Naples, Maradona et moi: rencontre avec Paolo Sorrentino autour de son film le plus personnel, The Hand of God
Avec La Main de Dieu, Paolo Sorrentino rembobine le fil de ses souvenirs, remontant dans son adolescence napolitaine pour signer, sous la forme d’un récit initiatique émouvant, son film le plus personnel à ce jour.
Dans la déjà longue carrière de Paolo Sorrentino, The Hand of God tient tout à la fois du retour aux sources et de la rupture. Retour aux sources, parce que le réalisateur de Youth y renoue avec ses racines napolitaines et son histoire familiale, le film étant directement inspiré de ses souvenirs d’adolescence, dans les années 80. Rupture, tant cette incursion dans son paysage intime traduit une volonté de s’affranchir du style baroque et léché constituant sa marque de fabrique; jusqu’à la hauteur du regard qui s’en trouve modifiée, à celui volontiers désabusé que portaient ses personnages sur le monde se substituant celui d’un gamin à l’aube d’en apprécier la grande bellezza. « Peut-être en étais-je arrivé à un stade où j’étais un peu fatigué de ma carrière, des films que j’avais tournés, et du fait de réaliser toujours plus ou moins le même film probablement, soupèse-t-il, alors qu’on l’interroge, dans la douceur de la Mostra de Venise, sur ce changement de cap inattendu. Quand je pense aux cinéastes que j’aime, je redoute toujours le moment où ils vont en arriver à tourner des films « à leur manière ». Sans doute ai-je craint de commencer à ressembler à ces réalisateurs plus âgés que j’apprécie, quand ils se sont mis à faire des films semblables à ceux qu’ils avaient déjà tournés, mais sans être aussi bons. Et j’ai donc décidé de changer complètement de direction pour mon film à suivre… »
Cette remise en question, on serait enclin à y voir la conséquence indirecte de l’Oscar du meilleur film en langue étrangère remporté en 2014 par La grande bellezza, la plus prestigieuse d’une longue liste de distinctions au rang desquelles un Golden Globe et quatre European Film Awards. Si Sorrentino n’a certes pas chômé par la suite, enchaînant Youth puis Loro ainsi que les deux saisons de la mini-série The Young Pope et The New Pope, le réalisateur confesse avoir traversé alors une passe difficile: « Ces distinctions vous procurent une grande joie, mais elles entament aussi votre niveau d’enthousiasme de manière conséquente. Avec les prix, vous vous sentez vide, comme s’ils aspiraient ce que vous avez en vous, en fait. Quand on fait un film qui remporte un Oscar, c’est un peu comme s’il s’agissait du seul et unique film que l’on n’ait jamais tourné de sa vie. Ça vaut pour la perception qu’a le monde extérieur de votre travail, mais aussi pour vous qui finissez, insidieusement, par aussi penser de la sorte d’une certaine manière. Tout semble devoir alors graviter autour de ce film, ce que vous avez fait auparavant, comme ce que vous écrivez ensuite. Mais là, même si j’ai l’air fatigué, j’ai retrouvé tout mon enthousiasme, tant pour ce nouveau film que pour les futurs… » (rires)
D’El Pibe de Oro à la Main de Dieu
Situé à Naples, où le réalisateur est né au printemps 1970, The Hand of God convoque la mémoire intime de Paolo Sorrentino, qui signe là un film d’inspiration ouvertement autobiographique, un récit initiatique gravitant autour de Fabietto Schisa -son alter ego (si peu) de fiction-, un adolescent mal dans sa peau vivant avec sa famille haute en couleur dans un quartier populaire de la ville. Et surtout accaparé par les préoccupations de son âge, et le fol espoir consécutif à l’arrivée de Diego Maradona au SSC Napoli, un club qui végétait à l’époque dans l’anonymat de la Série A. Moment où le gamin va toutefois être rattrapé par un destin cruel, sous la forme d’une tragédie frappant ses parents, un drame auquel il ne devra qu’à la présence de la star argentine de réchapper -en quoi l’on pourrait voir la main de Dieu, en effet.
Son titre, le film l’emprunte bien sûr à l’expression utilisée par Maradona en personne pour désigner son but marqué volontairement de la main face à l’Angleterre lors de la Coupe du monde 1986, un geste qui avait échappé à l’arbitre à une époque où le VAR n’existait même pas à l’état de fantasme. Ce n’est pas la première fois qu’El Pibe de Oro apparaît dans un film de Sorrentino puisque Maradona, ou plutôt un double suffisamment ressemblant pour susciter le trouble, comptait parmi les clients de l’établissement alpestre où séjournaient Michael Caine et Harvey Keitel dans Youth –« Un hommage, nous expliquait alors le réalisateur, sous-tendu par une question lancinante: que faire de l’avenir quand on a eu une existence à ce point bigger than life? » Si le prisme est cette fois différent, moins propice à la mélancolie sans doute, le film n’en acte pas moins le rôle décisif, même si indirect, joué par le footballeur dans la vie du réalisateur. Sans pour autant qu’ils aient jamais été vraiment en contact; tout au plus s’il y eut bien l’un ou l’autre rendez-vous manqué: « Malheureusement, je n’ai guère eu d’opportunités de le rencontrer. Quand j’ai remporté l’Oscar, il m’a envoyé un maillot. En fait, il m’a même appelé, mais j’étais dans l’avion, et le steward m’a intimé de raccrocher immédiatement. J’ai donc gâché cette possibilité de lui parler. Je l’ai aussi brièvement croisé à Madrid, à l’occasion d’une rencontre que Naples y disputait, mais il était extrêmement agité. Il venait d’avoir une grosse dispute avec sa petite amie, et n’avait pas vraiment de temps à me consacrer… »
Filippo Scotti, un alter ego évident
Paolo Sorrentino confie ne plus se souvenir précisément du moment où il a pris conscience de l’impact qu’avait eu Maradona sur son existence. Si l’épisode prend la place décisive lui revenant dans le film, l’histoire qui occupe le réalisateur est avant tout celle d’un gamin se cherchant dans un environnement volontiers excentrique où à la fantaisie napolitaine répond l’exubérance familiale. Et Fabietto de naviguer entre les un(e)s et les autres, écho à la jeunesse du réalisateur. Pour interpréter son alter ego de cinéma, Sorrentino a fait appel à un inconnu, Filippo Scotti, quelques courts métrages au compteur tout au plus. Une évidence, souligne-t-il: « C’est, pour ainsi dire, la décision de casting la plus simple que j’aie jamais eu à prendre. J’ai vu beaucoup de jeunes gens, mais il était tellement bon par rapport aux autres que le choix s’est imposé rapidement. » L’acteur brille en effet, traversant cet âge ingrat avec une justesse qui lui a valu le prix du meilleur espoir à Venise.
S’il rouvre là une page particulièrement douloureuse de son histoire personnelle, Sorrentino a aussi veillé à donner à son film des couleurs multiples, joie et tragédie y étant inextricablement imbriquées, tandis que son héros avance à tâtons à la poursuite de son destin. Jusqu’à l’imaginaire napolitain qui s’y fraie un chemin, sous les traits notamment du Monaciello, figure populaire du folklore local à qui sont rattachées de multiples légendes: « J’aime croire qu’il existe. Il constitue une preuve du pouvoir de l’imagination, et de la liberté d’utiliser cette dernière dans tout ce que l’on entreprend, les films y compris. Si un homme aussi rationnel que mon père pouvait affirmer qu’il avait vu le petit moine, alors je me dois de toute évidence de croire qu’il existe… » Son père justement, a à l’écran les traits de Toni Servillo, son acteur fétiche, Napolitain tout comme lui, et pivot de cette tragédie intime, que Sorrentino a embrassée en s’appuyant sur la réalité des faits, fictionnalisée à l’occasion. Mais surtout en veillant à rester toujours authentique, et fidèle aux sentiments qu’il avait éprouvés adolescent, qu’ils soient positifs et joyeux, ou douloureux.
Au passage, ce film à la première personne livre aussi quelques clés de son cinéma, le jeune Sorrentino trouvant dans l’imaginaire son refuge. Fellini (dont The Hand of God évoque le Amarcord), Zeffirelli, ils sont ainsi quelques cinéastes à être évoqués au long de ce voyage, le dernier, Antonio Capuano, étant celui qui devait exercer une influence déterminante sur son parcours professionnel. « C’est lui qui m’a permis d’avoir mon premier boulot dans le cinéma. Il m’a énormément appris, et notamment l’importance du conflit dans la vie, tant privée que professionnelle, mais aussi la nécessité d’être toujours débordant de vie pour pouvoir faire ce métier et exprimer quelque chose sur l’existence à travers lui. »
À l’instar du personnage principal du film, Paolo Sorrentino devait quitter Naples pour Rome, une décision qu’il n’a jamais eu à regretter. « Naples a une énorme importance pour moi, parce que c’est l’endroit où j’ai grandi, tout mon apprentissage d’enfant et de jeune garçon a gravité autour de cette ville et de sa culture. Naples est tant de choses qu’il est d’ailleurs malaisé de les résumer. Dans les années 80, quand j’étais jeune et libre, je la sillonnais en tous sens, pour apprendre à la voir et mieux connaître ceux qui y vivent. À l’époque, ça pouvait ressembler à effectuer un safari à pied dans la jungle sans avoir la sécurité d’une voiture où se réfugier quand le lion approchait. Naples, dans les années 80, était à la fois amusante, dangereuse et chaotique. Et en même temps, la ville regorgeait de gens brillants. J’ai beaucoup appris de Naples et du fait d’être napolitain: l’ironie qui permet de dissimuler les problèmes ou de les atténuer, la famille, comment devenir un individu ayant de la personnalité. Mais la quitter n’a pas été compliqué. C’est une ville magnifique, où j’ai mené une existence formidable, pleine de plaisirs, mais comme toutes les choses merveilleuses, elle a ses côtés sombres, et peut vite s’avérer épuisante, difficile et dure, ce qui était l’aspect dominant quand j’ai décidé de me rendre à Rome. » Ce qui n’entamerait pas l’amour porté à sa ville natale, dont The Hand of God apporte l’éloquente et émouvante démonstration. La ville le lui rend d’ailleurs bien, qui a permis à Paolo Sorrentino de signer, pour son retour, ce qui est peut-être son plus beau film.
Le nom de Toni Servillo reste indissociable, aux yeux du grand public, de celui de Paolo Sorrentino, dont il a partagé la quasi-totalité des aventures cinématographiques depuis L’uomo in più, en 2001, composant notamment, entre réalité et fiction, un mémorable Giulio Andreotti dans Il divo et un non moins inoubliable Silvio Berlusconi dans Loro. Figures historiques auxquelles on pourrait ajouter celle, fictive, de Jep Gambardella, l’écrivain mondain de La grande bellezza, portant un regard mélancolique et désabusé sur le monde. S’il est au réalisateur napolitain l’équivalent d’un Marcello Mastroianni pour Federico Fellini, on ne saurait pourtant réduire le parcours du comédien à cette seule collaboration, aussi riche soit-elle. Démonstration lors de la dernière Mostra de Venise, où Servillo se multipliait sur les écrans, apparaissant au générique de The Hand of God, de son complice Sorrentino, mais aussi de Qui rido io, de Mario Martone, avec qui il travaille au cinéma comme au théâtre depuis le milieu des années 80, et enfin d’Ariaferma, de Leonardo Di Costanzo.
La Comédie-Française en plein air
Trois films fort différents, comme pour mieux signifier l’étendue de son talent; et des oeuvres ancrées pour deux d’entre elles dans ce creuset napolitain constitutif de l’ADN de l’acteur, originaire d’Afragola, localité toute proche. « Je dois énormément à la ville de Naples, confie ce dernier. D’abord, parce qu’elle m’a offert et continue à m’offrir un héritage extraordinaire de culture scénique englobant la musique, le théâtre, la danse, la littérature, la poésie et le cinéma. Naples a toujours constitué un berceau de la culture européenne et un lieu de débats philosophiques, c’est une ville qui vous nourrit intensément. Et puis, elle a une capacité extraordinaire à se raconter, à se représenter et à se montrer au monde tout en préservant une certaine ironie, passion et distance se rejoignant. Je la décris comme la Comédie-Française en plein air. » Histoire d’en honorer la mémoire, Toni Servillo incarne avec une évidente jubilation, dans Qui rido io, le dramaturge Eduardo Scarpetta, légende du théâtre comique napolitain. Un boulimique de l’existence, résolument anticonformiste et politiquement incorrect jusqu’à la polygamie –« C’était une autre époque et un autre monde, et je ne pense pas que l’on puisse y appliquer la définition du politiquement correct prévalant aujourd’hui », ne se fait faute de relever l’acteur fort à propos. Et par ailleurs, le père naturel d’Eduardo De Filippo, dont Servillo a revisité l’oeuvre en maintes occasions avec sa troupe du Teatri Uniti, et notamment pour un Sabato, domenica e lunedì filmé en son temps pour la télévision par un certain… Paolo Sorrentino.
Sorrentino, l’acteur le retrouve donc aujourd’hui pour The Hand of God, un film où il s’acquitte d’un exercice délicat, puisqu’il y campe -un pied dans la réalité, un autre dans la fiction à nouveau-, rien moins que le père du réalisateur, qui plonge là dans ses souvenirs d’adolescence. « Paolo a souvent répété dans des interviews qu’il me considérait en quelque sorte comme son frère aîné, mais aussi comme une figure paternelle. Compte tenu de notre relation, il a considéré qu’il était naturel qu’il fasse appel à moi pour jouer son père, et j’en ai été enchanté. J’y ai vu la preuve qu’il y avait dans notre relation quelque chose qui allait au-delà de la dimension professionnelle. » Frère aîné d’esprit ou père de cinéma, Toni Servillo se fond dans les deux rôles avec un même bonheur –« J’ai trouvé particulièrement intéressant de voir combien, bien que n’ayant aucun lien avec mon père, Toni lui ressemblait en quelque sorte, relève Paolo Sorrentino. C’est comme un mystère magique que seuls les acteurs les plus remarquables sont en mesure d’accomplir. » C’est dire aussi si, après six collaborations, l’acteur et le réalisateur n’ont pas fini de se et de nous surprendre –« Travailler avec Paolo n’a rien d’une routine », aime à rappeler Servillo. Lequel, du reste, ne serait pas du genre à s’y plier, qui s’apprête à prêter ses étonnantes facultés de caméléon à la minisérie Esterno notte, de Marco Bellocchio, où il campera le pape Paul VI…
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici