Rocks, « une lettre d’amour à toutes ces filles d’origine multiculturelle amenées à grandir trop vite »

Sarah Gavron: "Le script de Rocks a été conçu comme une lettre d'amour à toutes ces filles d'origine multiculturelle amenées à grandir trop vite parce qu'elles portent le poids du monde sur leurs épaules."
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Avec Rocks, drame social sous forte perfusion de réel, la cinéaste britannique Sarah Gavron signe en mode collaboratif le portrait sensible d’une jeunesse solidaire et métissée, entre relative insouciance et inéluctable gravité. Rencontre.

« Un Ken Loach au féminin!« , annonce crânement, mais de manière un peu réductrice, l’affiche du film. S’il fallait vraiment résumer Rocks à une formule, alors on lui préférerait celle-ci: « Nobody Knows rencontre Bande de filles dans l’Angleterre de Fish Tank. » Drame social métissé nourri à un réalisme quasi documentaire, le troisième long métrage de Sarah Gavron (Brick Lane, Suffragette) entreprend d’accompagner le quotidien, énergique et fragmenté, d’Olushola, alias « Rocks », une jeune femme de quinze ans qui réside à Londres avec son petit frère et sa mère. Quand cette dernière choisit de disparaître pour une durée indéterminée, une nouvelle vie s’organise façon débrouille. Aidée par ses plus fidèles amies, Rocks va notamment devoir ruser pour échapper au radar des services sociaux…

Cinéaste britannique s’étant fait une spécialité de composer des portraits engagés de femmes confrontées à l’injustice systémique du monde, Gavron insiste sur le fait que Rocks est né avant tout d’un désir profond de film collaboratif. Avec Faye Ward, sa productrice, elle prend conscience qu’il n’existe pas beaucoup de longs métrages pour les jeunes femmes, sur des jeunes femmes. Ensemble, elles tombent alors d’accord sur l’idée de parler de ce moment de vie si particulier qu’est l’adolescence en accordant une place centrale aux jeunes dans le processus de fabrication de l’oeuvre elle-même. Imaginé par Theresa Ikoko et Claire Wilson, le premier traitement du scénario de Rocks ménageait ainsi un espace de liberté assez inédit pour échanger et improviser. Dans la foulée, des ateliers mélangeant ados et travailleurs sociaux se mettent en place, d’où finiront par émerger un univers et des personnages nourris d’expériences authentiques. Jointe par téléphone, la réalisatrice raconte.

À quel point Rocks a-t-il été, en définitive, un film collaboratif?

Rocks a vraiment été un film collaboratif à toutes les étapes de sa création. À tel point que je n’aime pas trop qu’on dise à son propos qu’il s’agit d’un film de Sarah Gavron. C’est le film de toute une équipe. Dès que le premier jet du script coécrit par Theresa et Claire a été finalisé, nous nous sommes mises en quête des jeunes femmes qui allaient apparaître à l’écran. C’était très important pour nous, en effet, que notre directrice de casting démarche directement dans les écoles afin de trouver des adolescentes motivées par l’idée d’intégrer les ateliers de création. En tout, nous avons rencontré plus de mille filles, parmi lesquelles une trentaine a fini par émerger. La sélection s’est faite de manière très organique, en fonction de leur détermination et de leur intérêt pour le jeu et le travail commun, mais aussi des amitiés qui se sont naturellement formées. Le script de base avait été conçu comme une lettre d’amour à toutes ces filles d’origine multiculturelle amenées à grandir trop vite parce qu’elles portent le poids du monde sur leurs épaules. À partir de là, chacune a pu nourrir le récit d’idées personnelles, le modeler à son image, lui apporter son énergie propre.

Pour préserver cette énergie, vous avez tourné un maximum de scènes dans un ordre chronologique…

Oui, même si ça représente une grosse difficulté en termes de production. Si les films ne se tournent pour ainsi dire jamais dans un ordre chronologique, ce n’est pas pour rien. Nous avons filmé Rocks dans un quartier très multiculturel de l’est de Londres, à Hackney, dans des écoles bien réelles, des maisons et des décors bien réels. Ce qui veut dire qu’on devait constamment passer d’un endroit à l’autre afin d’épouser au mieux le déroulé du récit. Ça a entraîné un véritable casse-tête logistique, mais c’était très important pour le film. Les jeunes comédiennes avaient ainsi la possibilité de suivre véritablement le même cheminement émotionnel que les personnages. Nous tournions en outre chaque séquence avec deux ou trois caméras pour que les filles puissent jouir d’un maximum de liberté de mouvement et soient vraiment dans l’instant, sans texte figé à régurgiter tel quel.

Rocks,

Rocks parle beaucoup de solidarité et d’identités multiples, une thématique parfaitement résumée par ces moments dans le film où on voit les jeunes filles élaborer en classe des portraits d’elles-mêmes déstructurés à la manière de Picasso, comme si ces collages cubistes renvoyaient à l’essence même de leurs identités fragmentées…

Tout à fait. C’est une idée qui a émergé au cours des ateliers et qui nous a semblé résumer parfaitement la question de leurs identités métissées. D’autant que ces jeunes filles communiquent en permanence à travers des images. C’est pour ça que nous avons également intégré dans le montage du film des vidéos saisies sur le vif par les comédiennes avec leurs téléphones. Parce qu’elles passent littéralement leur temps à se filmer ou se photographier. C’est une manière de capturer et de traduire leur conception du monde qui les entoure.

Dans le même ordre d’idée, vous choisissez souvent de rester très proches des corps et des visages des jeunes femmes…

Oui, il s’agissait d’amener quelque chose de l’ordre de l’intime, de s’immiscer dans leur monde, dans leurs imaginaires. Aussi, on ne voit pas souvent à l’écran des corps et des visages d’adolescentes comme celles-là, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Tant qu’à choisir de les placer au centre de l’écran, autant les rendre les plus visibles possible. C’est ce qui définit en grande partie mon travail de réalisatrice, je crois: chercher à représenter celles qui le sont peu au cinéma ou ailleurs.

Rocks a été très influencé par la vie et l’expérience des jeunes femmes qui ont participé à son élaboration, mais le film porte aussi indéniablement l’empreinte d’autres objets de cinéma. Impossible, par exemple, de ne pas penser au Bande de filles de Céline Sciamma…

Bien sûr. Nous ne faisons que nous hisser sur les épaules d’un grand nombre de cinéastes qui ont ouvert la voie. Tout le processus de création de Rocks a été très influencé par le cinéma européen au sens large, qui nous inspire beaucoup, et par le cinéma français en particulier. Je pense à Céline Sciamma, bien sûr, mais aussi à Houda Benyamina, dont le film Divines a été très marquant pour nous. Un peu plus éloigné de nous, un réalisateur britannique comme Horace Ové, qui était originaire de Trinité-et-Tobago et a signé le film Pressure au milieu des années 70, a également exercé une influence déterminante sur notre travail en termes de représentation des minorités invisibilisées.

Sur l’une des scènes-clés du film, vous choisissez de placer le très beau morceau Abusey Junction de KOKOROKO, collectif prodige de la nouvelle scène jazz londonienne, qui est aussi très féminine et très métissée. Quel rapport entretenez-vous avec cette musique?

J’adore KOKOROKO! Nous avons eu la chance de pouvoir les rencontrer et de les voir jouer. Leur musique nous semblait correspondre parfaitement à l’esprit et à l’atmosphère du film. Nous allons prochainement sortir la BO de Rocks, avec aussi des chansons originales inspirées par l’univers du film, dont notamment un inédit de Ray BLK, cette artiste anglo-nigériane du sud-est de Londres, ou une version chorale de Proud Mary, chanson que les jeunes filles entonnent tout au début du film. La musique est une composante essentielle de la vie de ces adolescentes, et il allait de soi qu’elle devait intégrer la matière narrative même de Rocks.

Bandes de filles

Mignonnes
Mignonnes

Le groupe d’adolescentes aux origines multiculturelles formant le coeur battant de Rocks en évoque d’autres, particulièrement récurrents dans le cinéma français récent. En 2014, Céline Sciamma ouvrait en quelque sorte la voie avec son emblématique Bande de filles, plongée vibrante dans le quotidien d’une cité de la banlieue parisienne où le motif du groupe faisait office de catalyseur dans la construction d’une identité se jouant résolument à l’abri des clichés. Deux ans plus tard, c’était au tour d’Houda Benyamina de signer avec Divines un premier long métrage coup de poing en quête de transcendance qui revisitait le film d’ados façon brûlot gouailleur traversé de fulgurances poétiques. Enfin, en 2020, Sundance et la Berlinale révélaient la voix singulière de Maïmouna Doucouré, dont le coup d’essai Mignonnes, récit d’une quête émancipatrice à travers l’amitié et la danse, est toujours sous le coup d’une polémique absurde outre-Atlantique, qui a été jusqu’à s’inviter ces jours-ci au coeur même de la campagne présidentielle américaine -en gros, l’affiche choisie par Netflix pour y promouvoir Mignonnes est accusée d’hypersexualiser les jeunes filles, alors que le film lui-même ne s’abstient pas de condamner ce travers. Sorti dans les salles en France cet été, ce premier long métrage très prometteur devait à l’origine être diffusé chez nous par le géant du streaming. On attend toujours…

Dixit Nicolas Michaux

« Mon rapport à la jeune génération? Aujourd’hui, j’ai 35 ans. Et je me rends bien compte que ceux de 20 me considèrent désormais comme un vieux. Ce n’est pas toujours facile de connecter. Je n’ai pas forcément envie de me transformer en vieux con qui n’aime que sa musique à lui. Mais en même temps, je ne veux pas faire semblant non plus d’être dans le coup ou d’être touché par un morceau avec du charleston frénétique en quadruple croche (rires). Je vois bien des gens comme Katerine qui fait des trucs avec des rappeurs comme Alkpote ou Lomepal. Mais je ne suis pas là-dedans. Attention, je ne juge pas. Je fais juste une autre musique. Un sillon à part, qui s’englobe dans une tradition, et qui, je pense, mérite d’être creusé encore et encore, sans forcément avoir le besoin de le ponctuer avec l’esprit du temps. »

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