Aya Nakamura: « Je suis une chanteuse. Et certainement pas un modèle à suivre »
En une paire de tubes, elle a chamboulé le paysage pop francophone. À l’occasion de la sortie de son nouvel album, deux ans après le carton de Djadja, entretien exclusif avec Aya Nakamura.
Aya ou pas Aya? Telle est la question. À quelques minutes du rendez-vous, on doute encore. Quelques jours auparavant, elle a « planté » l’émission Quotidien juste avant l’enregistrement. Et, dans la foulée, annulé plusieurs interviews avec la presse française (dont celle prévue avec Le Monde). De quoi alimenter la réputation de diva de la chanteuse -les stéréotypes ont la vie dure. Sauf que cet après-midi-là, Aya Nakamura est bien bel et bien là, pile-poil à l’heure. La discussion se déroule via un appel vidéo Whatsapp. Quand elle décroche, la star est dans sa cuisine. Jogging noir sur hoodie noir, lunettes sur le nez, elle s’affaire pour le souper. Au menu? « Poulet fumé« . Façon mafé ou créole, elle n’a pas précisé.
Le téléphone est posé sur une table. Tout en touillant dans ses casseroles, Aya Nakamura répond aux questions. À la coule. Pour un peu, on aurait presque l’impression de téléphoner à une copine pour prendre de ses nouvelles. En l’occurrence, ça ne va pas trop mal, merci pour elle. Deux ans après la sortie de Nakamura, disque multi-tubes devenu phénomène, son nouvel album, Aya, affole déjà les compteurs des plateformes de streaming. Et pas seulement au pays. « L’artiste française la plus écoutée au monde« , dixit Spotify. De fait, la carrière de la jeune femme a pris désormais une tournure internationale. Ces dernières décennies, les produits d’exportation made in France étaient issus soit de la musique électronique (Daft Punk), soit passaient par l’anglais (Phoenix, Christine & The Queens). Avec Aya Nakamura, le monde bouge en français dans le texte. Même Madonna et Rihanna ont dansé sur Djadja.
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Preuve de ce calibrage désormais « international », le nouvel Aya propose deux collaborations anglaises: avec Stormzy (Plus jamais), et la rappeuse Ms Banks (Mon Lossa) -une première, puisqu’Aya Nakamura, icône girl power malgré elle, n’avait jamais enregistré de duo avec une consoeur: « C’est vrai, tiens! Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que je fais peur… » Elle ne peut pas davantage expliquer son succès dans des endroits comme l’Allemagne, l’Espagne, le Mexique, la Russie… « Les mélodies font beaucoup. Et puis le côté ambiançant, dansant, qui permet de dépasser la barrière de la langue, tout simplement. Après tout, c’est pareil avec les chanteurs américains, on ne capte pas non plus forcément ce qu’ils racontent. » À vrai dire, même en France, certains ont fait mine de ne pas saisir les paroles de Djadja (« en catchana, baby, tu dead ça« ) ou Pookie (« Ferme la porte, t’as le pookie dans le sas« ). Cette utilisation de l’argot a ainsi permis aux plus rétifs de la snober sans avoir à chercher plus loin. Ou pire encore, de l' »exotiser », sommée de « traduire », à longueur d’interviews, des expressions comme « Y a R« , ou « fais belek« . « Au début, c’est marrant. Mais quand à chaque fois, on vous demande une explication de texte, ça devient lourd. Surtout que la plupart connaissaient très bien la signification. C’était surtout une manière de ramener ça à un langage de banlieue, comme si ça mettait en danger la langue française. »
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Sur l’imparable Doudou, deuxième single du nouvel album, elle chante: « Parle en français, sois clair. » Même si elle jure qu’il ne faut pas y voir de réponse aux rageux de la langue de Molière, elle ne peut s’empêcher d’encore relever: « On ne pose jamais ce genre de questions aux rappeurs. » C’est certainement aussi le prix à payer pour une musique qui a réussi à toucher bien au-delà de sa « cible » initiale. Avec son mélange de sons hip-hop, afro et variété, Aya Nakamura n’a pas seulement révolutionné le r’n’b français. Elle a refaçonné l’image que l’on pouvait avoir de la pop hexagonale. Et de ce à quoi pouvait ressembler une vedette populaire française. Notamment en revendiquant sa double culture…
Une question de karma
Née à Bamako, au Mali, en 1995, Aya Danioko de son vrai nom arrive en France encore bébé. Elle grandit à Aulnay-sous-Bois, au nord de Paris. Avec sa famille, elle a emménagé dans la cité des 3.000 -pour le nombre de logements sociaux construits au pas de charge à la fin des années 60, pour loger les ouvriers de l’usine Citroën. Via sa mère, elle est l’héritière d’une lignée de griots. « Je me rappelle d’elle chantant dans les mariages. »
Si elle comprend le bambara, elle avoue ne pas le parler couramment. Sur son premier album, elle a également rendu hommage à l’icône malienne, la grande chanteuse Oumou Sangaré. Mais dans sa chambre d’ado, c’est surtout du r’n’b qui a tourné. De la pop de télécrochet aussi ou même du zouk -sur Aya, elle reprend par exemple Sentiments grandissants, de Karima, morceau qui, au milieu des années 2000, a squatté tous les skyblogs des lycéens de banlieue. Sur le single Jolie nana, elle semble également faire un clin d’oeil au Jeune demoiselle de Diam’s, sorti en 2006, quand elle chante: « Tu peux déposer ton CV par mail« . « Ce n’est pas la première fois qu’on me le signale. Mais je n’y ai pas pensé du tout. En fait, je n’écoutais pas trop de rap à l’époque. »
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Entre-temps, les choses ont un peu changé. En même temps qu’il a explosé dans les classements de vente, devenant la musique la plus populaire du moment, le rap s’est aussi laissé aller à chanter de plus en plus. Une brèche dans laquelle le r’n’b a vite fait de s’engouffrer. En 2014, la jeune Aya se rebaptise Nakamura -en référence au personnage de la série télé Heroes. Elle poste sur Facebook un premier morceau, Karma, enregistré dans sa chambre. Avant de se faire signer en maison de disques, elle va encore enquiller une série de titres qui se retrouveront tous sur Journal intime, en 2017: Brisé, J’ai mal, ou encore le fameux Comportement, qui consacre déjà la formule Aya Nakamura, avec son mélange ultra efficace de mélodies pop, de rythmiques afro et de gouaille directement issue de la rue.
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Ce n’est toutefois qu’un an plus tard que l’affaire devient véritablement sérieuse. Le morceau Djadja n’est plus seulement joué dans les boîtes africaines de Paname. Se répandant comme une traînée de poudre, il devient le tube de l’été, puis carrément de l’année 2018. « Même si vous espérez toujours que ça marche, vous ne pouvez pas prévoir ce genre de choses. Tout à coup, vous vous retrouvez à enchaîner des interviews, à répondre à des questions qui n’ont parfois rien à voir avec ce que vous faites. Vous faites parfois des bourdes, que vous essayez de rattraper. Vous apprenez. Mais quand vos moindres faits et gestes sont observés, analysés, ce n’est pas simple. Un bête petit truc peut prendre des proportions dingues. »
Aux Pays-Bas, notamment, Djadja devient le premier numéro 1 francophone depuis Je ne regrette rien d’Édith Piaf. Un exploit que les médias français n’oublient jamais de rappeler. Un peu comme chaque article concernant Stromae ne peut s’empêcher de citer Brel -comme s’il fallait à tout prix rassurer et rattacher à la tradition, une musique pop francophone qui s’est pourtant précisément émancipée, et construite en dehors des schémas classiques et des repères habituels. Sur les plateaux télés de « l’ancien monde », la sauce a d’ailleurs souvent eu du mal à prendre -invisible aux Victoires de la musique (une nomination, en 2019, dans la catégorie « musiques urbaines »), son nom écorché aux NRJ Music Awards. Une femme, noire, qui fait la pluie et le beau temps dans les hit-parades, on n’est pas habitué… Un jour, au JT, Laurent Delahousse trouve malgré tout les mots dans une séquence assez inédite: « On dit souvent que vous n’avez pas eu besoin des médias pour réussir. C’est vrai, aujourd’hui, c’est nous qui avons besoin de vous. » Ce soir-là, on la sent touchée.
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Est-elle prête à donner le change? En interview, elle apparaît elle-même parfois maladroite, pas toujours à l’aise. Elle a aussi du mal à cacher ses agacements. On la dit fière, voire hautaine. Ce qu’elle assume, en partie. « En fait, c’est davantage de la réserve, de la timidité. » « Communiquer, c’est pas mon dada« , chante-t-elle explicitement sur Tchop. « Disons que j’ai dû apprendre à m’ouvrir. Je pense aussi que, quand vous avez du succès, vous devez avoir une « histoire » à raconter. Il doit s’être passé un « truc » – « Oh Aya, elle a grandi en banlieue« , tout ça. Quelque part, il faut avoir des raisons de se plaindre pour qu’on estime votre succès mérité. Vous ne pouvez pas juste expliquer que vous avez bossé pour, que c’était quelque chose que vous avez toujours voulu faire. Si vous dites ça, ça passe pour de l’arrogance. »
Récemment, l’actrice afro-américaine Janet Hubert racontait sa traversée du désert après avoir été virée par Will Smith de la sitcom du Prince de Bel-Air, il y a près de 30 ans: « À Hollywood, dire d’une femme noire qu’elle est « difficile », revient à lui infliger le baiser de la mort. » Paris n’est pas Los Angeles, et, entre-temps, de l’eau a coulé sous les ponts. Il n’empêche: il n’est toujours pas simple de se retrouver dans la peau d’une idole pop, a fortiori quand on est une femme noire.
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Love affair
À son corps défendant, Aya Nakamura est ainsi devenue un symbole. Sur son nouvel album, elle confirme par exemple son statut de femme indépendante et puissante -« Ce que j’ai, je l’ai gagné toute seule » sur Biff. Plus loin, elle chante ses positions préférées avec le rappeur Oboy. Tout au long des quinze nouveaux titres, enregistrés en grande partie avec la même équipe que Nakamura, Aya sort cependant bien plus souvent la carte de l’amoureuse transie. De la ballade à l’américaine de Fly à la déclaration de Nirvana, elle chante le « love », avec tout juste assez de bagout que pour ne pas minauder complètement. Et surtout, sans rien dévoiler. Car, malgré son titre, Aya ne dit évidemment rien sur la jeune femme. Pas plus en tout cas que ne le promettaient déjà faussement Nakamura ou Journal intime. Telle Mona Lisa, qui lui sert de photo de profil Instagram, Aya reste insondable. Sa musique est d’abord une question de forme -y compris sur la langue- plus que de fond.
Cela ne l’a pas empêchée pour autant de déborder du cadre. Malgré elles, ces chansons se sont parfois retrouvées reprises dans les manifestations des Gilets jaunes. Ou lors des marches contre les violences faites aux femmes (comme d’ailleurs celles d’Angèle, autre « phénomène » pop, née la même année). En interview, Aya Nakamura se garde bien de s’aventurer sur ces terrains-là. « Pour l’instant, je suis chanteuse. Et certainement pas un modèle à suivre. Je ne me vois pas dire aux gens ce qu’ils doivent faire ou penser. » Sur le Net, par contre, la frontière est plus floue. Par exemple quand elle retweete des propos de la journaliste-activiste antiraciste Rokhaya Diallo ou des posts mettant en garde sur le cyberharcèlement. Ou quand elle règle elle-même ses comptes en direct, sur Twitter -par exemple sur les violences conjugales dont elle a été victime-, avant de rétropédaler, noyant plus ou moins l’affaire.
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Sur le plateau de Clique, elle avait également expliqué comment certains, en maison de disque, lui avaient conseillé de s’éclaircir la peau pour augmenter ses chances de succès. Alors, tandis que la marmite bouillonne, et qu’elle s’est enfin posée pour fumer une clope, on essaie encore: à une époque où même Maître Gims se filme pendu à un arbre par le Ku Klux Klan (la vidéo d’Immortel), ou, de l’autre côté de l’Atlantique, des popstars comme Cardi B dialoguent avec Joe Biden, est-elle malgré tout parfois tentée d’apporter sa voix au débat? Par exemple sur la question du racisme, réanimée par le mouvement Black Lives Matter. « OK, il faut être conscient que le racisme est encore partout. Parce que certains pensent que c’est quelque chose de révolu. J’ai grandi dans un quartier. Et c’est vrai que j’ai vu à quel point le rapport avec la police, quand vous faites partie d’une minorité, peut être parfois très dur… » Elle n’en dira pas plus. Pas question d’embrasser un rôle qui n’est pas le sien. « Mais quand je me sentirai assez outillée, un jour, pourquoi pas? » Après tout, Beyoncé, l’une de ses références revendiquées, ne s’est pas faite activiste en un jour non plus. Alors, en attendant de sortir son Lemonade, Aya a d’autres citrons à presser. Un poulet à fumer. Et un monde à faire danser.
Aya Nakamura, Aya, distribué par Warner. ***(*)
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