Monologue d’été (4/4): Et maintenant, en route vers la Guerre des Bulles!
Pour cette dernière chronique de la saison, ce Crash Test S06E45 vous annonce une guerre totale à venir: celle des bulles, des réalités concurrentes nées sur les réseaux sociaux et qui se répandent IRL. Pas très estival, le sujet, mais vous l’aurez lu ici en premier!
OVNI pris au sérieux, féminisme 2.0 et transphobie, affaire Ihsane Haouach, conspirations diverses et variées autour de la pandémie, Pukkelpop, question cruciale de la gestion des eaux au barrage de Eupen le 15 juillet dernier… Soyez « pour », restez « contre » mais surtout, interdiction d’apporter de la nuance à ces débats, encore moins une opinion qui serait réellement personnelle, ne se faisant donc pas l’écho d’un tweet ou d’un article lu deux heures auparavant. Pire encore: refuser d’y participer! Les camps se forment, les camps s’affrontent, le concept même de « neutralité » (au sens le plus premier et global du terme) se ringardise. « J’en ai vraiment rien à kicker, fieu! » est considéré comme un aveu de lâcheté, une démission, un égoïsme idiot utile aux nazis, aux Islamistes et au Patriarcat. Voilà même que je commence à connaître des personnes totalement opposées à la vaccination et le justifiant en retweetant Francis Lalanne, barde ringard devenu héros de la liberté de penser comme une nouille, et même Gilbert Collard, sosie nain de Bernard Tapie et étui lepenien à ses heures. Il y a seulement quelques mois, a fortiori quelques années, tout cela m’aurait fait assez pétocher. Désespérer du genre humain, même. J’ai d’ailleurs assez souvent décrit ici le sentiment de commencer à vivre dans une mauvaise dystopie, dans un épisode bien naze de Black Mirror ou de Years and Years. J’ai aussi plus d’une fois évoqué dans ces chroniques l’idée défendue par Adam Curtis que ce sentiment pourrait être entretenu par une politique délibérée de confusion généralisée. Que se déroule sans doute en ce moment même une guerre mondiale mais essentiellement psychologique où Russes, Chinois, Américains et d’autres s’envoient continuellement à la tronche, via les réseaux sociaux et l’espace virtuel, des gros paquets de désinformation ciblée et éventuellement bien WTF plutôt que des missiles balistiques sur des villes réelles. Avec pour principal résultat la balkanisation intellectuelle et mentale des sociétés visées.
Soyez u0022pouru0022, restez u0022contreu0022 mais surtout, interdiction d’apporter de la nuance u0026#xE0; ces du0026#xE9;bats, encore moins une opinion qui serait ru0026#xE9;ellement personnelle.
Parce que je suis d’un naturel rieur et moqueur, j’ai d’abord trouvé ça hautement marrant. Haha, mais quel gros sac à Coca Light, ce Donald Trump, à débiter foutaise sur foutaise décalquées de Russian Today via Breitbart News. Hoho, mais quels génies des Alpages, ces gens qui accordent du crédit à ce que peut bien déblatérer sur le 11 septembre Jean-Marie Bigard, un type qui doit essentiellement ses points-retraite à des blagues de proutes et s’est reconstruit sa réalité terroriste à partir de vidéos floues sur YouTube. Et la Terre plate mouhahaha, mais comment est-ce possible de justifier une telle couillonnade? Plus tard, me rappelant que l’apparition d’emballements collectifs soudains annonça jadis quelques très gros drames humains, j’ai donc commencé à trouver tout cela finalement plus inquiétant que comique. Craindre le trip Idiocracy, ce qui relève surtout de la prétention personnelle (« Qu’est-ce que les gens deviennent bêtes… Bien heureusement, je ne suis pas comme eux!« ). Le trip Black Mirror et le trip Orwell, ce qui relève plutôt de la mode et de la facilité. Le trip No Pasaran aussi. La tentation de se choisir un camp. De rejoindre une croisade. Une contre-insurrection. De se la péter défenseur de la liberté d’expression, éducateur des masses perdues ou dernier rempart contre l’anti-racisme plus raciste que le racisme. De défendre des valeurs. Pas Valeurs Actuelles, hein. Celles de la Génération X plutôt, bien mises à mal par la militance des bobonnes bigotes de moins de 40 ans: l’ironie constante, la sexualité qui ne regarde personne, rire de tout avec n’importe qui, le compas moral élastique, etc.
Seulement voilà, rejoindre une croisade du genre, c’est bien entendu renoncer à une société où des personnes aux opinions divergentes peuvent s’échanger tranquillement des points de vue nuancés et ensuite rentrer chez elles avec du grain à moudre entre leurs deux oreilles plutôt qu’une boule de bile au ventre. Mettez IRL un décideur de droite et un décideur de gauche devant la même urgence, il devrait en principe en sortir une décision centriste, un consensus faisant plus ou moins avancer le schmilblick. Laissez les deux mêmes zigues s’asticoter sur Twitter, l’un traitera l’autre de nazi en moins de trois heures, ils se tireront donc la gueule en vrai et on annoncera six mois plus tard une commission d’enquête pour savoir pourquoi l’urgence n’a pas été traitée. Les bagarres sur Twitter, surtout au sujet du voile, du vélo et de la viande, radicalisent. Les réseaux sociaux étant dans leur conception même « gamifiés », vous n’y parviendrez sans doute jamais à convaincre qui que ce soit du camp adverse mais vous marquerez des points au sein du vôtre. Vous allez rejoindre une forme d’Infinity War. Vous allez chauffer indéfiniment sur les baisers non consentis à des princesses de dessins animés, la vaccination obligatoire, peut-être même la dernière sensation à la fois queer et bêlante vue sur The Voice. Ne se dégagera jamais aucun consensus, aucune concession avec l’ennemi désigné. En fait, des ennemis, vous en trouverez même des inédits à chaque nouveau « niveau ». Après avoir gobé la pilule rouge, illuminé.e donc, vous allez vous prendre pour un.e warrior alors que vous ne serez jamais rien de plus qu’au mieux une victime consentante du passe-temps le plus chronophage jamais imaginé par une multinationale pour s’emparer de votre temps de cerveau; au pire, un rouage de la déstabilisation sociétale à grande échelle ourdie par une puissance concurrente, voire carrément hostile.
Rejoindre une croisade du genre, c’est renoncer u0026#xE0; une sociu0026#xE9;tu0026#xE9; ou0026#xF9; des personnes aux opinions divergentes peuvent s’u0026#xE9;changer tranquillement des points de vue nuancu0026#xE9;s et ensuite rentrer chez elles avec du grain u0026#xE0; moudre.
Toutes ces années à observer ce qui se trame sur les réseaux sociaux m’a persuadé qu’il est inutile d’encore chercher à y convaincre et d’y présenter des arguments. Ce n’est pas un lieu de discussions et de débats. On y a cru mais ça a toujours été principalement un champ de bataille, un espace publicitaire, ainsi qu’un laboratoire où se créent des réalités parallèles. Je ne pense vraiment pas qu’il soit encore possible, en 2021, de raisonner quelqu’un persuadé que la Terre est plate ou que Francis Lalanne a raison sur l’ARN messager. Je prends là des exemples plutôt imbéciles et cocasses mais je ne pense pas non plus qu’il soit possible, toujours en 2021, d’aussi convaincre quelqu’une déplorant la masculinité excluante dans Kaamelott que son regard féministe puisse quelque peu être en surchauffe. Ou d’expliquer à des militants écologistes qu’il est possible d’admettre l’évidence du changement climatique tout en trouvant que ce n’est pas avec des usines à gaz qu’on y remédiera. On a laissé le temps à toutes ces réalités parallèles de se construire et de se solidifier. De devenir fonctionnelles. D’aussi justifier le rejet des critiques même censées et raisonnables. Ces safe-spaces sont devenus Mondes Enchantés, îles fantastiques. Il n’y a plus aucun désir de retourner au monde méchant et cruel, la réalité objective, cette déception. Convaincre d’une erreur ou d’un biais cognitif ne ramène pas donc pas à la raison. Si ça ne se cogne pas à un mur d’indifférence ou de colère, ça fait éventuellement juste passer à une réalité concurrente. Une autre bulle. La guerre des bulles, voilà donc le futur! Ce qui me donne surtout envie de murge au champagne, tiens. Allez, adieu!
(enfin, peut-être pas… Ça ne dépend pas que de moi.)
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