Noirs matins: la Corée du Sud a le polar dans le sang

Séoul, nouvel épicentre du polar. © Getty Images
Philippe Manche Journaliste

Dans la foulée de la nouvelle vague du cinéma sud-coréen emmenée par Park Chan-wook ou Bong Joon-ho, les éditions Matin Calme invitent à la découverte d’auteurs de romans noirs comme Seo Mi-ae ou Kim Un-su pour une plongée sombre et violente en prise directe avec son époque.

Faites le test, là maintenant. Demandez à quelqu’un de votre entourage de vous citer cinq polars ou thrillers sud-coréens. La réponse ne devrait pas se faire désirer avec, parmi tant d’autres et au hasard, Memories of Murder de Bong Joon-ho (2004), The Chaser de Na Hong-jin (2009), I Saw the Devil de Kim Jee-woon (2010), Old Boy de Park Chan-wook (2003) ou Confession of Murder de Jeong Byeong-gil (2012). Par contre, auteur de ses lignes inclus jusqu’il y a peu, balancer au débotté cinq romans noirs en provenance de Séoul ou de Busan relève de la gageure.

C’est l’article daté du 3 mars 2018 du quotidien britannique The Guardian intitulé The new Scandi noir? The Korean writers reinventing the thriller qui met la puce à l’oreille de Pierre Bisiou, dans l’édition depuis 30 ans. De fil en aiguille, le cofondateur de feu Le Serpent à plumes et fondateur des éditions Ubu décide de monter Matin Calme éditions, soit une maison entièrement consacrée à la littérature noire de Corée du Sud. Bisiou conclut un deal avec Olivier Mitterrand, qui a racheté les éditions Christian Bourgois en 2019. Avec deux salariés, un chiffre d’affaire pour 2020 espéré à 550.000 euros (en brut), Matin Calme a publié sept titres cette année, pour dix ouvrages l’an prochain, avec des ventes correctes, compte tenu du contexte sanitaire. Sang chaud, du patron du polar sud-coréen Kim Un-su, s’est écoulé à 7.000 exemplaires. Bonne nuit maman, de l’autrice Seo Mi-ae, à 4.000 et Le Portrait de la Traviata (lire plus loin un aperçu de ces ouvrages) de Do Jinki, sorti en juin en post-confinement, à 2.000 unités à peine.

Kim Un-su
Kim Un-su© Jean-Philippe Carré-Mattei

Vierge d’influences

Ce qui frappe, c’est la foisonnante diversité qui règne au sein de ces sept publications. Au-delà de l’exotisme, c’est la qualité littéraire qui impressionne à travers ses différents courants. « Il y a même des polars historiques dans la veine de la série sud-coréenne Netflix Kingdom », explique Pierre Bisiou. « Pour l’instant, le genre est assez vierge d’influences, à part peut-être Seo Mi-ae et Do Jinki, mais ça reste très coréen sur les valeurs sociales. En février 2021, nous sortons L’Île des chamanes de Jay Kim, les chamanes sont très présents dans la société coréenne. En mars prochain, ce sera Insectes de Jang Min-hye, autour de gamins abandonnés dans les rues et livrés à des pédophiles. »

Avec des thèmes comme la mafia (Sang chaud), l’enfance maltraitée ( Bonne nuit maman), la dépression (Le Jour du chien noir), la manipulation politique (Carnets d’enquête d’un beau gosse nécromant), le crime passionnel (Le Portrait de la Traviata) ou les meurtres d’un justicier (Séoul copycat), les romans collent aussi au plus près de leur époque. De là à en faire une identité typiquement sud-coréenne, il n’y a pourtant qu’un pas que Kyungran Choi, traductrice et directrice éditoriale chez Matin Calme, se refuse de franchir. « Ces thèmes sont universels; pas vraiment spécifiques à la Corée, ce qui rend d’ailleurs ces livres accessibles, voire appréciables par des lecteurs d’autres pays. Ce qui est « coréen », en revanche, ce sont des détails, des décors avec une touche d’exotisme. » Et de préciser « qu’il est un peu réducteur de superposer la littérature d’un pays à sa société. Comment expliquer, dès lors, le succès international du roman noir islandais alors que le pays a le taux de criminalité le plus bas du monde? »

À travers certains romans de la collection, le thème de l’enfance revient, ainsi que celui de la dépression. « Le sentiment de solitude, d’inutilité et d’abandon est étroitement lié à l’individualisme », ponctue Kyungran Choi. « La dépression est une maladie de notre époque, propre aux sociétés développées et individualistes, pas spécialement à la Corée. Ceci dit, la société coréenne est différente des pays d’Europe. La Corée du Sud est un pays exigu, sans ressources naturelles abondantes et pour réussir, il faut une bonne éducation. D’ailleurs, le zèle des enfants coréens pour leur scolarité est un phénomène bien connu, il y a une forte pression sur leurs épaules. »

Song Si-woo, autrice du formidable Le Jour du chien noir (lire encadré) ne dit pas autre chose. « La concurrence féroce accentue le sentiment d’insécurité et de dépression. À travers ce roman, j’ai voulu mettre l’accent sur un phénomène de société important. Notre pays a un taux de suicide parmi les plus élevés des pays de l’OCDE. J’ai lu de nombreux ouvrages sur le sujet, de psychiatres, de dépressifs, sur le suicide, sur les antidépresseurs… Après la guerre de Corée, l’accent a été mis sur l’éducation. Les longues heures sur les lieux de travail ont contribué à cette forte croissante économique qu’a connue mon pays; une croissance qui a conduit à cette concurrence excessive actuelle. J’espère que mon livre permettra aux lecteurs francophones d’avoir un aperçu de notre société et de mieux la comprendre. »

Seo Mi-ae
Seo Mi-ae© Studio Sillok

Culture conservatrice et verticale

Lorsque nous avons sollicité Seo Mi-ae, l’autrice de l’addictif Bonne nuit maman, et accessoirement une briscarde du roman noir sud-coréen qui a connu dès 1994 un succès assez canon avec un premier roman intitulé Les 30 meilleures façons d’assassiner votre époux, elle nous a rétorqué avec élégance n’avoir jamais songé aux caractéristiques du roman noir de son pays. « Vous savez, nous dit-elle non sans humour, nous sommes focalisés sur l’écriture de nos propres histoires alors j’ai demandé à quelques ami(e)s proches écrivains et chacun a pris un temps dingue à répondre ». Et donc? « La caractéristique du roman noir coréen est plus une exploration interne qu’une traque. Quand un crime est commis, on se focalise sur la motivation du crime et sur les sentiments des personnes impliquées plutôt que sur l’aspect intellectuel et le développement logique pour découvrir son auteur. Comment le crime a-t-il été commis et pourquoi? La société coréenne a gardé une culture conservatrice et verticale et une haute densité des relations interpersonnelles. C’est une société où il est difficile de se mettre en avant dans la famille, la société, l’entreprise. Alors, ça démarre par un événement individuel, mais qui se transforme finalement en message social, comme dans le film Parasite, où il y a plusieurs sens cachés au récit qui commence par une histoire familiale et s’étend sur le conflit entre les classes sociales. »

Professeur émérite à l’INALCO, l’Institut National des Langues et des Civilisations Orientales, fondateur de la revue en ligne Tangun (revuetangun.com) et traducteur de la dernière livraison de Matin Calme, Parle-moi de ton crime de Ban Si-yeon, Patrick Maurus écrit sur son site que « la première caractéristique du phénomène, c’est une sorte de remariage entre l’écrit et l’image. Le cinéma a en effet très longtemps entretenu des relations très étroites avec la littérature, jusqu’à la Nouvelle Vague ». Joint par téléphone, il confirme: « Pendant très longtemps, pour réaliser un film, il fallait qu’il soit adapté d’un roman. Depuis les années 2000, le cinéma a divorcé de la télévision et vice versa. Lee Chang-dong, le réalisateur de Burning a d’abord été écrivain avant de devenir cinéaste. »

Pour celui qui est aussi l’auteur de l’ouvrage Les Trois Corées, paru en mars 2018 aux éditions Hémisphères,  » le roman noir arrive dans les années 80 à l’heure où la Corée du Sud se suffit à elle-même, où elle est autonome intellectuellement et le nom que tout le monde cite est celui de Kim Sôngjong. J’avais traduit son livre Le Dernier Témoin, sorti en 1979, qui est vraiment incroyable, pour Actes Sud. Il est considéré par beaucoup comme le père du polar. Tout ça pour vous dire qu’aujourd’hui, le pays est capable à travers son cinéma et sa littérature noire de regarder ses propres démons, ses tueurs en série, ses zombies. Je constate aussi à travers certains polars que la société sud-coréenne ne s’aime pas beaucoup. On y parle aussi de chirurgie esthétique et ma question est la suivante: est-ce qu’on s’aime vraiment quand on se refait la tronche? À mon sens, il manque encore dans toute cette diversité, le grand roman soir sur la criminalité en col blanc. » Gageons que cela ne saurait tarder.

Quatre coups de coeur

Noirs matins: la Corée du Sud a le polar dans le sang

Sang chaud

De Kim Un-su, éditions Matin Calme, traduit du coréen par Kyungran Choi et Lise Charrin, 476 pages.

Huisu, un larbin d’une famille mafieuse, affronte sa crise de la quarantaine au coeur d’une guerre de succession à Busan, deuxième ville sud-coréenne et premier port du pays. Cette porte d’entrée aux trafics sert de terrain de jeu à Kim Un-su pour son quatrième roman traduit en français, le tout premier chez Matin calme. Chez l’auteur de 48 ans, la violence est lyrique. On se saigne au couteau à sashimi. On s’arsouille au soju, l’alcool local. On s’enfume effrontément à travers ce conflit de générations assez classique, à l’humour dévastateur et d’une profonde mélancolie.

Noirs matins: la Corée du Sud a le polar dans le sang

Bonne nuit maman

De Seo Mi-ae, éditions Matin Calme, traduit du coréen par Kwon Jihyun et Rémi Delmas, 272 pages.

L’accroche « Le Silence des agneaux coréen » est, de fait, imparable. Comme chez Thomas Harris, Seo Mi-ae met en scène sa Clarice Starling: Seon-gyeong. Prof de criminologie à l’université de Séoul, la demoiselle est sollicitée par un tueur en série -son Hannibal Lecter- qui croupit en prison. Au même moment, la gamine de son compagnon, dévastée par le décès (suspect) de ses grands-parents, débarque dans sa vie. Fort d’une intrigue assez prévisible qui ravira les fans de la série Mindhunter, Bonne nuit maman se dévore littéralement au son du Maxwell’s Silver Hammer des Beatles.

Noirs matins: la Corée du Sud a le polar dans le sang

Le Portrait de la Traviata

De Do Jinki, éditions Matin Calme, traduit du coréen par Kyungran Choi et Delphine Bourgoin, 290 pages.

Juge au tribunal du district nord de Séoul depuis vingt ans, auteur à succès depuis dix ans, Do Jinki, surnommé par ses fans « le John Grisham de Corée », reprend l’un de ses personnages emblématiques, l’avocat Gojin. Un juriste qui aura fort à faire avec une énigme résumée de la sorte par le juge d’instruction: « Est-il possible qu’un gaucher attaque sa victime en tenant l’arme de sa main droite? » Do Jinki n’a pas son pareil pour faire tourner le lecteur en bourrique tant son whodunit à la sauce coréenne -destiné aux aficionados d’Agatha Christie et de Cluedo– flanque le vertige.

Noirs matins: la Corée du Sud a le polar dans le sang

Le Jour du chien noir

De Song Si-woo, éditions Matin Calme, traduit du coréen par Lee Hyonhee et Isabelle Ribadeau Dumas, 300 pages.

C’est probablement le roman de l’écurie qui en dit le plus long sur la société sud-coréenne d’aujourd’hui. Plus qu’un traditionnel roman noir anxiogène et paranoïaque, avec une enquête au cordeau et un suspense omniprésent -ce qu’il est aussi-, Le Jour du chien noir évoque surtout la dépression qui ronge le Pays du Matin calme; le chien noir désignant ce trouble causé par une détresse aux multiples causes. Manipulations, lobbies pharmaceutiques, gourou, week-ends « au vert », enquête qui patine, personnages peu engageants. Bref, un sacré bouquin!

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