Paolo Sorrentino: « le cinéma se doit d’être crédible, mais pas vrai: la vérité est ennuyeuse »
Deuxième film anglo-saxon de Paolo Sorrentino, Youth apparaît comme le prolongement inspiré de La Grande Bellezza, le temps d’une déambulation mélancolique sur le fil de l’existence en compagnie de deux artistes vieillissants que campent Michael Caine et Harvey Keitel…
Paolo Sorrentino n’est pas homme de demi-mesures. Et son cinéma est là pour en témoigner, qui flirte volontiers avec le baroque outrancier. Youth ne fait pas exception à la règle, où l’on retrouve l’extravagance formelle, les folles envolées et les tentations kitsch chères au cinéaste napolitain. Ostentatoirement brillant, le film n’avait d’ailleurs pas manqué de profondément diviser la critique cannoise en mai dernier, avant de repartir bredouille de la Croisette -ça passe ou ça casse, comme on dit prosaïquement. Second essai anglo-saxon du réalisateur (quatre ans après le désastreux This Must Be the Place), Youth s’inscrit dans la continuité d’un parcours entamé il y a quinze ans avec L’Uomo in più. A tel point qu’on pourrait y voir le prolongement inspiré de La Grande Bellezza, sous la forme d’une variation mélancolique autour du temps qui passe en compagnie de deux artistes vieillissants en villégiature dans les Alpes suisses; Michael Caine et Harvey Keitel, tout simplement impériaux… « Si l’on s’en tient à leur thème, ces deux films sont assez proches, en effet, acquiesce Sorrentino. Je les considère pourtant comme fort différents. Youth m’apparaît beaucoup plus simple que La Grande Bellezza. Mais surtout, alors que le personnage central de La Grande Bellezza scrutait le passé pour y trouver, de manière inattendue, matière à faire face à l’avenir, les protagonistes de Youth regardent le futur pour réaliser qu’ils pourraient bien y (re)trouver quelque chose de leur passé… Le prisme est en quelque sorte inversé. »
La vie à portée de télescope
L’acuité plastique de Sorrentino n’est plus à rappeler. Le genre d’auteur à prendre la mesure de la marche du temps en une seule scène, lumineuse, où jeunesse d’une insolente splendeur et vieillesse pensive se croisent sur une passerelle posée sur la Piazza San Marco de Venise inondée. Ou à oser, tant qu’à faire, un concerto pour bovidés dans les alpages, auquel se substituera, sans qu’il n’y ait nécessairement de lien d’ailleurs, un défilé de fantasmes de cinéma, de Gilda à Breakfast at Tiffany’s. C’est là affaire de style et plus encore de cette beauté que le cinéaste traque inlassablement, jusque dans les recoins les plus inattendus, considérant que « le rôle du cinéma est de trouver la beauté dans la laideur également, et pas nécessairement de souligner encore la beauté de choses généralement admises comme magnifiques. » Une profession de foi doublée de ce qui tient du manifeste esthétique, mis en formes avec le fidèle Luca Bigazzi, chargé de la photographie de l’ensemble de ses films depuis Les Conséquences de l’amour. « Nous avons tellement travaillé ensemble que nous ne devons même plus discuter de ce que nous souhaitons faire. Nous parlons plutôt de ce que nous tenons à éviter, et cela nous tient lieu de point de départ. Nous nous débarrassons de tout ce que nous ne voulons pas dans le film, pour ne garder que l’excédent. Ainsi, dans le cas présent, nous ne voulions pas que le décor ait l’air pittoresque, joli ou serein… »
Avec ceci de paradoxal qu’un résultat obtenu par soustraction se révèle étonnamment foisonnant. Question de naturel. Youth tient ainsi du millefeuille, encore enrobé des sentiments que convoque son cadre -le Berghotel Schatzalp, sur les hauteurs de Davos, établissement Art nouveau évoqué par Thomas Mann dans La Montagne magique. Et dont l’inscription dans les massifs alpestres inspire à Sorrentino l’un de ces aphorismes dont il a le secret, énoncé par Harvey Keitel, les désignant à l’aide d’une lunette à une protégée: « Tu vois ces montagnes là-bas? Elles semblent fort proches. C’est le futur. » Avant d’inverser aussitôt la perspective, pour constater dans la foulée: « Et maintenant… tout semble éloigné. C’est le passé. » Ou la vie à portée de télescope; une fulgurance parmi d’autres, dans le chef d’un cinéaste passé maître dans l’art de transcender le réel. « Pour moi, le cinéma se doit d’être crédible, mais pas vrai, dit-il encore. La vérité est ennuyeuse, et quelque chose de crédible, à savoir une autre manière d’envisager la réalité, est beaucoup plus dynamique, fascinant et puissant que la vérité elle-même. »
Des êtres au ralenti
La paire que forment Keitel et Michael Caine -bien encadrés par Rachel Weisz, Paul Dano et même un sosie de Maradona, en un hommage troublant- constitue la sève de Youth, les deux compères, des amis de toujours, l’un réalisateur, l’autre compositeur et chef d’orchestre, évoluant en glissando de souvenirs, nombreux, en projets, vagues, au gré de leur présent en suspension. « Plus que d’individus à la retraite, j’aime parler de personnes évoluant au ralenti, pose Sorrentino. Quand on ralentit, on a le loisir de penser. Et ce laps de temps que s’octroient mes personnages me permet de placer mes propres réflexions. » Le réalisateur confie avoir écrit le film en pensant à l’impeccable Caine pour le rôle du musicien; quant à son comparse, son identité ne s’est imposée qu’une fois le scénario bouclé. « Les choses se produisent parfois par accident: alors que je me demandais à qui proposer ce rôle, j’ai reçu une lettre de Harvey Keitel où il m’écrivait avoir beaucoup apprécié La Grande Bellezza. Je me suis dit qu’il pourrait convenir, au point qu’il est rapidement devenu mon premier choix… » Que l’on ne saurait mieux qualifier que d’avisé.
Nul doute, à cet égard, que La Grande Bellezza lui ait ouvert des portes, Sorrentino confiant, dans un demi-sourire, que l’Oscar du Meilleur film en langue étrangère lui a « sans doute permis d’engager certains acteurs que je ne pouvais approcher auparavant, parce qu’ils ignoraient qui j’étais. » A croire aussi qu’il en a profité pour dompter la mécanique de tournage anglo-saxonne, après l’expérience malheureuse -euphémisme!- de This Must Be the Place: « Cela reste difficile, parce qu’en dépit de mes efforts, je n’ai jamais réussi à apprendre l’anglais parfaitement. Mais le travail avec les acteurs me paraît toujours simple, que ce soit en anglais ou en italien… » Avec des nuances dans le cas présent, la distribution de Youth mêlant comédiens américains et britanniques aux méthodes différentes: « J’ai eu de longues conversations avec Paul Dano et Harvey Keitel au sujet de leurs rôles. Michael Caine ou Rachel Weisz ne sont pas le même genre d’acteurs, ils n’ont guère besoin d’informations. Comme je suis paresseux, moins je dois en faire, mieux je me porte. Mais je comprends qu’un acteur veuille en savoir plus et, si tel est le cas, je m’exécute, naturellement. » On trouve encore, parmi cette galerie d’exception, Jane Fonda, pour un rôle qui, s’il tient en une scène et quelques, n’en est pas moins mémorable -celui d’une star fanée affichant encore les attributs artificiels de la beauté, si ce n’est désormais de la jeunesse que proclame le titre du film. Laquelle y va, notamment, d’une oraison funèbre pour le 7e art, qu’auraient supplanté les séries télévisées. Une forme d’ironie suprême, teintée aussi de cette mélancolie, dont il considère qu’elle exprime la condition humaine, et qui imprègne tout son cinéma? « J’y vois une évolution heureuse, objecte Sorrentino. On peut aujourd’hui être aussi libre d’expérimenter à la télévision qu’au cinéma, ce qui était inimaginable il y a dix ans à peine. Nous disposons désormais de deux opportunités, et c’est fort bien. » Joignant le geste à la parole, le réalisateur tourne actuellement The Young Pope, une minisérie où Jude Law campe un pape fictif, entouré notamment de Diane Keaton et Cécile de France. Et de s’expliquer sur le format adopté: « Quand on veut parler du Vatican, de l’Eglise et de la foi, on aborde des questions compliquées. Cela nécessite donc du temps… » Ce qui s’appelle une parole d’évangile: ite missa est.
Les Conséquences de l’amour (2004)
Venant après L’Uomo in più (2001), Les Conséquences de l’amour impose Paolo Sorrentino et son acteur fétiche, Toni Servillo. Ce dernier est idéalement impassible dans le rôle de Titta di Girolamo, un homme seul et secret, regardant le temps se consumer dans un hôtel anonyme, apparemment indifférent à toute chose. Dans un style n’appartenant qu’à lui, virtuose, poseur et fulgurant à la fois, Sorrentino livre une réflexion vertigineuse sur une existence désincarnée, en prise sur le vide…
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Il Divo (2008)
Prix du jury à Cannes en 2008, Il Divo consacre le talent de Sorrentino. Le réalisateur y croque le portrait vitriolé de Giulio Andreotti, figure politique incontournable et controversée de l’Italie du XXe siècle, incarnation d’un demi-siècle de pouvoir de la Démocratie chrétienne. Et donne de l' »Inoxydable », campé par un stupéfiant Toni Servillo, une image composite, mettant à nu l’homme et un système, dans un film qui, s’il tient parfois du bric-à-brac hétéroclite, n’en laisse pas moins une impression indélébile.
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This Must Be the Place (2011)
Sorrentino emprunte à une chanson des Talking Heads le titre de son premier opus américain, et la scène où il met en scène David Byrne la revisitant reste le moment de grâce d’un film par ailleurs boursouflé. Look Robert Smith et voix de crécelle de circonstance, Sean Penn y campe un rocker amorti se lançant dans un long voyage à la recherche du geôlier nazi de son père. En résulte un road-movie associant recherche de soi et quête de vengeance, entreprise improbable phagocytée par un acteur en roue libre…
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La Grande Bellezza (2013)
Après cette parenthèse anglo-saxonne malheureuse, Paolo Sorrentino renoue avec l’essence de son cinéma, pour un hommage appuyé à La Dolce Vita, de Federico Fellini, sur les pas d’un journaliste romain mondain (Toni Servillo) posant sur la vie, sa cour et le monde alentour un regard détaché comme désabusé. Sous le clinquant de la mise en scène, une oeuvre bercée d’une profonde mélancolie, voyage cinématographique intime et universel prenant, comme peu d’autres, la mesure du temps qui fuit.
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