Joanna Hogg, l’une des cinéastes les plus singulières et les plus intéressantes de sa génération

Joanna Hogg: “Je ne lui donne pas un label, mais mon œuvre découle de mon expérience, ou de choses que j’ai pu observer.” © getty images
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

La cinéaste britannique, découverte avec le diptyque The Souvenir, suit, depuis ses débuts, une voie aussi personnelle qu’originale, en toute indépendance. Elle fait l’objet d’une rétrospective à Bozar et à la Cinematek, en amont de la sortie en salles de son dernier opus, The Eternal Daughter.

Longtemps, Joanna Hogg est restée l’un des secrets les mieux gardés du cinéma britannique, attendant son quatrième long métrage, The Souvenir – Part I, sélectionné en 2019 aux festivals de Sundance puis de Berlin, pour accéder à la reconnaissance internationale. Deux ans plus tard, The Souvenir – Part II, enfonçait le clou à la Quinzaine des Réalisateurs cannoise, avant que The Eternal Daughter, présenté en 2022 en compétition à Venise, n’achève de l’imposer comme l’une des cinéastes les plus singulières et les plus intéressantes de sa génération.

Mon expérience de photographe a influencé mon travail de cinéaste, j’ai un grand intérêt pour le cadre

Trouver sa voix

Le cinéma, Hogg, qui est née à Londres avec les années 60, y est venue par des chemins sinueux, pratiquant la photographie avant d’intégrer la National Film and Television School au début des années 80. “Trouver ma voix m’a pris du temps, relève-t-elle, alors qu’on la rencontre en marge de la rétrospective que lui consacrait, en mars dernier, le Centre Pompidou à Paris. C’est ce que je raconte dans The Souvenir en un sens, mais à l’école de cinéma, j’ai dû composer avec des professeurs qui ne comprenaient pas mes idées, que je n’étais d’ailleurs moi-même pas sûre de comprendre, me cherchant encore. Nous ressentions une forme de pression pour déjà définir le genre de cinéma que nous voulions faire. Je n’avais pas l’impression de pouvoir expérimenter, ni de pouvoir me permettre d’essayer et d’échouer. Cet enseignement ne me correspondait pas, et après coup, je me suis dit que j’aurais sans doute dû fréquenter une Art School, ou un endroit où j’aurais eu une plus grande liberté. J’ai ensuite travaillé à la télévision et j’y ai perdu ma voix, pendant douze ans. J’ai eu la chance de la retrouver quand j’ai réalisé que si je ne me mettais pas au cinéma, je n’en ferais sans doute jamais, alors que c’était ce dont j’avais toujours rêvé.

Joanna Hogg a 47 ans quand elle tourne Unrelated, avec Tom Hiddleston. Si Caprice, son court métrage de fin d’études, réalisé 20 ans plus tôt avec son amie Tilda Swinton dans l’une de ses premières apparitions -elle y campait une jeune femme intégrant l’univers fantasmagorique d’un magazine de mode-, laissait entrevoir d’évidentes qualités, son regard a mûri. Et son premier long apparaît comme le modèle de sa filmographie à venir, soit un cinéma de l’intime, gravitant le plus souvent autour des liens familiaux tout en adoptant une esthétique privilégiant les plans fixes dans lesquels se meuvent les personnages. “Mon expérience de photographe a influencé mon travail de cinéaste, j’ai un grand intérêt pour le cadre, explique-t-elle. Quand je tourne un film, j’ai aussi des photos des endroits où l’on va filmer par exemple. Ou, dans le cas de The Souvenir, des photos que j’avais prises dans les années 80 et que nous avons utilisées comme références. Il arrive que le cadrage d’une scène découle littéralement de celui d’une photographie.

© Les Swinton, mère et fille, se partagaient la vedette dans The Souvenir.

Le tournant The Souvenir

Venant après Archipelago et Exhibition, The Souvenir est, à plus d’un titre, un tournant dans la filmographie de la cinéaste. En plus de la reconnaissance internationale, le diptyque consacre le début de sa collaboration avec Martin Scorsese, crédité au titre de producteur exécutif, mais aussi avec le label indépendant A24 qui, de distributeur américain de ses films, deviendra le producteur de The Eternal Daughter. Il inscrit aussi plus ouvertement la démarche de Joanna Hogg dans le registre de l’autofiction -“Je ne lui donne pas un label, mais mon œuvre découle de mon expérience, ou de choses que j’ai pu observer. Ça vient donc d’un endroit extrêmement personnel”. Soit, en l’occurrence, un récit d’apprentissage accompagnant Julie, interprétée par Honor Swinton-Byrne (la fille de Tilda Swinton à l’écran et à la ville), entre douloureuse histoire d’amour et naissance d’une cinéaste. Itinéraire trouvant devant la caméra une expression particulièrement inspirée. “J’ai envisagé ce projet comme deux films racontant une seule histoire, et je voulais les tourner ensemble. Pour moi, c’était deux films et une histoire, il fallait cette division. Je craignais que les financiers, qui voulaient voir ce que donnerait le premier avant de commencer le second, ne refusent de me suivre, mais je me suis lancée. Et au bout du compte, le hiatus entre les deux films s’est révélé bénéfique, parce que j’ai utilisé l’expérience acquise sur le tournage de la première partie pour l’histoire de la seconde. Le fait d’essayer d’évoquer une période de ma vie et d’en prendre conscience après coup correspond exactement à ce que fait Julie dans la seconde partie, à un âge plus précoce. Même si je n’ai jamais essayé, comme elle, de démêler mes sentiments en en tirant une histoire à l’école de cinéma.” Le résultat est tout simplement étincelant, déclinant, au gré de ses deux parties aux tonalités différentes, une multitude de variations narratives comme esthétiques. Avec notamment, dans la seconde partie qui accompagne Julie dans la réalisation de son film de fin d’études, un échantillon de différents genres cinématographiques, avec par exemple une scène de musical au son du Pink Flag de Wire. “J’ai vraiment apprécié le côté enjoué de The Souvenir, la seconde partie en particulier. J’y ai vu une ouverture, me nourrissant aussi bien de mes souvenirs des études que d’inspirations diverses. Réaliser ce film a été une expérience très enrichissante.

Une réalisatrice et son double

Conséquence pas du tout accessoire de la réussite du projet, Joanna Hogg y puise la confiance, au moment de s’atteler à The Eternal Daughter (sur les écrans le 27/09), pour se frotter plus directement au cinéma de genre, le film gothique en l’occurrence. Soit l’histoire d’une mère et sa fille -jouées toutes les deux par une impériale Tilda Swinton-, réunies au cœur de l’hiver dans un manoir isolé, perdu au fin fond d’une campagne nimbée de brouillard. Et une histoire de fantômes justifiant le titre de la rétrospective du Centre Pompidou, Ghost Stories. Cet intitulé m’a incitée à réfléchir au lien entre mon travail et les fantômes, et il en ressort que c’est très vrai: tous mes films se rapportent, d’une manière ou d’une autre, à des fantômes, pas nécessairement de la manière dont on l’entend habituellement, mais des fantômes de quelque chose s’étant produit ou qui aurait pu se produire, ou ceux qui existent dans les familles.

L’histoire de The Eternal Daughter, la cinéaste raconte y avoir pensé dès 2008, au sortir de Unrelated.Je souhaitais aborder ma relation avec ma mère. Mais alors que j’étais prête à entamer la production, j’ai réalisé ne pas pouvoir le faire, par amour pour elle qui était alors encore en vie. J’avais trop l’impression de m’immiscer en terrain personnel. Je me suis mise à y repenser en 2020. J’ai le sentiment que nous étions sans doute tous en train de penser à des fantômes en raison de la pandémie, de la mortalité. Je me faisais beaucoup de souci pour ma maman, qui était âgée et fragile, craignant que quelque chose ne lui arrive. C’est dans ce contexte qu’a réémergé The Eternal Daughter, cette histoire que j’avais écrite plus tôt, située cette fois dans le monde des fantômes.

© Tilda Swinton incarne à la fois la mère et la fille dans le troublant The Eternal Daughter.

Sa texture à la fois intime et gothique, Joanna Hogg l’a nourrie notamment de la lecture de la nouvelle They de Rudyard Kipling: “C’est une histoire de fantômes très personnelle. Il a perdu une petite fille quand il était très jeune, et il a écrit cette nouvelle après. Elle est très émouvante, et ça m’a montré une manière de connecter les différents éléments.” Quant à la forme définitive de l’histoire, elle aura découlé de la méthode de travail d’une artiste qui tourne dans l’ordre chronologique, sans scénario complet mais en improvisant les dialogues au fur et à mesure avec ses comédiens. Et donc de sa connivence avec son actrice fétiche à moins qu’elle ne soit un double, Tilda Swinton, qui interprète les rôles de la mère et de sa fille: “Pour improviser les dialogues, nous avons eu des conversations, Tilda et moi, où nous nous mettions dans la peau des personnages, elle pouvait être la mère et moi la fille, ou vice versa. Comme nous sommes de vieilles amies, que nous nous connaissons très bien et que nous avions connu nos mères respectives, nous pouvions nous aventurer dans cette zone ensemble.

Quant à la suite, elle pourrait la mener à Los Angeles, où elle aimerait tourner son prochain film. En toute indépendance, et animée d’un esprit imprégné de la philosophie du “Do It Yourself”? “Je n’ai pas été une témoin directe de l’époque punk. En 1976-77, c’était mes dernières années de secondaire. Je ne vivais qu’à 40 minutes de train de Londres, mais c’était un monde complètement différent, j’y suis arrivée à l’époque post-punk. Mais ça m’évoque Derek Jarman, à qui je me suis intéressée après avoir découvert ses premiers films en super 8. À 19 ans, j’étais assistante d’un photographe à Soho, et je voulais le rencontrer. Il représentait pour moi l’idéal d’un cinéma fait à la main. C’est lui qui m’a incitée à faire mes films: je l’ai un jour approché dans un café, espérant travailler avec lui, et il m’a dit: “Fais plutôt tes propres films”. Ce qui était un conseil très généreux…

Rencontres

La venue de Joanna Hogg à Bozar et à la Cinematek en amont de la sortie en salles de The Eternal Daughter constitue assurément l’événement cinéphile de la rentrée. Outre une rétrospective de son œuvre, inédite sur les écrans belges, plusieurs rencontres avec la cinéaste britannique sont prévues. Les deux premières auront pour cadre Bozar, où elle donnera une master class le 22 dans l’après-midi, un Q&A suivant la projection de son dernier film en soirée. Place à la Cinematek le lendemain, où une rencontre en anglais ponctuera la projection d’Archipelago, son deuxième long métrage.

■ Du 22/09 au 04/10. www.bozar.be, www.cinematek.be

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