Après Peaky Blinders et Small Things Like These, Cillian Murphy retrouve le réalisateur belge Tim Mielants pour la troisième fois. Dans Steve, l’Irlandais campe un directeur de centre pour mineurs délinquants en proie à ses propres démons.
Stevede Tim Mielants
NETFLIX
Drame avec Cillian Murphy, Jay Lycurgo, Emily Watson. 1h33.
La cote de Focus: 3,5/5
Tim Mielants retrouve son acteur fétiche de Small Things Like These, Cillian Murphy, pour Steve, produit par et pour Netflix. Le film catapulte le spectateur au mitan des années 1990 dans une sorte d’internat de la dernière chance, perdu dans la campagne anglaise. Steve, le directeur, se bat contre ses propres démons, tout en tentant de contenir ceux de ses élèves. Tandis que défilent une équipe de télévision avide de sensationnel et un député venu glorifier son image à peu de frais, les esprits s’échauffent peut-être un peu plus qu’à l’accoutumée. La réalisation de Mielants, parfois un peu ostentatoire, colle à cet état de crise permanent, tandis que Murphy délivre comme à son habitude une performance habitée face à laquelle les jeunes comédiens qui incarnent les internes n’ont pas à rougir de leur prestation.
A.E.
Certaines collaborations semblent presque inévitables. C’est le cas pour Cillian Murphy (50 ans) et Tim Mielants (48 ans). Leur histoire commune commence sur le tournage de la troisième saison de la série Peaky Blinders, à laquelle Mielants insuffle une brutalité visuelle et une densité psychologique et où Murphy assied sa notoriété télévisuelle grâce au rôle de Tommy Shelby. En 2024, ils se retrouvent pour la chronique villageoise irlandaise Small Things Like These. Aujourd’hui, ils s’associent à nouveau pour Steve, l’un des moments forts, et inattendus, du dernier Festival international du film de Toronto, début septembre.
Dans ce drame, Cillian Murphy n’endosse pas seulement le rôle principal –le directeur idéaliste d’un pensionnat britannique des années 1990 qui, sous la pression du travail et de la fermeture imminente de l’établissement, semble aussi instable que les jeunes dont il a la charge–, l’acteur est également producteur du film. Avec le scénariste Max Porter, qui signe là l’adaptation de son propre roman Shy, l’Irlandais a fait naître le projet. Le résultat ressemble à une fusion entre un réalisme brut à la Alan Clarke et l’énergie maniaque de Trainspotting de Danny Boyle, agrémenté d’images pseudo-documentaires granuleuses, de caméras errantes portées à l’épaule et de moments d’intimité gênante. Le tout sur des rythmes de drum’n’bass effervescents.
Depuis son sacre aux Oscars pour Oppenheimer, la biographie du père de la bombe atomique par Christopher Nolan, Cillian Murphy fait désormais officiellement partie de l’élite d’Hollywood. Mais pas question, pour autant, de se répéter dans les rôles. Depuis que Danny Boyle l’a propulsé, au début des années 2000, parmi les zombies enragés de 28 Days Later, puis ses collaborations avec Ken Loach (Le vent se lève, Palme d’or) et jusqu’à son partenariat de longue date avec Nolan (Batman Begins, The Dark Knight, Inception, The Dark Knight Rises, Dunkerque, Oppenheimer), il s’est bâti une réputation de caméléon: élégant, dangereux, attachant et menaçant à la fois. Ce qui rend sa carrière d’autant plus fascinante.
Tim Mielants, de son côté, est devenu bien plus que «le Belge qui a contribué à la grandeur de Peaky Blinders». Après avoir montré son talent en Belgique avec les longs métrages Patrick et Wil, il s’est bâti une carrière internationale et a tourné aux Etats-Unis et en Irlande. Small Things Like These, adapté du roman de Claire Keegan, qui raconte l’histoire d’un charbonnier confronté à des abus dans un monastère catholique, a été une tempête silencieuse récompensée dans de nombreux festivals. Steve –avec des rôles secondaires pour Tracey Ullman et Emily Watson– en est le contrepoint bruyant, fougueux et cru, où empathie et anarchie vont de pair.
La collaboration entre Murphy et Mielants semble toujours tourner autour d’un équilibre impossible entre tendresse et violence, réalisme social et humour presque grotesque. Steve, produit par Netflix, en est peut-être l’expression la plus extrême: on y rit à la suite d’une réplique d’un des ados rebelles, et l’on reste sans voix face à une explosion de colère juvénile. Ce que partagent l’acteur et le réalisateur, c’est la conviction que le cinéma peut être à la fois une cicatrice et un baume, et que, pour comprendre la douleur humaine, on ne doit pas se passer du rire.
«Cillian a travaillé avec Max Porter sur le scénario tandis que j’étais encore en postproduction pour Small Things Like These, relate Tim Mielants. J’ai reçu le script et je me suis demandé: « Par où je commence? » Small Things était imprégné de silences et de sous-textes. Steve est l’inverse: bruyant, explicite, presque baroque.»
Vous avez donc finalement trouvé l’issue?
Tim Mielants: Grâce à trois choses. D’abord, mon passé documentaire. Pendant cette période, je regardais beaucoup d’images que j’avais capturées lorsque j’étais enfant. Mon père souffrait d’Alzheimer, j’avais perdu mon frère, et à travers ces vieilles cassettes VHS, je pouvais les revoir. C’était émotionnellement très puissant. Cette idée, je l’ai emportée avec moi. J’étais aussi en pleine préparation des castings. Max Porter avait écrit les dialogues de tous les personnages, et je les ai utilisés lors des auditions. Quand je les ai fait lire aux acteurs, on a vu combien ils étaient précieux. On avait l’impression de tourner un documentaire. En même temps, ça ressemblait à de la fiction. Enfin, il y avait la musique. Je voulais écrire une lettre d’amour aux années 1990. Cil et moi avons à peu près le même âge, nous sommes des enfants des années 1990. Max m’a envoyé des playlists, j’ai commencé à dessiner des storyboards en les écoutant. A partir de là, des idées plus surréalistes sont apparues.
Comment cela s’est-il passé pour vous, Cillian?
Cillian Murphy: Ce fut plus simple. Alan Maloney, mon producteur, et moi étions extrêmement fiers de Small Things Like These. Le film n’était pas encore sorti, mais on sentait qu’il était bon. On voulait continuer à travailler ensemble, mais on n’avait pas encore de projet. Max Porter est venu avec cette idée d’adapter son roman. Honnêtement, je pensais qu’il ne s’y prêtait pas. Mais Max a complètement inversé la situation; il a décidé de raconter l’histoire de Shy (éd. du Sous-sol, 2023) du point de vue de Steve, le professeur qui refuse d’abandonner ses élèves et son école, alors qu’il n’est qu’un personnage secondaire du livre. Nous avons envoyé le script à Netflix, et en un week-end, ils ont dit oui. On allait à nouveau pouvoir être réunis sur un plateau. On a saisi le bon moment: l’énergie était là, les relations étaient chaleureuses, on pouvait poursuivre avec la même équipe. C’était une occasion à ne pas manquer.
Le fait de ne plus seulement être acteur mais aussi producteur a-t-il influencé votre collaboration?
T.M.: Ça nous a permis de passer beaucoup plus de temps ensemble, d’échanger constamment des idées. Notre relation a pris la forme d’un dialogue. Il n’y avait pas cette hiérarchie du réalisateur qui dirige un acteur, c’était plutôt une conversation créative à deux voix. Nous nous sommes inspirés mutuellement.
C.M.: Pour moi, tout est une question de confiance. J’aime me définir comme un «serial collaborator». On donne le meilleur de soi-même quand la confiance est totale. C’est le cas avec Chris Nolan, Danny Boyle, et avec Tim. Je sais à quel point il est fantastique. Ça rend tout beaucoup plus facile. C’est vraiment la meilleure chose qui me soit arrivée.
«Tout le monde va à l’école, mais on oublie à quel point un bon professeur peut être déterminant.»
Est-il exact que vous êtes tous deux issus d’une famille d’enseignants?
C.M.: Mes parents étaient professeurs, c’est vrai. Aujourd’hui encore, des gens m’abordent et me disent: «Votre maman a été mon prof de français» ou «votre père a inspecté ma classe». Et cela, 30 voire 40 ans plus tard! Ça prouve à quel point ils prenaient leur métier à cœur. Ce n’était pas un travail où l’on se contentait d’être présent. C’était une vocation. On en parle bien trop peu. Tout le monde va à l’école, mais on oublie à quel point un bon professeur peut être déterminant.
T.M.: Absolument! J’étais un enfant dyslexique, soi-disant un cas désespéré. Mais des professeurs n’ont pas abandonné. Ça m’a façonné. Ma mère a enseigné dans un quartier multiculturel de Bruxelles dans les années 1980 et 1990. Elle rentrait souvent épuisée et se demandait comment elle tiendrait le coup. Mais elle n’a pas abandonné. Maintenant, lorsque je me promène avec elle en ville, d’anciens élèves viennent encore la saluer, parfois même l’embrasser. Ils se souviennent de ses cours, rient ensemble. C’est d’une valeur inestimable.
«Les gens parfait sont d’un ennui mortel.»
Pourquoi avoir situé l’action dans les années 1990?
T.M.: Parce que j’avais 16 ans à l’époque. C’est mon point de référence.
C.M.: Les problèmes des jeunes –j’ai deux fils de 18 et 20 ans– sont intemporels. Mais il y a une dimension supplémentaire aujourd’hui: la technologie. Dans les années 1990, si tu étais harcelé, c’était en face-à-face. Aujourd’hui, ça a lieu de manière anonyme et constante, via les écrans. C’est bien plus cruel. Ce que je ressens de cette époque passée, c’est la franchise. Aujourd’hui, tout se déroule dans l’ombre des applis. C’est pour cela qu’on a voulu situer l’histoire dans les années 1990, car il existe déjà beaucoup d’histoires sur la vie des jeunes d’aujourd’hui. Nous voulions montrer que les problèmes essentiels restent les mêmes.
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Un autre de vos points communs est que presque toute votre filmographie tourne autour de la masculinité brisée et des hommes en crise. Que dit votre thérapeute à ce sujet?
C.M.: (rires) Etre un homme mène souvent à raconter ces histoires. De plus, le drame a toujours un conflit pour origine. Tout le monde vit chaque jour une crise, grande ou petite. Santé, relations, travail… il y a toujours quelque chose qui gratte. C’est ce que je veux voir. Je ne suis pas du tout intéressé par les personnages parfaits ou heureux. Les gens parfaits sont d’un ennui mortel. Je préfère montrer quelque chose de reconnaissable. Quelque chose qui reflète ce que signifie vivre.
T.M.: J’aime les films où il y a un côté personnel. Dans le personnel, tu trouves l’universel. C’est ce que j’essaie de faire aussi.
Steve est diffusé sur Netflix, sur le petit écran. Cela a-t-il influencé votre vision?
C.M.: Nous avons fait Steve pour le cinéma. Il est d’ailleurs projeté dans quelques salles au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. C’est ce que je préfère: j’ai grandi avec le cinéma, cette expérience est unique. Mais honnêtement, sans Netflix, il serait peut-être resté un film de festival, vu par un public de niche. Sur cette plateforme, il peut toucher cent millions de personnes. Y compris les jeunes, à qui, finalement, il s’adresse. C’est fantastique.
T.M.: Le plus beau compliment reçu jusqu’ici est d’ailleurs venu des jeunes eux-mêmes. Ils nous ont dit: «C’est notre histoire.» C’est la puissance d’une plateforme comme celle-là. Là, tu sais que tu as fait quelque chose de juste.
Votre collaboration a commencé en 2018 avec Peaky Blinders. Vous doutiez-vous de l’influence qu’elle aurait, au point que même les hooligans s’habillent désormais comme les Shelby?
C.M.: Personne n’avait imaginé que Peaky deviendrait aussi grand. La notoriété a été progressive et ne se planifie pas. Ce genre de succès arrive, tout simplement. Et on ne peut jamais le reproduire. Nous sommes en train de terminer le film (NDLR: The Immortal Man, réalisé par Tom Harper, sortira en 2026 sur Netflix). Chaque collaboration est différente. C’est ce qui rend la création de films si excitante.
Dans Steve, les jeunes sont interviewés par une équipe de télévision qui leur demande de se décrire en trois mots. Comment vous décririez-vous mutuellement en trois mots?
C.M.: «Grand génie belge.» Boom! Pas de pression, Tim.
T.M.: (rires) Ça me va. Pour Cil? Mmm… «Petit génie têtu».
Dave Mestdach
Ecole et cinéma
Le film de Tim Mielants n’est pas le premier dans lequel des enseignants et des élèves s’affrontent. Florilège.
1955Graine de violence
Richard Brooks a donné le ton avec ce mélange de rock’n’roll et de violence en salle de classe. Glenn Ford incarne le professeur idéaliste qui doit maîtriser un groupe d’adolescents rebelles dans une école défavorisée de New York. La bande-son éclate avec Rock Around the Clock de Bill Haley, l’énergie est brute, et le message est clair: le professeur est un punching-ball et une boussole morale.
1979Scum
Dans l’établissement de rééducation brutal dépeint par Alan Clarke, avec le jeune Ray Winstone, l’enseignant est remplacé par des gardiens. Pourtant, l’idée de la «rééducation» persiste: la discipline comme correction, l’humiliation comme méthode pédagogique. L’antithèse du professeur dévoué, montrant ce qu’il advient lorsque l’éducation se réduit à de la répression.
1989Le Cercle des poètes disparus
Robin Williams endosse le rôle de John Keating dans ce film poignant de Peter Weir: l’archétype du professeur inspirant. Il brise les règles, fait monter ses élèves sur les bancs, et leur apprend à penser par eux-mêmes. Pathos et poésie, certes, mais aussi un rappel hollywoodien que l’éducation est bien plus que des examens: elle peut enflammer des vies.
2008Entre les murs
Laurent Cantet jette un regard sur le microcosme bouillonnant et conflictuel d’une classe parisienne. Inspiré du roman autobiographique du professeur François Bégaudeau (il incarne également le rôle principal), le film, lauréat de la Palme d’or à Cannes, navigue entre dialogues improvisés et observations brutes, sans tomber dans les clichés du «professeur inspirant».
D.M.