The Bear, sur Disney + : Quand les séries passent à table
Diffusée sur Disney+, la détonante et goûtue The Bear nous rappelle combien séries et nourriture font bon ménage. Menu thématique composé selon l’humeur du chef.
La cuisine offre un champ lexical, réflexif et photogénique qui cadre idéalement les ressorts narratifs de la fiction. Si le manger est partout dans nos vies, il l’est aussi immanquablement dans les séries. Dans la dernière en date, The Bear, dont la diffusion démarre sur Disney+, le showrunner Christopher Storer, un habitué des chaudrons des comedy specials, propose une plongée enivrante, hypnotique et goulue dans l’ambiance électrique d’une cuisine aussi proche de la faillite que sa brigade l’est de la mutinerie. Dans cette cocotte-minute prête à exploser, elle avance une réflexion sur le deuil et l’autodestruction -dans un cousinage pas si éloigné avec l’arrière-cuisine de Fleabag-, la composition difficile entre les héritages culinaires et affectifs, et l’urgence d’aller de l’avant.
Dans les séries, la cuisine, les repas quotidiens, les dîners de famille et les plateaux télé ne relèvent jamais de mises en scène anodines. La bouffe est un élément éminemment symbolique et signifiant de nos manières d’être et de composer avec l’existence. Et dans les séries, le manger affine, précise, cadre, contextualise, identifie. The Wire s’est fait un délice de présenter les menus fast food comme des leviers de négociations au moment d’interroger les dealers de Baltimore. Twin Peaks a fétichisé les donuts étalés sur les tables du Sheriff Truman ou les tartes aux cerises du diner Double R, objets d’adoration de l’agent Dale Cooper. L’art culinaire comme la commensalité sont des lieux communs des récits de fiction, qui laissent apparaître l’infrastructure de nos sociétés et de nos biotopes familiaux, nos identités diverses et métissées, les valeurs communes et les lignes de tensions. Tour d’horizon et menu composé selon l’humeur du chef.
Affaires de famille
La seconde saison de Fleabag démarre sur une scène de dîner familial au restaurant qui tourne au désastre. Ce mini Festen jouissif et destructeur de quelques minutes est une des multiples manifestations des tensions intergénérationnelles à l’heure du repas. Une spécialité maison des Soprano. Qu’il s’agisse de famille nucléaire, élargie ou mafieuse, Tony et consorts règlent leurs affaires à table. Sous la plume de David Chase, la bouffe, élément central de la famille italo-américaine et de ses clichés, est un personnage en soi, découpé et distribué dans toutes ses dimensions: culturelle, fantasmatique, pathologique, traumatique, psychanalytique, gustative, gastronomique, symbolique… À tel point que même Christophe Moltisanti en a un beau jour la nausée: “Ça me rend tellement malade de vous entendre autant parler de bouffe! C’est tout ce dont vous parlez, tout le temps!” Tu l’as dit, bouffi. Dans le même temps, celui du début des années 2000, la série Gilmore Girls faisait, à l’inverse, l’éloge de la comfort food en famille. Cette manière de manger déculpabilisante qui privilégie le réconfort, les retrouvailles mère-fille, entre cupcakes, plateaux télé, macchiatos et bols de pop corn. Lorelai Gilmore contrebalance les dîners culpabilisants avec ses parents qui l’ont déshéritées par la chaleur des réunions culinaires avec sa fille ado et ses amis, tous membres d’une famille d’élection. Deux salles, deux ambiances.
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Amour de chair et de sang
Disponible sur Arte.tv depuis l’été dernier, la jolie série espagnole Foodie Love suit la rencontre itinérante, de Barcelone au Japon en passant par Rome et le Kentucky, entre deux amoureux trentenaires qui se sont rencontrés par le truchement d’une application de dating pour foodies. La série décrit avec gourmandise la passion pour la gastronomie qu’elle déploie au même rythme que le désir qui unit les deux protagonistes. Amour physique, amour culinaire: deux explorations parallèles des sentiments rythmées par des images où la préparation des mets est aussi érotique que les chairs qui se frôlent.
La physicalité des rapports à la nourriture peut aussi avoir des revers pathologiques, renvoyer aux excès consuméristes de la société du XXIe siècle. C’est peu ou prou le propos de Santa Clarita Diet, où Drew Barrymore incarne Sheila, femme, épouse et mère typique des banlieues US qui, soudainement transformée en zombie, se trouve une appétence démesurée et meurtrière pour la chair humaine. Même idée dans iZombie, où une jeune médecin légiste du nom d’Olivia (Rose McIver), accessoirement morte-vivante elle aussi, doit déployer des trésors d’inventivité, et quantité de sauce piquante, pour mitonner son régime alimentation vivante: lasagne, tacos, smoothie à base de cerveau humain. Toutes deux semblent caricaturer, chacune à sa manière ultra gore, la boulimie destructrice de la société de consommation et sa petite sœur, l’injonction orthorexique.
The Bear ****
Carmen “Carmy” Berzatto, chef cuisinier exfiltré d’un étoilé new-yorkais, reprend le snack bistronome de son frère défunt, The Beef, une institution culinaire et familiale de Chicago. Et les ennuis qui vont avec. The Bear nous fait goûter la vie intense qui sévit en cuisine. Le stress et le chaos. Dans le rôle de Carmy, Jeremy Allen White (Shameless) est une boule de tension créative et d’inertie autodestructrice. La réalisation est aussi rythmée que proustienne, illustrant le rapport affectif historique à la bouffe. Sous la cacophonie, The Bear est une reconstitution minutieuse, intelligente et sensible, à fleur de peau. La densité de ses personnages, y compris les commis irascibles du Beef, est perceptible dans les plans rapprochés comme dans les dialogues cisaillés au couteau. Passé les effets punchy de ses premiers épisodes, The Bear fait mijoter ses intrigues sans que rien ne colle au fond de la casserole. Avec sa maîtrise formelle, la série réussit à magnifier tout ce qui, culturellement, familialement, structurellement ou occasionnellement, nous fait passer à table.
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