Critique | BD

La BD de la semaine : Anne Simon publie la suite des Contes du Marylène

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© National

Anne Simon, Éditions Misma

L'Institut des Benjamines

128 pages

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’autrice française publie le cinquième tome de ses fantastiques Contes du Marylène, une mythologie toute personnelle mélangeant féminisme, pop culture et réflexions sociétales. Drôlement fort!

Le règne de Boris l’enfant patate, qui a plongé le pays Marylène dans l’alcool et la misère sous l’influence de Sabine, la frite guerrière, touche bientôt à sa fin. Simone, l’ancien bras-droit de sa mère, l’ex-reine Aglaé, va pouvoir renverser le despote grâce à son armée rebelle: des petites filles kidnappées et formées à l’Institut des Benjamines, où elles ont été soumises à une éducation extrêmement stricte et misandre, dans le seul but de réaliser le fantasme de leur maîtresse à penser! Laquelle s’apprête à son tour à se noyer dans l’ivresse du pouvoir. Son exercice va pousser une femme révoltée aux pires excès, rappelant, comme on dit, les pires heures de notre propre Histoire, mais offrant aussi l’un des chapitres les plus forts des Contes du Marylène, le grand œuvre que poursuit depuis bientôt quinze ans l’autrice Anne Simon chez l’éditeur Misma.

Cette folle saga, inclassable, anthropomorphe et alternative, qui se situe quelque part entre les Donjon de Trondheim et Sfar et les Rougon-Macquart d’Émile Zola, est menée par une autrice encore plus anarchiste que féministe! Et qui n’avait jamais prévu de faire de ce “délire très personnel” une énorme fresque comptant désormais près de mille pages, et visiblement pas près de s’arrêter: “Là, j’ai d’ores et déjà prévu dix tomes des Contes du Marylène, et j’ai déjà le sujet précis pour cinq d’entre eux, précise Anne Simon. J’en ai encore pour dix ans au moins, même si je prends garde au seul écueil qui menace: me répéter. Mais même si j’en ai marre parfois, si je doute, si je remets tout en question, j’y reviens toujours, comme un enfant avec ses Playmobil. Je suis la seule maîtresse de ce monde, j’y ai droit de vie et de mort, j’y suis toute-puissante. Le seul vrai dictateur du pays Marylène, c’est moi!

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Pouvoir, eugénisme et misandrie

Au début, ça ne s’appelait pas encore Les Contes du Marylène”, poursuit Anne Simon depuis son atelier de La Ferté-Milon, au nord-est de Paris. “Avec Misma, on faisait des fanzines et des histoires courtes dans des tirages assez confidentiels, mais des personnages récurrents comme les sœurs Gousse & Gigot ou Aglaé étaient déjà présents. La forme et le monde sont venus petit à petit, avec des ramifications qui peu à peu ont pris de l’ampleur. Et le monde s’est mis à grandir, selon un système qui est aujourd’hui bien en place: dans les livres en noir et blanc (La Geste d’Aglaé, Boris l’enfant-patate, ou cet Institut des Benjamines), on assiste à la prise de pouvoir par un des personnages et, chaque fois, à sa chute. Et parfois j’intercale des livres en couleurs (Cixtite Impératrice, Gousse & Gigot) , des spin-off qui mettent un coup de projecteur sur l’un des personnages, parfois très secondaires, et pour lesquels je leur invente une histoire, un vécu.” Une mécanique devenue complexe et formant un grand tout de plus en plus abouti. “Au début, je faisais beaucoup d’impro et presque pas de storyboard, mais aujourd’hui je construis mieux, je chapitre. Et je joue beaucoup, dans chaque livre, avec les allers-retours temporels, il faut que ça tienne la route!

Dans L’Institut des Benjamines, l’autrice balade ainsi son lecteur dans des récits tenus avant, pendant et après la prise de pouvoir par Simone sans jamais les perdre en chemin. Simone, alias “le directeur”, femme forte mais mue comme Aglaé par sa détestation des hommes -cette fameuse misandrie qui va jouer un rôle ici très important, et même mortifère, au vu des dérives autoritaires voire génocidaires qui vont menacer le pays Marylène. Pas banal dans le chef d’une autrice qui se définit elle-même comme féministe! Mais pas que: “Le pays Marylène me permet de raconter beaucoup de choses qui me tiennent à cœur. Je me cache derrière la fiction pour parler des sujets sociétaux qui me travaillent et qui ne tiennent pas que du féminisme. Comme les dérives du pouvoir, avec Aglaé ou Simone, ou du capitalisme avec Boris.” Avec L’Institut des Benjamines, Anne Simon s’interroge ainsi sur les mécanismes de conditionnement qui concernent même ceux qui pensent se rebeller (“dans un sens on obéit toujours à quelqu’un”) ou sur les dérives de l’eugénisme, imaginant un pays Marylène sombrant dans un fascisme abject aux relents ouvertement nazis, car “la réalité rattrape toujours la fiction”: “Alors que j’étais en train d’écrire cette histoire d’institut transformé en pouponnière d’enfants parfaits, j’ai redécouvert l’histoire du Lebensborn nazi, où des SS sélectionnaient des enfants dans le but d’accélérer la création et le développement d’une race aryenne parfaitement pure et dominante… C’était très troublant.

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Un trouble qui habite L’Institut des Benjamines, totalement assumé par l’autrice: “Grâce à ce pays imaginaire, je peux mélanger tous les thèmes qui me taraudent: le féminisme, la société de consommation, et l’humain en général. Ici, je m’interroge sur un féminisme poussé à l’extrême et qui amène à la déchéance, mais c’est d’abord une réflexion sur le pouvoir, qui rend tout le monde un peu timbré: le tyran Von Krantz d’abord, puis Aglaé, puis Boris, aujourd’hui Simone… À chaque fois, ça part en sucette! La seule période sereine qu’a connue le pays Marylène, c’est un moment d’autogestion, entre les règnes de Boris et de Simone, que j’ai encore peu exploré mais qui m’interroge beaucoup. En Belgique, vous avez vécu deux ans sans gouvernement sans que tout ne s’écroule! Je crois qu’en France, ce serait impossible: on est trop bêtes pour y arriver, il y a trop d’ego et de prétention, nous sommes toujours en quête de la personne ressource, du chef. Cette période d’autogestion, je sais qu’elle me fascine et que je vais y revenir, même si c’est compliqué pour quelqu’un qui écrit ou dessine des histoires: il n’y a pas d’histoires quand tout se passe bien!”

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