Serge Coosemans
Poujadisme et riot porn: oubliez Orwell, oubliez Staline. Étudiez plutôt Malcolm Tucker!
Et si ce que nous percevons de l’actualité, comment nous l’ingurgitons aussi, était le résultat de manipulations d’experts de la communication particulièrement cyniques, orduriers et un peu fous, comme on en a vu passer à la télévision anglaise, et pas que dans la fiction humoristique? C’est l’idée un peu capillotractée (ou pas?) de la semaine, défendue par Serge Coosemans. Pop-culture, carambolages, poujadisme et #riotporn, voici le Crash Test S01E37.
Par ici mal connue car toujours inédite dans les pays francophones, The Thick of It est une série britannique d’une absolue drôlerie, comparable à The Office de Ricky Gervais pour son ton acerbe faussement documentaire et son absurdité totale bien que toujours plutôt réaliste. Il en existe 23 épisodes, diffusés sur la BBC de 2005 à 2012, ainsi qu’un film, In The Loop, sorti en 2009. The Thick of It est une série chorale, c’est-à-dire que tous les personnages y ont une importance à peu près égale. Dans les esprits, le titre reste toutefois surtout associé au nom de Malcolm Tucker, spin-doctor méprisant et retors au langage ordurier particulièrement inventif, interprété en roue libre par le génial acteur écossais Peter Capaldi. C’est une terreur, une ordure, un sale type qui s’avère toutefois d’une imparable efficacité au moment de manipuler les médias et l’opinion publique afin de camoufler les constantes maladresses (ainsi que les accès d’honnêteté) des ministres dont il est chargé de superviser la communication. Je n’ai jamais autant pensé à Malcolm Tucker que ces derniers jours.
Britannique lui aussi, Adam Curtis est un réalisateur de documentaires fondamentalement politiques mais aussi étranges, poétiques et, il est vrai, assez conspirationnistes. En 2014, dans une capsule du Weekly Wipe, le « petit journal » de Charlie Brooker, il nous avait présenté Vladislav Surkov, un conseiller de Vladimir Poutine. Selon Curtis, Surkov est derrière une stratégie de communication appliquée en Russie qui vise à miner la perception que les gens ont de la réalité. Afin d’y parvenir, la politique russe aurait ainsi été très consciemment et tout simplement transformée en pièce de théâtre d’une constante absurdité. Poutine n’est pas fou ou incohérent, il ne fait qu’entretenir dans sa façon de communiquer une confusion de nature à être ensuite rendue encore plus confuse par le traitement des médias, peu importe qu’ils soient complices, ineptes ou compétents. On dit de Surkov qu’il aurait à la fois financé des groupuscules néo-nazis, des ligues des droits de l’homme, des partis pro-Poutine et des opposants. Il ne s’en est même pas caché. Il a tout avoué aux médias mais de façon tellement fantasque et rigolarde que beaucoup n’y croient toujours pas. Curtis, lui, estime que cette stratégie de la confusion est non seulement réelle mais qu’elle fonctionne aussi très bien en dehors de Russie. Au Royaume-Uni, aux États-Unis, ici, partout. J’avoue n’y croire que moyennement mais en parcourant l’actualité belge, française et internationale de ces derniers jours, comment ne pas aussi penser à Adam Curtis et à Vladislav Surkov?
Il y a en effet quelque-chose de Malcolm Tucker et de Vladislav Surkov, d’ordurier et d’arrogant, dans la façon dont sont traités les mouvements sociaux du moment par la plupart des médias et des politiciens; comment et sous quels angles sont montrées « les violences », surtout. Un nombre conséquent de vidéos non éditées et filmées à l’arrache sont postées sur les réseaux sociaux et il est évident, lorsque l’on prend le temps de les regarder, que les autorités s’y montrent régulièrement brutales, arbitraires et provocatrices. Or, comme si Tucker et Surkov étaient à l’oeuvre pour nous faire en douce changer d’avis, cette constatation pourtant objective va souvent être niée et remise en cause jusqu’à l’absurdité la plus décomplexée. Déjà, il y a ce coup magistral de rabaisser par la propagation du hashtag #riotporn le matage et le partage de vidéos où la police se comporte mal à une forme de perversion pornographique. Comme si déplorer une attitude scandaleuse, c’était se palucher; douloureusement en plus, non pas par plaisir mais par besoin d’éjaculer sa haine anti-flics, sa frustration. Ce n’est pas qu’outrancier, c’est aussi monstrueusement méprisant pour qui se prend des matraques, des flashballs et des lacrymos gratuitement en travers de la tronche. C’est très Malcolm Tucker, très Vladislav Surkov.
Autre belle manoeuvre machiavélique: avancer que tous ceux fâchés de prester des heures supplémentaires pour un trou de chaussette et qui ronchonnent à l’idée de travailler jusque 67 ans saboteraient la démocratie, même si ces mesures ont généralement jadis été décriées par les politiciens qui les appliquent aujourd’hui, alors qu’ils étaient en campagne ou dans l’opposition. Bien sûr, le rappeler, c’est du poujadisme, c’est réactionnaire. Faire dire son contraire à un concept jusqu’ici clairement défini remonte à Staline et Orwell mais updaté à la Surkov, la méthode est en fait simplifiée, puisqu’il s’agit désormais de balancer carrément n’importe quoi. Plus besoin de se casser la tête, il suffit d’animer le cirque du haut d’une arrogance tellement surjouée qu’elle en devient inattaquable puisque pour répondre efficacement à ces conneries, il faudrait se montrer encore plus con, ce qui n’est jamais une décision facile. Jadis, en périodes de crises et de frondes, il me semble encore que les représentants de l’establishment faisaient semblant de croire aux punchlines mensongères qu’ils débitaient, qu’ils tentaient même de les faire passer pour solennelles. Ça aussi, c’est fini. Ce n’est donc éventuellement pas un hasard de voir se succéder à un tel rythme les couillonnades puisque ce théâtre de l’absurde participe justement au sentiment d’irréalité, de farce, d’incohérence.
L’heure est grave mais à force de voir s’empiler autant de bêtises, on collectionne en fait les occasions de rire, même férocement ou tristement, d’un Hollande, d’un Macron, d’un Jambon ou d’un Michel. Ça ne les rend pas plus sympathiques, ça ne stoppe pas l’envie de certains de les faire démissionner à coups de pieds au cul. Mais ça en fait des sujets de conversations plutôt que des cibles à oeufs avariés et à tomates pourries ou un défilé de chemises à déchirer. Et quand on converse, c’est toujours ça de gagné sur l’action. La conversation sur un sujet volontairement incohérent ne fait pas que diviser, elle lasse aussi. Après le rire vient la fatigue et quand on se chauffe trop, bien souvent, on se trouve soi-même très con, on s’estime exagérer. Pour les Malcolm Tucker bien réels et les apprentis Vladislav Surkov de nos régions, il ne s’agirait dès lors plus de dominer le chaos, encore moins de fabriquer du consentement, mais bien de générer tellement de consternations et de lassitudes que les gens décideraient au final de se désintéresser de ce qui se trame, comme ils se détourneraient d’une mauvaise sitcom. J’admets que c’est un peu tiré par les cheveux. Justement, notre premier ministre est chauve.
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