Dans les années 80, c’était le seul moyen de savoir où et quand se donnaient les concerts. »

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Créé au départ dans un but autopromotionnel, Aredje est devenu le bulletin de liaison de tout un réseau. « On a fait 60 numéros, se souvient Marcor, manager et roadie des Binam’. Tu y trouvais un agenda mais j’ai aussi commencé à écrire des carnets de route et à glisser des interviews des Bérus, des U.K. Subs ou encore d’Infraktion… On a publié jusqu’à 60 pages. Des vrais bottins téléphoniques. C’était à la fois un bulletin d’information et l’occasion de partager nos coups de coeur (le tout teinté d’un discours politique comme souvent dans le milieu anarcho punk, NDLR) . Il y avait un vrai manque de presse rock à l’époque. »

Le site de la Petite Fanzinothèque Belge répertorie des propositions variées, pas toutes récentes et plutôt rares. Il y a Orange Métallique, le fanzine du punk alternatif wallon. Solénoïde, le magazine du rock alternatif. Ou encore Snotrebel, « le fanzine rock’n’roll bruxellois qui détend les marines« , écrit à la main, illustré par des collages, des détournements, des flyers et des photos de concerts. On y trouve aussi Magazine 4, autoédité par la mythique et underground salle de concerts, et des propositions plus singulières comme Affiches, soit douze posters A3 inspirés par Marilyn Manson, Daft Punk et Elvis. Ou encore Single (Célibataire), dans lequel Les Filles de Hirohito illustrent leurs propres chansons. Un fanzine financé par les subsides destinés à enregistrer leur album…

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BD rock

Après avoir créé en 2008 la Maison du Rock, une association vouée à la conservation de son patrimoine (un lieu de concerts, de conférences, d’expo…), Stella Di Matteo a lancé en 2011 La Gazette du Rock avec son compagnon Jampur Fraize et le dessinateur Jean Bourguignon. Leur fanzine collectif biannuel condense l’Histoire du rock en bandes dessinées, illustrations et chroniques. Avec à chaque numéro, un cadeau. « Comme dans le Pif Gadget d’antan… »

« Jean et moi, on est dans le fanzine depuis la fin des années 80, résume Jampur. Stella a travaillé notamment dans un maga de BD quand elle était plus jeune. On a chacun notre métier mais on n’a jamais lâché le support. J’ai toujours aimé le rock et j’en ai fait, mais c’est avec la Gazette que j’ai commencé à le pratiquer dans le fanzine. On est un exemple assez rare. Quand tu parles de fanzine rock, il n’y a généralement pas de BD. C’est du rédactionnel. Des interviews, des comptes-rendus de concert. »

48 pages, une dizaine d’auteurs… La Gazette du Rock double l’esprit punk et Do It Yourself qui va avec d’une publication léchée. Genre fanzine de luxe. « Au début, on finançait nous-mêmes mais ça coûtait très cher. Parce qu’on fait tout en couleur. On a dû demander l’aide de la Ville de Liège pour l’impression. Beaucoup de gens pensent que c’est une revue mais on fait tout à la main. Jusqu’à glisser nous-mêmes les cadeaux dans le petit plastique. »

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Une crèche de Noël, rock’n’roll évidemment, avec Lemmy et Iggy Pop ou, pour le dernier numéro, un masque de protection Cowboy dessiné par Patar et Aubier… « Le principal, pour moi, est d’avoir un ton humoristique ou décalé, poursuit Jampur. On a chacun notre univers. On parle un peu de l’Histoire du rock mais on aime bien déconner avec tout ça. Faut pas que ce soit trop sérieux. Si on achète un fanzine, si on l’apprécie, c’est parce qu’il a un certain ton. Dans la presse rock, il y a des revues que j’aime et d’autres que je n’aime pas alors qu’elles parlent des mêmes groupes. »

La Gazette est tirée à 300 exemplaires, déposés dans quelques bonnes enseignes et vendus par correspondance notamment via le site de Lionel et Marie Limiñana… « Si tu as parlé à Jampur, tu as parlé à ce qui reste, lance Jacques de Pierpont, alias Pompon, animateur de feu Rock à Gogo à la RTBF, qui participe à la publication. C’est un cas un peu particulier, en plus. La Gazette, c’est un fanzine BD qui parle de rock. La philosophie du fanzine mais avec une réalisation pro. Le choix de la quadri implique une qualité d’impression, de papier… Le fanzine photocopié, polycopié, je n’en vois plus. La césure, c’est quand Devor Rock, le fanzine rock trimestriel liégeois est passé de façon radicale au webzine. Ça correspond évidemment à l’arrivée d’Internet. »

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Presse gratuite et webzine

En se promenant dans ses souvenirs et ses archives, Pompon parle du Hellzine, publication hennuyère consacrée au métal, et évoque l’hyperactive Dominique Van Cappellen (Von Stroheim, Baby Fire…). « Dominique a toujours eu quatre ou cinq projets sur le feu. Et souvent, il n’y avait pas que le disque. Il y avait aussi du fanzine papier à connotation militante féministe. Elle organisait des mini festivals 100% féminins dans la logique Riot grrrl. Et régulièrement, il y avait production de fanzines papier éphémères. »

Pompon cadre l’âge d’or du fanzine entre 1975 et 2005. « Il y avait déjà des zines à l’époque hippie, mais ça restait underground de chez underground. Avec le punk, une nouvelle génération s’en empare. On fait ses 45 tours soi-même. Il y a un mouvement d’autocréation massif. » La Belgique n’a cependant jamais proposé une production pléthorique. « On a très vite eu le phénomène de la presse gratuite qu’on peut raccrocher aux fanzines. Je pense à la première génération: More et En Attendant, qu’on trouvait en librairie mais aussi chez les disquaires du temps où tu en avais encore dans toutes les villes de la taille d’un Tubize. C’était du fanzinat très élaboré. Après tu as eu Rock This Town. Puis évidemment le Riff Raff, dont l’édition francophone a été lancée par Carlo Di Antonio. Dour voulait que Mofo lui consacre un numéro spécial plutôt promotionnel. Les mecs de Mofo, des turbulents bourrés de second degré, ont refusé. Du coup, il est allé chercher le Riff Raff flamand. Les premiers numéros ont été conçus à Anvers et étaient blindés de fautes… »

Le fanzine a, de manière générale, mangé son pain noir au début du siècle avec l’avènement d’Internet et la digitalisation intensive. « On le voit dans notre collection, reprend Nicolas de la Fanzinothèque. Entre 2004 et 2008, 2009, jusqu’à ce qu’on réalise l’intérêt de l’objet, il y a une énorme chute de la production papier. Celles et ceux qui avaient envie de faire un fanzine se sont dit: on va se diriger vers Internet. On va ouvrir un blog, créer un site. On va faire ce qu’on ferait dans un fanzine sauf que comme on n’a pas d’argent, on va le faire dans un webzine… On a juste besoin d’une connexion et d’un ordinateur. »

Peut-on pour autant résumer le webzine à un fanzine digital? Pompon n’en est pas convaincu. « Avec la première génération de blogs, c’était le cas. Tu lisais l’équivalent d’un fanzine papier sur ton écran. Elle en gardait les logiques jusque dans la mise en page. Il n’y avait pas de formes spécifiques. Mais elles sont venues très vite avec l’ajout de liens audio et vidéo. C’est comme si dans le zine papier, on te mettait une petite flèche: maintenant tu arrêtes de lire, tu vas acheter le disque et tu écoutes la plage 4… Avec la popularisation du streaming, de Bandcamp, de YouTube et compagnie, tu es quasiment obligé de mettre de l’illustration musicale dès que tu ponds cinq lignes de texte. Du coup, le papier est devenu obsolète. Il y a une logique de consommation dominante. Souvent, les fanzines rock, on les trouvait chez les disquaires. Comme le mode principal de consommation de la musique est devenu numérique, ces fanzines-là ont suivi. À titre de comparaison, la BD sur tablette reste quelque chose d’assez marginal, par exemple. »

Non-sens temporel

Si vers 2004-2005, le fanzine rock se raréfie, c’est aussi faute d’endroits pour le distribuer. « Avant, tu avais des disquaires partout, mais aussi tout le réseau des maisons de jeunes, continue Pompon. Il y avait un circuit bien plus développé qu’aujourd’hui. Puis, il y a une question d’intérêt. Regarde les affiches des festivals généralistes… C’est 90% d’électro, de rap, de r’n’b. »

Avec le développement des nouvelles technologies, le fanzine rock n’est plus un moyen d’expression qui tombe sous le sens. Il a aujourd’hui souvent une volonté vintage affirmée. « C’est un peu un non-sens temporel alors que tout va vers la numérisation mais le support est super ludique, poursuit Sébastien Landauer de JO. C’est sympa de racheter l’un ou l’autre exemplaire, voire de les collectionner, même si ça tient davantage du souvenir que de la réelle recherche de contenu. »

« Le réseau social fait qu’on ramène beaucoup de choses à sa personne, conclut Nicolas. J’ai l’impression que la pratique générale est même plus encore de suivre des influenceurs aujourd’hui que d’aller chercher sur les sites et webzines. En ce moment, plein de blogs disparaissent, sont supprimés pour inactivité ou catalogués + de 18 ans. Mais le fanzine, quand il a été imprimé, il reste. Il existe encore même si c’est en 20 exemplaires dans des cartons et des brocantes. »

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