« Ce film est une tragédie grecque située dans un sous-marin nucléaire »

Au fond des eaux, personne ne vous entend crier... © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Passant derrière la caméra, Antonin Baudry, l’auteur de Quai d’Orsay, investit un genre négligé par le cinéma français, le film de sous-marin, à la faveur du Chant du loup. Une plongée en eaux troubles, à l’écoute de « l’oreille d’or »…

À film à l’américaine, promo à l’américaine: le temps est compté lorsque l’on rencontre Antonin Baudry dans un palace du 16e arrondissement parisien, le créneau annoncé, aussi resserré que les coursives d’un submersible avec ses quinze maigres minutes, se réduisant encore comme peau de chagrin dans le roulement des interviews, 10 minutes et 14 secondes au final. Une misère . Fort heureusement, le réalisateur du Chant du loup sait faire bon usage du délai imparti, héritage peut-être d’un parcours entamé dans la diplomatie. Baudry, en effet, présente un profil atypique pour un cinéaste, lui qui a connu les ors des ministères avant d’écrire, sous le pseudonyme d’Abel Lanzac, la BD Quai d’Orsay, illustrée par Christophe Blain. Et de revenir dans la foulée à ses premières amours -il est titulaire d’un DEA en études cinématographiques-, en cosignant l’adaptation de l’album à l’écran par Bertrand Tavernier.

Ne restait plus qu’à passer derrière la caméra, cap franchi aujourd’hui avec un premier long métrage aux allures de défi maousse, un film de sous-marin dans la grande tradition anglo-saxonne du genre. « Je voulais faire un film que j’aurais envie de voir comme spectateur, sourit Antonin Baudry, échalas élancé n’étant pas sans un petit air de famille avec Wes Anderson. J’ai écrit en fonction de ça surtout, sans me poser trop de questions de production dans un premier temps. Le scénario a convaincu Jérôme Seydoux, chez Pathé, qui s’est associé à deux autres sociétés de production, les films du Trésor et Chi-Fou-Mi, et les choses se sont montées à partir de là. Il y a eu de nombreux défis, à tous les niveaux, mais ça ne me faisait pas spécialement peur: j’étais content à l’idée d’essayer de faire un prototype. »

Antonin Baudry
Antonin Baudry

Un travail d’immersion

On ne saurait mieux dire, tant Le Chant du loup fait figure d’exception dans une production hexagonale guère à son affaire, euphémisme, dans le cinéma de genre (encore que l’histoire récente traduise une évolution sensible). A fortiori s’agissant d’un film de sous-marin, avec la débauche de moyens financiers et logistiques que ça suppose, un terrain délaissé depuis longtemps au bénéfice des productions hollywoodiennes, les K-19, USS Alabama ou autre The Hunting for Red October qui continuent de marquer les esprits. « Je trouve ça fort dommage, poursuit Antonin Baudry. Si l’on prend l’exemple du son (d’une importance cruciale dans le film, NDLR) justement, un des laboratoires qu’il y a eu ces dernières années pour construire un savoir-faire en matière de création sonore est le cinéma de science-fiction. La France, qui a inventé la science-fiction avec Jules Verne, les films avec les frères Lumière, et les films de science-fiction avec Méliès, a déserté ce terrain, et je trouve ça regrettable. Je ne pense pas que l’on doive abandonner des champs de l’imaginaire. »

Conséquent, le cinéaste débutant les réinvestit avec un brio incontestable, pour signer un thriller sous haute tension, trouvant dans un constant souci de réalisme et un arrière-plan géopolitique mouvant un carburant puissant. « J’ai fait un gros travail d’immersion, restant plusieurs dizaines de jours en plusieurs fois dans les deux types de sous-marins que l’on voit dans le film (à savoir sous-marin nucléaire d’attaque, et sous-marin nucléaire lanceur d’engins, NDLR), et j’ai pu beaucoup observer. J’ai essayé de tourner un film dont je puisse me dire avec honnêteté que ce que je décrivais pouvait se produire demain ou s’être passé ce matin sans que l’on soit au courant. Le réalisme avait une importance particulière pour moi, raison pour laquelle j’ai conservé le langage des sous-mariniers tel quel, sans l’édulcorer ni le traduire, en faisant le pari que le spectateur ferait comme moi: au début, lors de ma première immersion, je ne comprenais rien, et puis, je comprenais quand même, en fait… »

À l’écoute de l’inaudible

Intuition payante. Si, comme dans le récent First Man de Damien Chazelle, la langue et le jargon utilisés peuvent dérouter dans un premier temps en effet, ce curieux charabia cesse bientôt d’écorcher les oreilles pour mieux se fondre dans le paysage sonore. Logique, somme toute, pour un film où l’acoustique joue un rôle essentiel, les submersibles fendant le monde du silence ne s’orientant qu’au son. Et étant tributaires, à ce titre, de ceux que l’on surnomme les « oreilles d’or », individus doués d’une oreille absolue embarqués à bord pour déjouer les pièges en eaux troubles. Un nerf narratif sensible, et une manière aussi, pour l’auteur-réalisateur, de signifier que l’hyper-technologie reste soumise à l’humain. « Pour moi, ce film est une tragédie grecque située dans un sous-marin nucléaire avec les enjeux du monde d’aujourd’hui, et cette question: est-ce que l’humanité va se détruire, ou pas? Tragédie grecque, parce que vécue à travers des êtres humains qui sauvent ce qui peut l’être grâce à la confiance qu’ils ont les uns pour les autres contre les protocoles, les procédures et les machines. Et, chose importante pour moi, un organe humain, l’oreille, s’avère plus performant que la machine, et permet de sauver des choses. Il s’agit de percevoir l’imperceptible, d’entendre l’inaudible ou le presque inaudible, donc il y a forcément une part d’intuition. Quelles que soient les machines que vous créez, les sonars aussi sophistiqués soient-ils, l’imagerie spectrale ou que sais-je, il y aura toujours quelqu’un en face pour contrer ces machines, créer des sons qui les perturbent ou masquent d’autres sons, etc. En ultime ressort, la dernière chose à laquelle on n’échappe pas vraiment, c’est l’intuition. Ce sont des intuitions très ténues, très fragiles, mais auxquelles on fait confiance… »

Et d’esquisser le portrait des « oreilles d’or » en poètes: « Ils vivent avec une énorme pression, parce qu’en fonction de leur décision de classification, le commandant va enclencher telle ou telle action. En gros, ils ont donc la survie de l’équipage sur le dos. Et ce sont des gens hyper-sensibles et partant fragiles: quand on perçoit le monde différemment de tout son entourage, on est forcément fragile, avec un côté marginal qui s’exprime, ou ne s’exprime pas. Ce conflit m’a semblé intéressant, accompagner au moment d’une crise exceptionnelle une « oreille d’or », quelqu’un qui soit à la fois dans une situation de responsabilité très forte, et de très grande vulnérabilité. Finalement, le rôle d’une « oreille d’or » est exactement celui d’un poète, qui nomme les choses et donne un nom au réel. Il entend un son et dit: « Ça, c’est un son de froissement d’étoffe donc, c’est une turbine de frégate. » Il met des mots sur les perceptions, et ça, c’est la fonction d’un poète. » Eût-il, pour ça, à tutoyer les abysses…

L’homme à l’oreille d’or

Si Le Chant du loup aligne un casting ronflant, avec les Omar Sy, Mathieu Kassovitz et autre Reda Kateb, la star du film n’est autre que François Civil, alias « l’oreille d’or », l’homme qui, dans un sous-marin nucléaire, est chargé de décrypter les bruits de la mer pour prévenir un éventuel danger. Une forme d’aboutissement pour un comédien découvert il y a dix ans dans Soit je meurs, soit je vais mieux, une nomination au César du meilleur espoir à la clé. Et qui, depuis, s’était multiplié, avec un inégal bonheur, sur les terrains les plus divers, de la série Dix pour cent à Ce qui nous lie, de Cédric Klapisch. « Ce qui m’a emballé quand j’ai lu le scénario, c’est qu’il y était question de sous-marins, mais pas seulement: c’est aussi une histoire de personnages, commence-t-il. Le sujet est vraiment d’actualité, et c’est important d’en parler. En plus, un sous-marin permet de créer une micro-société coupée du monde, et dans laquelle les rapports entre les individus, les liens, les enjeux, tout est exacerbé. »

Chez Chanteraide (son personnage), c’est un sens qui est exacerbé: l’ouïe, la sécurité du submersible reposant sur son oreille absolue. « J’ai rencontré des « oreilles d’or » pour me familiariser avec leur parcours et leur métier, et ce qu’ils font à bord, poursuit-il. Ils m’ont fait écouter les sons que l’on perçoit. Ça va du dauphin au cachalot, pour en arriver aux sous-marins et aux bâtiments de guerre ennemis. C’était passionnant, mais j’ai aussi essayé de creuser un peu la surface, et de savoir quelle était leur vie dans le civil. Ils ont une mémoire auditive et une capacité d’ouïe tellement phénoménales que ça biaise leur existence, ils appréhendent le monde d’une manière tout à fait particulière. » Une forme de super-pouvoir à consonance humaine, synonyme aussi de dualité chez un individu « un peu isolé, avec une fragilité que les autres n’ont pas, mais incroyablement doué dans son métier ». « C’est un des rares domaines aussi technologiques -parce qu’il y a plus de technologie dans un sous-marin que dans une fusée- où on finit par prendre des décisions cruciales sur la base d’un instinct, d’une intuition et d’un sens humain. Et je trouve ça magnifique! »

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