Vincent Lindon: « Ce qui me parle dans l’univers de Stéphane Brizé, c’est qu’il s’agit quand même de celui de beaucoup de gens »
Vincent Lindon retrouve Stéphane Brizé pour la cinquième fois pour Un autre monde, nouvelle plongée dans l’univers du travail envisagé côté cadres supérieurs cette fois. Un film dans lequel il excelle.
Vincent Lindon compte parmi ces comédiens qui vieillissent bien, ayant construit sur la durée une filmographie parmi les plus passionnantes et aventureuses du cinéma français. Un parcours fait de coups d’éclat – Titane, de Julia Ducournau, étant le dernier en date – mais aussi de collaborations au long cours, que ce soit avec Benoît Jacquot, Claire Denis, chez qui on le reverra prochainement dans Avec amour et acharnement. Ou Stéphane Brizé, qu’il retrouve aujourd’hui pour Un autre monde, leur cinquième film commun depuis Mademoiselle Chambon, en 2009. Une affaire qui roule, sans être guettée le moins du monde par la routine, comme il ressort de ce drame où le duo poursuit son exploration du monde du travail entamée avec La Loi du marchéet poursuivie avec En guerre. Pour porter cette fois son attention sur les cadres d’entreprise, ces décideurs qui n’en sont pas moins des maillons d’un système ultralibéral qui les dépasse. Ainsi donc de Philippe Lemesle, un homme dont le couple est sur le point d’imploser, miné notamment par la pression du travail, alors même que la direction de la multinationale qui l’emploie le place face à un terrible dilemme moral. « Ce qui me parle dans l’univers de Stéphane Brizé, c’est qu’il s’agit quand même de celui de beaucoup de gens, commence le comédien, rencontré l’été dernier à la Mostra de Venise. Le monde entier se mondialise et se capitalise de plus en plus, et ce qui m’intéresse, c’est une manière de parler du monde et du travail en général, de montrer comment l’être humain est traité aujourd’hui, comment des gens qui sont moins chanceux ou moins puissants que d’autres sont considérés plus bas que terre. Ils sont devenus des chiffres, des nombres, des quantités dont il faut se séparer pour que le pourcentage des actionnaires augmente sans arrêt, toujours plus, plus, plus… » Jusqu’à la nausée, celle qui s’empare aussi de son personnage, prenant conscience d’être l’instrument d’un système: la machine à broyer néolibérale.
Une feuille blanche
Ce système, voilà six ans que Stéphane Brizé et Vincent Lindon s’emploient à en mettre à nu les rouages, en suivant tour à tour un ouvrier sortant d’une longue période de chômage pour être confronté à l’impitoyable loi du marché, un délégué syndical se dressant vent debout contre une restructuration sanglante, et un cadre supérieur chargé par sa hiérarchie de mettre en oeuvre un plan social. Manière d’embrasser la question dans son ensemble, pour poser un constat lucide. Si l’évolution du monde n’incite certes pas à l’optimisme béat, Vincent Lindon refuse pour sa part de céder à la résignation: « Je ne suis pas économiste, mais la partie est mal engagée. Si vous me demandez si je suis optimiste sur l’être humain en général dans la vie et sur sa capacité, et celle de nos enfants, de prendre les choses en mains et de redresser la barre, je le suis. Je pense que l’homme arrive sur Terre comme une feuille blanche, et que c’est la vie qui écrit les inscriptions. Suivant votre force, quand vous naissez du bon côté de la balustrade, le système est fautif à 30%, et votre caractère, votre aptitude à faire des choix à 70. Quand vous êtes né de l’autre côté de la barrière, et que vous n’avez pas eu cette chance, j’inverse la tendance, le système est responsable à 80%, et le manque de volonté ou de courage ne sont numérisés qu’à 20%. Mais c’est vrai que partir contre les revolvers avec des fourches ou des couteaux, c’est compliqué; partir contre eux avec des revolvers parce qu’on est du même côté, c’est plus simple. Je trouve intéressant que Stéphane ait voulu montrer, dans ce film, quelqu’un qui soit dans cette position, bien placé, mais qui soit quand même une victime du système. On a le droit de se plaindre, même quand on fait partie de l’élite. Il y a plein d’idées reçues, de tous côtés, qu’il faudrait remettre à la page. Philippe Lemesle, même s’il gagne bien sa vie, a le droit de douter de son utilité dans le monde. »
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En pole position
Cette remise en question, Vincent Lindon lui confère une profonde vérité, semblant se fondre dans ce personnage de cadre au bord de la rupture. Le privilège d’un comédien ayant cette faculté rare de se révéler toujours juste, qu’il soit le Premier ministre d’Alain Cavalier dans Pater, Auguste Rodin pour Jacques Doillon, un maître-nageur dans Welcome, de Philippe Lioret, ou encore le pompier sous testostérone de Titane. Non, cependant, qu’il s’en gargarise: « C’est mon travail, observe-t-il, et mon travail, c’est d’être dans des endroits et de chiner, de regarder comment un boucher coupe sa viande, un cafetier tire une bière, comment les gens fument. J’ai croisé plein de gens dans ma vie, des patrons d’entreprises, des ouvriers, des DRH: je regarde, je prends, et j’essaie de restituer. » Et de filer la métaphore sportive: « C’est comme dans la course automobile. Si bien conduire demande autant de concentration quand on est dans une bonne écurie, c’est quand même plus facile que quand on part de la seizième position. Si on s’élance de la pole position sur la grille de départ, il y a moins de danger devant et derrière, on peut battre des records du tour et rouler mieux. Un bon film, un bon scénario, que ce soit Titane ou Un autre monde, la joie d’aller sur le plateau, de discuter avec le metteur en scène, d’être bien dirigé, le texte est là, la situation est là, ce n’est pas la peine de la ramener, on peut juste suivre la situation, et ça va être formidable. Alors que si on joue la situation, c’est situation plus situation, et ça donne zéro. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Après, chaque rôle demande des trucs, mais l’un n’est pas plus simple ou plus dur, on fait bien son métier ou pas. Ce qui est dur, c’est autre chose: la hauteur à laquelle on met la barre, l’envie de faire une carrière, de faire des films qui ont du sens, ou pas. Savoir refuser certains films alléchants, et accepter un film très risqué dont on ne sait pas où ça va aller. »
Ce qui ressemble à une définition de Titane, Palme d’or surprise lors du dernier festival de Cannes. Et un rôle sans équivalent pour un Vincent Lindon guère habitué par ailleurs au cinéma de genre, mais que le scénario de Julia Ducournau a eu le don d’enflammer: « C’est une pulsion: je lis, je finis le script et c’est automatique. C’est une odeur qui me saute au nez, une vue qui me saute aux yeux, une pensée qui me saute au cerveau, il faut que j’en sois. C’est ma première pulsion, et après, je vais passer trois mois, six mois, un an à réfléchir au pourquoi. Mais d’abord, c’est comme en amour: c’est une impression, vous savez que la personne n’est pas comme les autres, elle n’est ni mieux ni moins bien, vous ne l’appréhendez pas de la même manière. » Le tout, assorti, un tant soit peu, de la notion de se mettre en danger? « Consciemment, non. Mais peut-être qu’une de mes obsessions inconscientes est de me mettre en danger, et de ne jamais être là où on m’attend, de faire des films qui sont plus compliqués ou plus risqués. ça peut être Pater, ça peut être Titane, ça peut être La Loi du marché, ça peut être La Moustache: plutôt des films avec un challenge incroyable, mais je ne peux pas vous le dire factuellement ou verbalement. Je ne me dis pas que je vais faire le nouveau film de Stéphane pour cette raison: il faut que je sois lui, je veux être Philippe Lemesle. »
Moins un plan de carrière que l’envie de suivre ses désirs – « ce qui me plaît, je fais » -, dans ce qui ressemble à une éthique de conduite ayant débouché sur une filmographie pas loin d’être exemplaire. « Je ne sais pas faire autrement. Je ne peux pas faire un film si je n’ai pas envie de le faire, je ne peux pas passer du temps avec quelqu’un si ça ne m’intéresse pas, et je ne peux pas rester dans un endroit où je m’ennuie. Je ne veux pas rester dans une position où je ne me sens pas bien. ça pourrait paraître des paroles de privilégié. Si je lisais votre article, je pourrais me dire: « D’accord, il est gentil lui, mais il a la possibilité. » Encore faut-il, quand on a la possibilité, être au moins respectueux pour ceux qui ne l’ont pas. Je n’aime pas les gens qui ont la possibilité de faire des choses, du talent, de la richesse, des opportunités, et qui ne les utilisent pas. Je n’aime pas les gens qui gâchent. C’est plus facile pour moi de dire « je fais ce qui me va et je ne fais pas ce qui ne me va pas » que pour quelqu’un qui n’a pas le choix, et doit partir travailler le matin pour survivre, c’est sûr. On ne choisit pas où on naît, dans tel endroit, ni de telle famille. Mais à partir du moment où on y est, on essaie de se tenir droit et de faire le maximum de choses. Ma manière à moi, c’est d’essayer de faire des films comme ceux de Stéphane, de me conduire le plus droitement, d’essayer de tenir mes promesses, d’être juste et équitable. Et ma manière d’être courageux, c’est de faire ce qui me va, et de ne pas faire ce qui ne me va pas. Si je faisais quelque chose pour de mauvaises raisons, j’aurais l’impression d’insulter ceux qui n’ont pas la possibilité d’être en position de décider. »
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