Après avoir exploré les dynamiques à l’œuvre à l’école, Laura Wandel a infiltré sa caméra au sein d’un service pédiatrique, où les corps malades font écho au corps social en souffrance.
L’Intérêt d’Adamde Laura Wandel
Drame avec Léa Drucker, Anamaria Vartolomei, Jules Delsart. 1h18.
La cote de Focus: 4/5
Lucy court après le temps, après les moyens, après la possibilité de faire son travail correctement. Infirmière pédiatrique, elle prend soin d’Adam, et s’inquiète pour la mère de ce dernier, dont la réticence à l’égard de l’hôpital complique la prise en charge de l’enfant. Le corps malade n’est pas seulement celui des patients, c’est aussi celui de l’institution, géant administratif qui broie les humains. L’Intérêt d’Adam relève du portrait de femme, du film social, mais aussi du thriller psychologique, tant on pressent que la relation de confiance entre les deux femmes, patiemment tissée par la soignante, sera mise à mal par le système. On vibre avec Lucy, formidablement interprétée par Léa Drucker; on l’observe lutter, manquer de perdre pied, se relever, et le spectacle de sa profonde humanité qui refuse de se résigner bouleverse.
En mai dernier, la cinéaste belge Laura Wandel ouvrait la Semaine de la Critique à Cannes avec son deuxième long métrage, L’Intérêt d’Adam. A Cannes déjà, en 2021, elle mettait au jour dans Un monde les rapports de domination qui se jouent dans une cours de récréation, à travers le regard singulier d’une petite fille qui observait, impuissante, le harcèlement dont son frère faisait l’objet.
Cette fois, le point de vue est celui de Lucy, infirmière en chef d’un service pédiatrique dont le sens de la loyauté, tiraillé entre sa responsabilité professionnelle et l’intérêt d’un jeune patient, est mis à rude épreuve. «Le film dresse son portrait, au plus près de son quotidien. On est avec elle, tout le temps, sur une durée assez courte, mais intense, décrit la réalisatrice. J’ai voulu faire ressentir au spectateur les conditions difficiles de son travail, devoir faire avec de moins en moins de moyens et de plus en plus de patients. On sent Lucy fatiguée, elle tutoie ses limites. Il y a quelque chose qui est déjà à bout chez elle, et qui peut exploser à tout moment. Je crois que l’impulsion initiale qui a donné vie à ce film, c’était d’aller voir dans les hôpitaux afin de rendre hommage à ces travailleurs du soin qu’on a applaudis tous les soirs, quelques semaines durant pendant l’épidémie de Covid, mais qu’on semble avoir oubliés depuis.»
Ce qui frappe chez Lucy, c’est d’abord sa détermination, comme si rien ne pouvait l’empêcher d’avancer. «Pour Lucy, son travail est un sacerdoce. J’ai beaucoup pensé à Rosetta; les frères Dardenne disaient d’elle qu’elle était comme « un petit taureau », j’aime beaucoup cette image. On filme beaucoup Lucy de dos, ses épaules, car je voulais qu’on sente le poids qui pèse sur elle. C’est quelqu’un qui avance malgré tout, mais qui est sans cesse freinée dans ce qu’elle veut faire. J’ai voulu raconter le moment où elle bascule, en faisant sentir que c’est une accumulation de choses. Elle doit passer un cap, celui d’une révolte contre un système qui ne fonctionne plus.»
«La parentalité –comme l’hôpital– illustre la façon dont vont le monde et la société.»
Grosse fatigue
Face à Lucy, il y a le jeune Adam, qui représente l’humain pris dans un système qui le dépasse, une institution qui devrait soigner, mais dont la lourdeur peut s’avérer mortifère. Il observe, en silence, ne sachant comment réagir face aux avis opposés du personnel soignant, et de sa mère, qui malgré son amour le met en danger en lui imposant un régime alimentaire qui crée des carences. «Je ne voulais pas stigmatiser Rebecca, la mère d’Adam, plutôt faire ressentir sa fragilité, insiste Laura Wandel, Je me suis inspirée d’une histoire que m’avait racontée un pédiatre, et la première chose que je m’étais demandée, c’était comment on pouvait en arriver là, à quel niveau de détresse fallait-il être? Rebecca représente la façon dont la société soumet les mères à des injonctions contradictoires irréconciliables, qui les poussent, parfois, souvent même, à dérailler. Sa seule manière de se sentir en sécurité, c’est de se convaincre qu’elle fait le meilleur pour son enfant. J’ai l’impression que la parentalité –comme l’hôpital– illustre la façon dont vont le monde et la société. On a ici une mère fragile, une mère seule, qui n’a pas le droit de faillir, et pourtant…»
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Pour la cinéaste, l’hôpital est un lieu clos symbolique, un microcosme, une fenêtre sur un corps social traumatisé. «Cet endroit m’a toujours fascinée, parce qu’il brasse toute la société. C’est pour cela que j’aime les institutions comme l’hôpital ou l’école, toutes les strates de la population y sont présentes. Il y a aussi un aspect hiérarchique qui crée des liens systémiques, ce qui est très intéressant sur le plan narratif. Cela pose des questions morales, ça convoque la problématique des limites. Et puis, l’aspect social y prend presque autant de place que le médical; j’ai pu constater à quel point la guérison de l’enfant dépend du rapport avec le parent. La question de l’empathie, de la prise en charge et du soin est au cœur du film. En outre, c’est un endroit très cinématographique. Ces lumières froides, toutes ces chambres, ces couloirs illustrent parfaitement le labyrinthe institutionnel que représentent ces établissements.»
L’immersion passe aussi par l’usage du plan-séquence, «qui permet au spectateur d’être happé aux côtés de Lucy, dans ses déambulations, souligne Laura Wandel. Je voulais presque l’épuiser lui aussi, comme elle peut l’être elle. Cette fatigue sensorielle passe entre autres par le son. Il y a beaucoup de bruits dans le hors-champ, c’est un univers cacophonique l’hôpital, entre tous les bips, les sonneries…»
En temps réel
Ces éléments visuels et sonores contribuent à renforcer une tension induite par le récit, et par l’unité de temps et de lieu. «Le film se passe presque en temps réel. Je voulais adopter le rythme effréné de cette infirmière, que le film aille crescendo, comme un cœur qui bat de plus en plus vite. Faire ressentir la vitesse, car la question de la rapidité est cruciale dans le soin. Il y a le temps que l’on peut accorder à un patient avant de passer au suivant, le temps dont on dispose pour prendre une décision. Ce rapport au temps était très important, et je voulais qu’il ressorte le mieux possible.»
Le dernier rouage (ou le premier, peut-être) de cette petite mécanique de précision, c’est bien sûr l’incarnation. Pour jouer Lucy et Rebecca, il fallait de grandes comédiennes. «Anamaria Vartolomei a une force incroyable, une grande détermination et une forte prestance. En même temps, elle a quelque chose de vulnérable, et j’avais besoin de ce mélange pour incarner Rebecca. Quant à Léa Drucker, c’est l’une des plus grandes actrices actuelles. Elle a une certaine opacité, quelque chose de l’ordre du secret dans les yeux que je trouve très intéressant. Elle s’est fortement investie dans le film. Elle a énormément travaillé les gestes techniques, totalement consciente de ce qui me touche dans la porosité entre le documentaire et la fiction, la nécessité d’atteindre une forme de véracité indissociable du projet.»
Les autres sorties ciné
Nino
Drame de Pauline Loquès. Avec Théodore Pellerin, Jeanne Balibar, William Lebghil. 1h36.
La cote de Focus: 4,5/5
Quand commence Nino, premier long métrage de Pauline Loquès, son héros, discret trentenaire, arrive à l’hôpital. Alors qu’il pense venir chercher des résultats, il se retrouve face à une oncologue qui lui propose de planifier les rayons au plus vite. De but en blanc, il apprend qu’il est atteint d’un cancer, et qu’il lui reste 48 heures avant d’entamer son traitement. Deux jours pour dépasser la sidération, 48 heures pour sortir du silence, aussi. Nino devra venir accompagné, mais qui veut-il voir à ses côtés? Il se lance alors dans une quête aussi tragique que douce, où le mensonge, comme un déni suspendu, laisse peu à peu place à une parole vraie, même lorsqu’elle est dure et inconfortable. Ce dernier week-end fonctionne comme un huis clos, enfermé dans le mutisme de Nino. Il faut dire que face à l’annonce, les autres sont rarement à la hauteur. Personne ne peut vivre le cancer à sa place, pourtant il devra trouver avec qui le vivre. Théodore Pellerin, lauréat d’un prix d’interprétation amplement mérité à la Semaine de la Critique de Cannes, incarne Nino avec une sensibilité désarmante dans ce drame qui tend vers la lumière, le temps d’une déambulation nocturne aux accents comiques, ponctuée de rencontres aussi éphémères que profondes.
A.E.
Black Phone 2
Film d’horreur de Scott Derrickson. Avec Mason Thames, Ethan Hawk, Madeleine McGraw. 1h54. La cote de Focus: 2,5/5
S’il y a bien un genre américain dont le pouvoir d’attraction ne semble guère faiblir au fil des années, c’est bien le cinéma d’horreur. Qu’il s’agisse de l’elevated-horror auteuriste (Midsommar, Nosferatu) ou de tentatives plus «accessibles» (Weapons), l’épouvante continue de tracer l’un des sillages les plus passionnants de l’industrie. Pourtant, au milieu de cette effervescence, une figure majeure semble absente: celle du croque-mitaine, et du sous-genre slasher, hélas cantonné à des resucées de vieilles franchises –les trois dernières années ont vu les retours successifs de Scream, Massacre à la tronçonneuse et Halloween, sans qu’aucun ne se révèle convaincant. Une exception notable: le premier Black Phone, film imparfait qui mettait en scène le terrifiant Grabber (l’Attrapeur, en français), un kidnappeur d’enfants joué par un Ethan Hawk masqué à la musculature imposante.
Faire une suite à ce petit succès n’était pas chose aisée. Le premier film reposait sur une dynamique de huis clos, où le jeune Finn était aidé dans sa captivité par les fantômes des anciennes victimes du Grabber. Black Phone 2 se libère de ce canevas: l’intrigue se situe dans un camp scout aux abords d’un lac gelé, où des événements étranges se multiplient, en particulier pour Gwen, la sœur de Finn, dotée de facultés de prescience. Le Grabber pourrait-il revenir d’entre les morts? Dans un premier temps, Black Phone 2 effraie. En étendant son univers, le film verse dans l’onirisme et le fantastique, renouant avec l’aura des slashers des années 1980 où le tueur tourmente ses victimes depuis l’au-delà –on pense forcément à Freddy Krueger. Derrière la caméra, Scott Derrickson travaille une imagerie granuleuse assez glauque, qui fait son petit effet lors des visions de Gwen.
Hélas, Black Phone 2 s’effondre dans sa deuxième partie, notamment à cause d’une intrigue qui dissipe trop vite ses mystères et des scènes d’épouvante de plus en plus guignolesques. Plus dommageable encore: devenu une sorte de tueur bavard et prétentieux, le Grabber ne fait plus peur et sera d’ailleurs ridiculisé par les enfants lors du climax. Un rendez-vous manqué.
J.D.P.
Chien 51
Thriller dystopique de Cédric Jimenez. Avec Gilles Lellouche, Adèle Exarchopoulos, Louis Garrel. 1h40.
La cote de Focus: 2/5
Dans un Paris futuriste divisé en zones hermétiques où règne la ségrégation, Zem (Gilles Lellouche) et Salia (Adèle Exarchopoulos) sont forcés d’enquêter ensemble sur l’assassinat du créateur d’Alma, une IA prédictive utilisée par la police pour résoudre ses investigations. Chien 51 est adapté du roman éponyme de Laurent Gaudé. De l’écrit à l’écran, Cédric Jimenez et son coscénariste ont sensiblement simplifié et transformé l’intrigue. Si la création d’un futur dystopique anxiogène et la direction artistique sont à la hauteur des ambitions que l’on peut attendre d’une grosse production française, et si les scènes d’action sont solidement menées, le film n’exploite que timidement les éléments narratifs pourtant riches qu’il met en place, que ce soit le recours à l’IA à des fins ultrasécuritaires, ou le personnage fuyant de dissident clandestin aux incarnations multiples ébauché pour Louis Garrel.
A.E.