Gena et John
La parution conjointe de Cassavetes par Cassavetes et de Gena Rowlands: on aurait dû dormir éclaire le parcours d’un couple mythique de cinéma pour qui la vie et l’art se confondaient, en quelque torrent (d’amour).
C’est sans conteste l’événement cinéphile de cette fin d’année: la parution conjointe de Cassavetes par Cassavetes, l’ouvrage définitif sur le cinéaste new-yorkais signé Ray Carney, et de Gena Rowlands, on aurait dû dormir, essai que consacre à celle qui fut sa femme, sa muse et plus encore, la critique Murielle Joudet. Acteur chez Siegel (Crime in the Streets, The Killers) comme chez Ritt (Edge of the City), chez Aldrich (The Dirty Dozen) comme chez Polanski ( Rosemary’s Baby), John Cassavetes devait surtout, à compter de Shadows, en 1959, composer une oeuvre éminemment personnelle qui allait faire de lui mieux qu’une figure de proue du cinéma indépendant américain, un auteur majeur, dont l’aura n’a cessé de rayonner bien au-delà de sa disparition prématurée, en 1989, à 59 ans à peine. L’on ne compte d’ailleurs plus les artistes s’en étant réclamés à des titres divers, de Pedro Almodóvar s’inspirant d’ Opening Night pour Tout sur ma mère, à Mathieu Amalric dont le drame Tournée citait limpidement The Killing of a Chinese Bookie.
La voie de l’indépendance
« Ceci est l’autobiographie que John Cassavetes n’aura pas écrite » , précise Carney dans son introduction à Cassavetes par Cassavetes, imposante somme de quelque 530 pages publiée aux États-Unis en 2001, et enfin disponible en français. Le parcours de cet artiste exigeant, l’ouvrage, que relève une somptueuse iconographie, en dévide le fil chronologique depuis l’enfance. Au cinéaste se racontant à la première personne, et partageant ses réflexions, ses enthousiasmes, ses combats ou sa méthode de travail, répondent les commentaires de Carney, venus, au besoin, resituer ou compléter le propos.
Dire qu’il y a là une matière captivante est en deçà de la vérité: décrit par Harmony Korine, le réalisateur de Julien Donkey-Boy et autre Spring Breakers, comme le « meilleur livre jamais écrit sur le cinéma« , le Cassavetes de Carney vibre de cette passion et de cette intensité qui affleurent dans les films du cinéaste, de Faces à Gloria, de Husbands à Love Streams. Cassavetes s’y épanche librement, sans filtre et viscéralement sincère, livrant les fondements de son cinéma, dont il remonte jusqu’à la source, l’impression indélébile que devait produire sur lui le cinéma d’un Frank Capra – « J’ai grandi en croyant aux riches et aux pauvres, au travail et aux Roosevelt, à tous ces gens. Vous savez, au début, quand je regardais les films, je pensais que Capra c’était l’Amérique. Il avait vu et compris cette question de l’équité. Il savait que les pauvres sont plus justes et qu’ils s’amusent davantage. Il savait que « les bons » gagnent et que la justice l’emporte. Les oppresseurs, chez Capra, ce sont les riches, les invulnérables, jusqu’à ce qu’ils soient atteints par l’innocent entêtement des héros, qui leur font réaliser qu’il y a de la joie dans la vie. » Ou exprimant sa frustration d’acteur face au tissu de clichés qu’en viendraient à lui proposer la télévision ou le cinéma, situation qui, souligne l’auteur, allait le pousser « à devenir indépendant. Une des raisons pour lesquelles il devint réalisateur, c’était de voir si on pouvait faire des films différemment de ce qu’il avait expérimenté en tant qu’acteur. »
C’est peu dire que l’expérience devait s’avérer concluante, Cassavetes façonnant, à rebours des conventions hollywoodiennes, une oeuvre unique et fascinante. Sur cette dernière, l’ouvrage de Carney apporte un éclairage panoramique, envisageant les étapes de la réalisation des différents films dans le détail. Rencontres déterminantes – Gena Rowlands, bien sûr, croisée dès les études, dans les couloirs de l’American Academy of Dramatic Arts de New York, mais aussi les comédiens-amis, comme Peter Falk, Ben Gazzara et Seymour Cassel, et d’autres encore, autour desquels s’articulera sa filmographie -, financements acrobatiques, tournages dans des conditions précaires, travail avec les acteurs, rapport à l’improvisation, accueil contrasté des oeuvres (parfois pour un même film, vilipendé aux États-Unis mais plébiscité en Europe), revers de fortune… Aucun aspect n’est négligé, étayé par les réflexions de Cassavetes. Il y a là, inévitablement, force d’anecdotes hautes en couleur. Comme celle qui le vit, assumant un caractère bien trempé, régler avec les poings le différend qui l’opposait à Stanley Kramer, le producteur de A Child Is Waiting, faisant de facto une croix sur un quelconque avenir hollywoodien – « Je suis un peu comme ma propre mafia, je me casse moi-même les genoux« , dira-t-il, non sans humour. Ou telle autre, le voyant monter le financement de Husbands sur les noms de Peter Falk et Ben Gazzara, alors même qu’ils ignoraient être du projet.
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L’essentiel, toutefois, est sans doute ailleurs. Dans une éthique, qui verra Cassavetes rester fidèle à sa vision artistique envers et contre tout, comme il le sera du reste à sa famille d’acteurs, au coeur d’une oeuvre dont la porosité à la spontanéité des émotions comme à la vie n’est plus à souligner, en quelque forme ultime de cinéma-vérité. L’insécurité en ligne de mire: « Faire un film n’est pas comme aller à la messe, assurait encore Cassavetes. Pour moi, du moins, c’est plus brouillon. Tout ce qu’on a pu penser, c’est plus brouillon. Tout ce qu’on a pu penser, tout ce qu’on ressent, tout le talent commun qu’on y met doit être là avant de commencer à tourner, mais à partir du moment où on est sur le plateau, c’est pour moi un jeu cruel. Je travaille dans la panique. Je sais ça. La panique absolue. Je ne sais pas ce qu’on va faire , même si c’est écrit. Et les acteurs ne savent pas ce qu’on va faire parce que je change tout le temps! Quand on travaille comme ça, on ne sait pas ce qu’on va faire le lendemain. Du coup, tout le monde doit être créatif sinon ça se casse la figure. J’avance comme un fou. Parce que pour moi, quand vous travaillez sur un film, c’est votre vie. (…) »
Féminité ébréchée
De l’ouvrage essentiel de Ray Carney, Gena Rowlands, on aurait dû dormir, de Murielle Joudet, apparaît, en quelque sorte, comme le livre-miroir et comme le complément idéal. L’autrice s’y attache à celle qui en plus d’être la femme et la muse de John Cassavetes, qui la fit tourner dans sept de ses films, était l’incarnation parfaite de son univers. Avec, à la clé, d’inoubliables compositions en prise sur le désarroi, qu’elle se montre désarmante comme la Mabel de A Woman Under the Influence, bouleversante comme la Myrtle de Opening Night ou déchirante comme la Sarah de Love Streams. Foisonnant, l’essai aligne les éléments biofilmographiques (débordant du cadre cinématographique pour s’attarder sur le parcours de Gena Rowlands à la télévision, venu offrir une ponctuation aux différents chapitres), tout en travaillant le processus créatif liant le couple, le tout rapporté à la réalité américaine de l’époque.
L’aliénation des femmes offre à la réflexion une toile de fond prégnante, l’ouvrage s’aventurant avec bonheur du côté de Levittown, concept de banlieue idéale pour classes moyennes, des Stepford Wives de Bryan Forbes, ou de La Femme mystifiée de Betty Friedan (mais aussi chez la Jeanne Dielman de Chantal Akerman). Et l’autrice, après avoir observé que les rôles de l’actrice chez Cassavetes « ne sont qu’une même et grande traversée des états de la féminité« , de conclure: » Rowlands a montré le chemin d’une féminité ébréchée et incomprise, qui n’assure pas le spectacle qu’on lui réclame mais en prépare un autre en marge de la scène officielle. L’échec et l’accablement deviennent, entre les mains de ses héroïnes, des moteurs existentiels, des manières de continuer à être en vie. Son art de la chute cristallise sa vision d’actrice. En tombant, l’actrice glisse de sa place, laisse un vide, se refuse à investir l’image d’une plénitude féminine. (…) C’est une reine, oui, mais parmi nous. »
Cassavetes par Cassavetes, de Ray Carney, éditions Capricci, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Raison, 544 pages.
Gena Rowlands, on aurait dû dormir, de Murielle Joudet, éditions Capricci, 344 pages.
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